Religion

Les circonstances m’ont conduit à déjeuner ce midi avec V. Au détour de la conversation sur son activité de chercheuse du côté des neutrons, la voilà qui s’anime pour évoquer sa préoccupation personnelle du moment : ‘Comment un humain peut-il admettre des irrationalités, telles que des dogmes religieux ?’ Une rationaliste, donc ? Je la provoque gentiment :

– Je viens de lire un long article sur la conversion à la religion catholique d’un ex-franc-maçon résolument ‘bouffeur de curés’. Nul n’est donc à l’abri !

– était-il en position de faiblesse au moment d’effectuer ce virage ?

– D’une certaine manière oui. Il était en quête d’une solution aux graves problèmes de santé de son épouse.

– Et sa conversion lui a procuré la solution ?

– D’après ce que j’ai compris, oui. Il s’est aligné sur les croyances de l’épouse, et le rétablissement de celle-ci s’en est suivi.

– D’une certaine manière, c’est une conversion par intérêt personnel.

– Mais cet homme est devenu le prosélyte de sa foi…

– Classique, non, que les nouveaux convertis veuillent à leur tour convertir le monde entier ? Mais tout le monde ne devient pas croyant par intérêt. Le cas de votre ’bouffeur de curés’ appartient à la catégorie des choix personnels. Les situations où l’on naît croyant sont incommensurablement plus nombreuses. Je tente de faire l’inventaire des diverses trajectoires personnelles et collectives possibles.

– Je veux bien en faire le tour sous votre conduite…

– Eh bien, allons-y ! Primo, une opinion a d’autant plus de chances d’être admise comme vraie qu’elle vient d’une haute autorité. Le tour de passe-passe des religions révélées a consisté à créer la plus haute autorité possible, indépassable. Les Grecs avaient la prudence de soumettre même Zeus aux caprices du sort : la volonté des Parques s’imposait à lui. Les philosophes aristotélicienseux, dont l’obèse Thomas d’Aquin, ont consacré des livres et des livres à la possibilité d’un ‘plus haut en dernière instance’, argument qui se transformait ipso facto en une ’preuve’ de l’existence de ce Dieu. Puisque, par ailleurs, cette autorité est supposée être aussi la plus belle, la meilleure, la plus aimante, la plus miséricordieuse, etc. ça donne encore plus de crédit à ladite opinion ! Et, dernière astuce, si la carotte ne suffit pas, le bâton vient à son secours : le Dieu en question est aussi très irritable, punissant, etc. Prenez garde !

– C’est le grand jeu, quoi !

– Et ce grand jeu-là, on le bétonne un max. L’appareil religieux catholique, par exemple, a été construit pour être infaillible car réputé en ligne directe de la plus haute autorité possible.

– Et cette explication ne vous satisfait pas ?

– Non. Il y a la manière. Ces religions ne peuvent s’instaurer qu’en imprégnant les jeunes enfants. Donnez-moi un enfant de moins de 7 ans, j’en ferai – à volonté, la mienne – un chrétien, un musulman, un juif. Mettre en cause après cet âge ce qui a été inculqué avant ce qu’on nomme justement ’l’âge de raison’ exigerait une démarche critique personnelle. Imbibé tout gosse, le chrétien admettra donc sans problème qu’un homme puisse marcher sur l’eau.

– Quel intérêt avaient les auteurs des évangiles à faire croire, par exemple, à une transformation de l’eau en vin ?

– Des évangiles, il y en eut plusieurs, qui ne concordent pas. Pourquoi avoir retenu comme authentique ceux qui évoquent ce miracle ? Il s’agissait de christianiser, via un récit, un tour de passe-passe qui s’opérait rituellement à Eleusis, dans le culte à Dyonisos. Les deux cultes étaient concurrents dans le monde grec, et Dyonisos a très certainement servi de modèle pour le façonnage du mythique personnage de Jésus. Mais là n’est pas la question. Ce qui me semble évident, c’est que cette croyance en un miracle totalement impossible ne peut se perpétuer que parce qu’elle est injectée dans de jeunes cerveaux.

– Admettez cependant que notre ‘bouffeur de curés’ n’était plus un enfant !

– Allez savoir si un adulte qui entre dans une secte ne se met pas dans une telle position d’enfant ! A tout le moins peut-on estimer que la vie de ce monsieur était stressante du fait de la maladie de sa femme. Or l’un des moyens de limiter le stress consiste à éteindre la raison. La diminution des capacités réflexives est même l’un des symptômes du stress. En cas de grande difficulté, l’on régresse jusqu’à fonctionner de manière instinctive : quand le camion vous fonce dessus, vous ne vous mettez pas à raisonner, vous agissez instinctivement. C’est là, tout bonnement, un moyen de survie : l’on privilégie instinctivement la ressource du cerveau primitif. Prenez le cas de Hitler. Au début de son ascension, des diplomates étrangers s’évertuèrent à minimiser les chances qu’avait ce trublion de séduire le peuple allemand. Et pourtant ! Or, un certain stress ne s’était-il pas emparé de l’Allemagne en crise, toutes catégories confondues ? De plus, Hitler énonça en substance ce qu’allait promettre, dans les années 80, le leader du Sentier Lumineux aux Péruviens : ‘Je vous donnerai la Révolution, car je suis la Révolution’. C’est le rôle de celui qui apporte LA réponse, pas seulement en théorie, mais en pratique. La réponse qui donne LA solution. La solution à tout. C’est aussi ce qu’est supposé procurer le Dieu des religions révélées : le salut éternel et le bonheur, comme alternative radicale à la médiocre existence actuellement connue. Impossible de promettre mieux, car ces paroles-là sont indépassables ! Tout autre discours est automatiquement disqualifié.

– Mais les Allemands bien chrétiens avaient déjà reçu cette promesse pour l’existence dans l’au-delà. Pourquoi en rechercher une pour celle-ci ?

– C’est là où une religion non vécue sur le mode intégriste – c’est-à-dire intégral – révèle son caractère fallacieux. Un chrétien intégriste ne se préoccupe pas d’améliorer cette existence-ci !

– A propos d’intégrisme, précisément, comment comprenez-vous que certains scientifiques de très haut niveau n’admettent pas l’évolution ? Bien qu’ils aient accès à des données scientifiques qui attestent d’un processus d’évolution dans la longue histoire, il y en a qui préférent la version d’un monde créé en six jours il y a 6 000 ans.

– L’humain est capable de faire co-exister deux approches antagonistes. C’est ce qui se passe dans le cas de la femme que trompe son mari (ou l’inverse) et qui ‘ne veut pas le savoir’ au sens littéral de cette expression. Elle le sait pertinemment, mais la négation de ce fait coexiste avec ce savoir.

– C’est bien le même Thomas d’Aquin qui énonçait non pas ’Je crois, bien que ce soit absurde’ mais ‘Je crois parce que c’est absurde’ ? Une telle position extrême choque la rationaliste que vous êtes, je suppose ?

– Le grand maître Thomas jouait pour les étudiants de théologie le rôle de vice-plus-haute-autorité. Sa parole ne pouvait qu’être adoptée. Il pouvait donc énoncer n’importe quoi. Sa folie l’a peut-être conduit à croire à ce qu’il énonçait, vous savez !

– Si vous aviez à définir le point où vous en êtes ?

– Je n’en suis peut-être encore qu’au tout début de ma réflexion. Je n’ai pas de plan bien défini. Je laisse venir les pistes de réflexion. J’aimerais élargir au-delà des religions révélées.

– A d’autres religions, par exemple ?

– Oui, assurément. Mais aussi à tous les domaines où la vérité est distribuée par une autorité. En commençant par les situations les plus caricaturales : celles où l’énoncé de la ‘vérité’ est assortie d’une garantie d’authenticité.

– Y a-t-il un rapport entre cette préoccupation et votre activité de chasseresse de neutrons ?

– Bien plus que vous ne pourriez le croire ! Il est probable que je ne me serais jamais attelée à ce domaine des croyances si je n’avais pas été en questionnement permanent dans mon domaine de recherche officiel.

– Mais êtes-vous, pour autant, reconnue comme chercheuse en croyances ?

– Non, il m’a fallu nouer un partenariat administratif avec une équipe de sciences humaines dont c’est le sujet. Et ça n’a pas été de la tarte de le faire admettre ! La ‘science’ a aussi ses dogmes, vous savez…

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