MessieursDames,
Mon rôle, ici, est de porter à votre connaissance des expériences de communes villageoises urbaines dont vous n’avez probablement que peu entendu parler.
Et pour cause, car je vais effectuer un exercice de rétroprospective : je vais passer en revue quelques-uns des cas imaginaires que j’ai visités au cours de ces 20 dernières années, soit depuis 2010 environ.
Je me dispenserai de donner les indications de lieux et temps qui pourraient renforcer la crédibilité de mes dires. Car mon but n’est pas, ici, d’être crédible * ; ni même d’être cru. Mon but est le suivant : faire deviner que, au-delà des formes d’habitat collectif répertoriées, il peut en exister d’autres, tellement plus ambitieuses, et autrement aptes à permettre d’affronter les défis de l’époque de profonde mutation tous azimuts que nous vivons, y compris la sacro-sainte notion de « travail ».
Ma plus importante découverte fut celle d’un quartier urbain, situé au sein d’une agglomération d’environ 7 millions d’habitants, et appelé le « quartier des 1000 » : y vivent en effet environ 1000 habitants, dans 450 logements, c’est-à-dire 450 actes de location distincts.
Les habitants se répartissent en
– ménages unipersonnels : environ 200,
-ménages pluripersonnels de diverses tailles : 150, représentant près de la moitié des habitants ; là-dedans, une centaine sont des ménages recomposés ; et parmi ces 100 recomposés, les ex-conjoints d’une trentaine sont tous les deux présents dans le quartier des 1000 (je laisse à chacun le soin de tirer de ce phénomène les hypothèses qu’il lui plaira de tirer…),
à quoi s’ajoutent – je les classe à part pour plus de clarté, même si en leur sein il existe aussi, bien sûr, des ménages uni et pluripersonnels, aux yeux de l’administration fiscale par exemple –
– des cohabitats : dans le quartier des 1000, on en dénombre une quinzaine, de tailles variables ; le séjour en cohabitat y a ceci de particulier qu’il constitue souvent un sas, une interface avec d’autres formes de vie dans le quartier des 1000, un mode initiatique, en quelque sorte ; beaucoup de turn-over au sein des cohabitats, ici,
– et aussi des communautés ; de tailles diverses également ; près d’une dizaine ; je dirai peut-être deux mots de ces communautés.
Juste un mot à propos des cohabitats/cohousing, parfois appelés aussi covoisinage : l’information d’ordre général est très abondante à ce sujet ; on peut voir ici un DVD : « Vivre en Cohabitat – Reconstruire des villages en ville » de Matthieu Lietaert. Il existe même des circuits organisés pour en découvrir : par exemple, dans quelques jours, le 3 mai, vous pouvez, en bus, en une journée et pour 95 dollars, en découvrir une bonne demi-douzaine au nord de la Californie. Le Danemark, la Suède, l’Allemagne et la Hollande en comptent un certain nombre, nés au fil des 30 dernières années ; et, depuis peu, il en existe aussi en Belgique. Ce n’est pas ce phénomène du cohabitat au sens strict qui m’a intéressé, personnellement ; pourquoi ? Parce que sa capacité de fermentation sociale est trop limitée à mon goût, comme le sont, aussi, les communautés ou projets de communautés en milieu rural dont j’ai connaissance. J’ai recherché des situations où l’on expérimentait sur un plus grand nombre de variables : de vraies petites sociétés ; avec une caractéristique importante à mes yeux : qu’il soit impossible pour chacun de connaître tous les autres habitants ; et, corollaire aussi pratique que non négligeable, qu’on ne soit pas obligés de faire ami-ami avec le voisin dans le cas où sa personnalité ou ses manières ne nous conviennent pas.
Retour au quartier des 1000. On y dénombre environ 700 entités, toujours au sens de l’administration fiscale. Cela représente à peu près 800 décisions distinctes d’adultes ayant décidé d’emménager dans ce « quartier des 1000 ». Environ 200 enfants ou adolescents. La moyenne d’âge des adultes est basse : le quartier des 1000 a répondu aux aspirations d’une majorité de jeunes, c’est clair ; mais j’y ai croisé aussi des têtes bien grises (ainsi n’étais-je point trop dépaysé) ; l’un des vieux m’a expliqué sa démarche : « C’est très important de choisir vous-même de venir dans un endroit que vous avez choisi, sans attendre que d’autres décident de vous envoyer dans un endroit qu’ils auront choisi à votre place… »
Un mot aussi sur la forte proportion de ménages unipersonnels. J’ai dit que la population y est jeune ; or la proportion de jeunes vivant seuls n’a cessé de croître ces dernières décennies. Mais ce n’est pas là la seule raison. Le mode de vie des jeunes en couple a aussi évolué ces dernières années : au quartier des 1000, beaucoup de ces couples vivent tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, tantôt chacun chez soi. Je vous laisse deviner les raisons et les effets de ce mode de vie.
A chacun de mes séjours en tant que visiteur au Quartier des 1000, j’ai eu le sentiment d’existences sereines, voire joyeuses. Mais je puis m’être trompé… Au demeurant, on m’a aussi parlé de crises ici ou là.
Rien d’exceptionnel dans l’architecture visible par les passants pressés ; le quartier des 1000 n’a jusqu’ici jamais fait l’objet de reportages en couleurs dans les magazines internationaux qui désignent les endroits où il est top d’habiter.
Rien d’uniforme dans le bâti. Après enquête, j’ai appris que d’un logement à l’autre, à taille égale, les coûts de construction avaient varié quasiment du simple au double. Et ceci dans un ensemble où tout est en location, personne n’étant propriétaire de son logement. Pourquoi tout le monde est-il locataire ?
– Pour répondre aux besoins d’une plus large gamme de publics – évitant ainsi ce que les québécois appellent la gentrification, l’invasion de quartiers urbains populaires par des bourgeois
– Pour rechercher, donc, la diversité humaine (je peine à user de l’expression technocratique de « mixité sociale ») ;
– Mais aussi – et j’ai compris que c’est très important dans le cas que j’évoque – afin de garantir fluidité et mouvements au fil du temps dans le quartier : en effet, il y a en permanence des gens qui changent de logement, par exemple quand la famille s’agrandit, ou l’inverse, tout en restant dans le même environnement global, gardant ainsi leurs relations privilégiées avec tel ou telle habitant ; ce qui constitue un privilège, si on le rapporte aux formes courantes de déménagement.
Il a bien sûr fallu dénicher le promoteur aussi culotté que pas requin pour obtenir un tel espace à vivre.
Bien sûr, aussi, ce quartier n’a pas surgi un beau matin comme un champignon ! Et, bien évidemment, il ne s’est pas réalisé sans difficultés !
Petit historique :
S’étaient désignés « fondateurs » – ils n’imaginaient certes pas les emmerdements qui les attendaient – les pionniers qui, las d’entendre présenter comme le summum de l’optimum en matière d’habitat alternatif ce qu’on appelait consensuellement, à l’époque, la HQE (Haute qualité environnementale), avaient osé la formule HQR pour Haute qualité relationnelle.
Cette HQR est loin d’être admise, encore aujourd’hui, alors que la HQE, elle, est devenue la règle dans tout habitat, alternatif ou non. Pourquoi ? parce que Haute qualité relationnelle, c’est un concept difficilement récupérable par les intérêts qui mènent le monde (à sa perte, probablement, et pas pour des raisons uniquement environnementales !).
Ces pionniers de la HQR avaient de 17 à 70 ans ; chacun portait confusément, et sans trop y croire, l’idée qu’un bon usage de l’individualisme pouvait servir de fondement à des projets collectifs en matière de mode de vie. C’est le hasard qui les avaient mises en relation ; appelons ça le hasard.
Comment, de ces 6 de départ, l’aventure avait fini par voir s’embarquer 1000 personnes vivant séparément, ou en ménages conventionnels ou en cohabitats, ou en communautés ? Ce fut une aventure de quasiment 10 ans. D’ailleurs, qu’une utopie, encore si incertaine chez ces fondateurs, se soit transformée en une réalisation de si grande taille en seulement 10 ans fut, en soi, un exploit, ce me semble.
Durant les 4 premières années, les fondateurs en vinrent à se compter une quarantaine.
Puis, entre la véritable ouverture de l’intention au large public et la fin de la première année de mise en service, date à laquelle l’équipement fut considéré rempli de gens confirmant leur volonté de faire vivre ce quartier – cette période incluant donc la construction proprement dite -, il se sera passé 7 ans.
Le plus compliqué ne fut pas de faire connaître successivement l’intention, puis l’avant-projet, puis le projet, car une bonne médiatisation locale fit qu’une dizaine de milliers de personnes se montrèrent curieuses, allant jusqu’à se demander à un moment ou l’autre : ’Pourquoi n’embarquerais-je pas dans cette aventure ?’ Rapporté à la population de l’agglomération en question – 7 millions d’habitants – cela représente une interrogation pour 300 personnes ayant qualité pour le faire (0,33%). Il y eut bien sûr, un grand nombre de curieux, vite effrayés par le projet de charte qui leur fut proposé et ce que ça allait impliquer de changements dans leur vie, mais aussi, heureusement, des motivés ++. Plus de la moitié abandonna dès après le premier contact. Les plus de 4000 qui restèrent plus longtemps accrochés au projet, mais qui finirent eux aussi par jeter l’éponge – de toutes façons, il n’y avait pas plus de 1000 places – abandonnèrent au fur et à mesure de leur préparation à y vivre ; la durée de cette préparation ne fut jamais inférieure à un an ; certains s’y préparèrent durant 4 ans, 5 ans, 6 ans, 7 ans…
En tout cas, ce ne fut pas la dimension financière qui fit fuir les volontaires en général, car non seulement l’accès y fut possible à partir d’un loyer de type « social », mais, chose peu courante, il y existe des logements mis gratuitement à disposition d’occupants. J’y reviendrai.
Ceux qui disposent de revenus élevés paient plus cher pour des logements d’égale qualité à ceux des personnes moins friquées. Le système de péréquation est trop compliqué à exposer ici. D’autant plus que je veux encore vous parler d’au moins deux autres expériences imaginaires que j’ai visitées ces 20 dernières années. L’atelier de vendredi prochain permettra peut-être d’explorer plus avant ces aspects que je n’ai pu exposer ici.
Ah si ! encore un mot concernant l’historique !
Cette réalisation a vu le jour sur l’emplacement d’anciennes usines, dont le terrain avait été acquis par la collectivité publique. Et l’élue politique de cette collectivité était – comme ça arrive – à la recherche d’un moyen pour que son nom passe à la postérité, et si possible à l’échelle planétaire, voire au-delà… Il est heureux que ce genre de rêves d’éternité existe chez les humains ! Elle comprit, cette femme, dès la première rencontre avec les fondateurs – c’est ce qu’elle m’a affirmé -, que l’affaire, le pari, comportait d’immenses risques d’échec ; mais, confiant en sa bonne étoile, et prenant le contrepied de ce que lui soufflaient ses conseillers, elle usa de son pouvoir de dire « oui ». En quelque sorte, l’œuf a été fécondé par les fondateurs, pondu par cette élue apte à lui faire franchir des barrières en tous genres, puis couvé par tous ceux qui se préparaient à y vivre une fois éclos.
Avant de terminer, une impression que je ne puis m’empêcher d’évoquer, ici, en Belgique : physiquement, le quartier m’a donné l’impression d’un immense béguinage, mais d’un béguinage non gentrifié. Comme aucun bâtiment ne comporte plus de deux niveaux, il y est fait une grande consommation de terrain. Mais, du terrain, il y en avait ; il a juste fallu que la pondeuse dise « oui ».
Quand je dis un immense béguinage, je ne voudrais pas être mal compris : rien n’y est uniforme, chacun des coins et recoins du quartier présente une identité, y compris visuelle, qui lui est propre.
Ce qui concerne le travail, puisque c’est une dimension que j’ai aussi prévu d’exposer ici, je vais y venir à propos du cas suivant.
A l’inverse de ce qui vient d’être exposé, le second cas que je souhaite aussi vous faire connaître est constitué de plusieurs centaines de personnes d’un quartier qui en compte quelque 10 000.
Pas de regroupement des membres de cette commune villageoise urbaine, c’est-à-dire pas de proximité obligatoire ; les voisins peuvent ne pas appartenir à cette « commune » (« La Commune » est le nom que se donne cette réalisation) ; au contraire, dispersion. Ainsi les liens sont-ils un peu géographiques, mais surtout contractuels. Une charte de base lie les membres entre eux ; il s’agit des principes essentiels de civilité auxquels il faut déclarer souscrire pour avoir voix au chapitre des décisions ; ça n’est pas du tout formulé comme des tables de la loi ou des engagements, pas du tout ; c’est tout con, c’est par exemple : « Le sourire n’a jamais fait de mal à personne » (sous-entendu : ni à celui qui l’émet, ni à celui qui le reçoit). Y souscrire, ça veut dire : « Oui, je suis d’accord avec cette affirmation » ; mais ça ne veut pas dire que je vais me répandre en sourires tous azimuts à chaque fois que je croise d’autres humains, ni membres de la commune, ni autres.
Une palette d’une vingtaine de possibilités est offerte à ceux qui souscrivent à cette charte de base. Chaque membre choisit la catégorie de membres à laquelle il veut appartenir – ça s’appelle une confrérie -, et ce, pour une année au minimum. Les engagements réciproques entre membres – entre membres de la même confrérie d’une part, et à l’égard des membres de l’ensemble de la commune d’autre part – vont d’assez peu exigeants à très exigeants. Une solidarité à géométrie variable, en somme.
Mais il est une exigence qui peut paraître forte, vue de l’extérieur, même à l’égard de ceux qui optent pour peu d’engagements, c’est celle-ci : chaque adulte consacre obligatoirement à la Commune, et ce gratuitement, 3 mois de son temps par périodes de 3 ans de résidence. « Il y avait bien le service militaire obligatoire, dans le temps ; ça allait de soi ! » répètent à l’envi les personnes à qui j’ai eu l’occasion de faire part de mon étonnement devant cette exigence que j’estimais, a priori, un peu lourde.
Certains, d’ailleurs, se libèrent de cette obligation en commençant par « travailler » ainsi pour la Commune durant une année, ou plus, dès le début de leur séjour en son sein. « C’est une bonne façon d’entrer dans la Commune et de la connaître » m’a-t-il été affirmé. Ce que je crois volontiers !
D’autres y consacrent le temps qu’ils devraient consacrer à une second job pour survivre, un peu chaque jour : leur rémunération ne se fait pas en monnaie – il n’y a pas non plus de monnaie interne -, mais en services rendus en contrepartie par la Commune. Cependant, si l’intéressé estime que cette contrepartie n’est pas à la hauteur, il préfère quelquefois se mettre à la recherche d’un second job rémunéré.
A partir de cette caractéristique de la vie au sein de la Commune, je vais tout à l’heure mettre la lumière sur ce qu’on y considère comme « du travail ».
Petit historique, qui explique certaines choses.
Il y eut, au départ, la rencontre totalement inopinée d’un vieux de la génération qui connut 68 et d’une jeune auto-stoppeuse. Bizarre, comme les choses arrivent, parfois, non ? Le vieux, lui, il s’était débarrassé du peu qu’il avait accumulé en toute une vie, ne gardant que sa voiture pour, non seulement voyager, mais aussi y habiter à longueur d’année. L’auto-stoppeuse, elle, son problème était d’avoir une idée assez claire de principes nouveaux d’habitats en commun, mais de n’avoir pas confiance en la faisabilité de ses rêves. Elle n’osait pas penser comme le grand penseur Herbie Handcock que « Every human being… Chaque être humain a la possibilité de transformer toute situation en quelque chose de plus constructif ». Les trajets de l’un et de l’autre de nos deux personnages furent modifiés en aussi peu de temps qu’il fallut pour le dire, car la conversation en vint à porter sur un quartier urbain, situé dans un pays proche, dont les performances écologiques, notamment dans le domaine de l’énergie, étaient vantées, à cette époque-là aux quatre coins de la société de l’information, comme on disait à l’époque. Aucun des deux ne l’avait visité, ce quartier, mais tous deux comptaient le faire un jour, car précisément, l’un comme l’autre se disaient qu’une expérience aussi osée, voire infaisable, devait avoir convaincu certains de ses habitants que l’impossible ne l’est pas tant que ça… Et voilà ! Sur place, ils eurent vite fait de rencontrer des personnes largement insatisfaites de la limitation de cette « magnifique expérience » au « développement durable » stricto sensu (appellation de l’époque pour couvrir d’un élégant manteau la dégradation exponentielle des conditions physiques de la vie sur terre). « Diable ! il n’y a tout de même pas que les conditions physiques qui mettent de la tristesse au cœur des humains ! » s’entendirent-ils énoncer de concert avec leurs hôtes sur place. Bières à l’appui, l’on renchérit bientôt : « Une société dont la majorité des membres n’a qu’une piètre estime de soi et de ses proches, c’est indigne ! », et tutti quanti. Si quelqu’un avait pris en note ces forts énoncés, l’on eût disposé aujourd’hui d’une sorte de manifeste improvisé. A défaut, nous devrons nous contenter des résultats de sociologie paléontologique récemment menés par un chercheur, et figurant en annexe du présent document.
Le hasard, encore lui – certains appelleront ça une providence – fit que leur passage dans cette ville leur valut de se faire inviter à un Festival nommé, je crois, Micronomics. Les intuitions de la jeune femme furent structurées pour la circonstance, mais, trop timide pour prendre elle-même la parole en public, ce fut le vieux bonhomme qui eut la charge de les présenter au débat. Ils ne négligèrent ni mise en scène, ni provocation, pour parler notamment de la manière dont le travail aurait sa juste place dans la Commune villageoise urbaine dont ils traçaient les contours.
« Supposons, dirent-ils, qu’une bonne partie des parents de la Commune décident de déscolariser leurs enfants. Il existe bien assez de raisons à cela ! Comment sera mis en place le processus éducatif qui, chez l’humain, prend un temps infiniment plus long que chez les autres animaux ? Les parents prennent-ils le relais ? Oui mais : s’ils n’en ont ni le temps, ni les compétences, ni le goût ? Et s’ils estiment que la société doit élaborer, hors la famille, des modalités plus adaptées que l’école ordinaire – dont le modèle fleurit pourtant dans tous les pays malgré sa faible efficacité ? Une Commune digne de ce nom ne peut-elle pas prendre le taureau par les cornes ? Ne peut-on imaginer que la Commune soit considérée comme une école en elle-même ? Que l’on sorte de cette idée qu’une Commune peut contenir une école, pour la remplacer par celle-ci : l’Ecole c’est la même chose que la Commune. Ou, si l’on préfère : « La Commune est une école ». Pas de séparation. Un sage des anciens temps écrivait « Tu trouveras bien plus dans les forêts que dans les livres » Osons : « Tu trouveras bien plus dans une commune villageoise urbaine que dans les écoles »…
Vous imaginez le désarroi de certains des auditeurs du Festival face à ce genre de propos !
Oublions maintenant les origines et revenons à la situation actuelle : eh bien, les mois et années dues par les habitants au service non rémunéré de la Commune sont, en partie, effectivement consacrés à cette dimension appelée École. Non pas qu’ils soient consacrés à des heures d’enseignement ou des aides aux devoirs, ce n’est pas le but. Ces adultes ont pour mission de créer une alternative à l’école, depuis que la Commune a décidé – et par consensus, s’il vous plaît, ce qui veut dire que même ceux qui n’ont pas déscolarisé leurs enfants soutiennent tous cette initiative – que c’est là l’un des terrains sur lesquels elle s’est donnée pour mission d’inventer. En quoi consiste l’alternative ? Je vais en décevoir certains en détournant provisoirement l’éclairage de la question « Quelle école alternative ? », pour le placer sur « En quoi ce type d’activité menée par des adultes constitue-t-il une alternative à l’emploi, au travail, et à tous ces concepts-ossature de notre idéologie courante, et qui semblent donc aller tellement de soi ? » Eh bien, il faut faire un petit détour par la notion de Produit Intérieur Brut. Parmi les activités de « travail », ou d’« emploi » prises en compte pour chiffrer le PIB d’un pays, l’on ne recense, n’est-ce pas, que les activités rémunérées. Or, la plupart des activités humaines sont hors du marché, ne donnant pas lieu à rémunération. Les tâches domestiques et parentales, par exemple, qui sont pourtant d’un intérêt certain pour toute collectivité, sont hors PIB, sauf les cas minoritaires où elles sont effectuées par des salariés. Il en est de même pour un grand nombre d’activités artistiques, jusqu’au moment où elles sont rattrapées par le marché. Eh bien, l’activité éducative objet d’invention au sein de la Commune ressortit, pour les quatre cinquièmes, à ce même registre. Il en reste encore, à ce stade, un cinquième de l’ordre du PIB : quelques personnes sont en effet payées pour participer à ces tâches éducatives, et ce par la ville, la région, et l’Etat au sein desquelles se trouve La Commune, et auxquelles les membres contribuent bien sûr par leurs impôts, à commencer par la TVA. Beaucoup d’enseignants, jeunes notamment, complètement désenchantés par leur passage dans des écoles dites défavorisées ou à problèmes, lassés de ne pouvoir y faire autre chose que du maintien de l’ordre, se sont portés volontaires pour soutenir la démarche ‘Ecole’ de La Commune. Que l’on ne s’y trompe pas : s’il ne s’agit plus pour eux d’effectuer du maintien de l’ordre, ils ne sont pas non plus occupés principalement à donner des super-cours de manière conventionnelle !
Il en est de même pour les soins aux personnes en fin de vie : une collaboration s’établit entre professionnels du dernier âge et volontaires de La Commune. Les uns sont payés en argent, les autres en « points » qui leur permettront de recevoir, à leur tour, un même service en nature, plus tard, quand ils seront eux-mêmes en train de perdre leur autonomie.
La Commune est ainsi un lieu autoproduisant en partie les services dont ont besoin ses membres, avec un slogan : « Pour vivre heureux, vivons groupés ».
Qu’est-ce qui a bien pu favoriser cette dynamique ? J’ai cru comprendre que c’est principalement la méfiance croissante à l’égard des mécanismes monétaires et financiers. La perspective d’un krach, et pas seulement boursier, en a conduit plus d’un à se rendre compte que, pour plus de sécurité, développer les activités « hors emploi » était une sage précaution si l’on voulait minimiser les conséquences d’un tel krach éventuel. Il est vrai que, chacun pratiquant à un moment ou à un autre une activité sans contrepartie monétaire, la ressource humaine y est maintenue en état ; un peu comme une force de frappe militaire est capable de se déployer au jour J, pour autant que sa capacité est entretenue même sans être en service.
Ceci dit, l’autoproduction n’est pas un principe. Récemment, après une très longue période de dysfonctionnement du ramassage des ordures, suivi d’un arrêt pur et simple de ce ramassage, mais aussi du fait du bruit généré par le passage de plus en plus matinal des camions, la question s’est posée de savoir s’il était judicieux d’une part, possible d’autre part, d’autoproduire un système de substitution.
La dimension Ecole justifiait totalement, aux yeux de certains, qu’un tel service soit mis en place ; à l’inverse, certains au premier rang desquels des parents de ces élèves déscolarisés, estimaient ça dégradant. La question est toujours pendante, et comme des risques de nouvelles perturbations existent dans ce ramassage, elle sera certainement remise sur le tapis au moment où les trottoirs seront à nouveau peu affriolants.
Il me faut signaler que les activités sans contrepartie monétaire sont, aussi, souvent sans lien direct avec les jobs que ces mêmes personnes exercent quand ils n’effectuent pas leur « période », ou leur « corvée » comme elle est aussi appelée ironiquement, bref leur travail d’utilité commune.
Force a été de constater que des ressources insoupçonnées se sont révélées à cette occasion. La Commune a même développé une expertise reconnue dans le domaine des RHDIG « ressources humaines délibérément inutilisées ou galvaudées » par le marché de l’emploi. Propos de l’un de ces experts, Jean Sur : « En tant qu’être humain, un salarié trouve-t-il vraiment sa place au travail ? L’humanité dont il est porteur n’y est-elle pas de trop ? »
« J’ai longtemps cru que les gens ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Que leur embarras, leur maladresse, leur perplexité venaient de là. Faux. Ils comprennent très bien, tout et tout de suite. Ils comprennent que la modernité, dont la plupart découvrent le vrai visage dans l’entreprise, les met radicalement en danger. Radicalement et brutalement. L’entreprise est un microcosme. Il suffit d’y vivre trois jours pour être présenté à tout le système. Tout est là, en puissance ou en acte. Le double langage. La double contrainte. Les bavardages sur l’éthique pour mieux serrer la vis. Les revendications qui évitent l’essentiel. Le droit d’ingérence des forts dans les affaires des faibles etc.». http://pagesperso-orange.fr/js.resurgences/
En bref, La Commune tente ce pari : faire coïncider, en interne, activités individuelles et intérêt public, développement individuel et développement collectif. Avis aux individualistes autant qu’aux collectivistes ! Mais la route est longue…
Comment ces activités sont-elles décidées et organisées ? Il est difficile d’en donner une idée en bref. Disons seulement ceci : elles font l’objet d’une chasse permanente aux pouvoirs sans fondement. Par exemple : une personne plus compétente est-elle fondée à diriger une activité ? Oui dans certains cas, non dans d’autres. Par ailleurs, la démocratie directe ayant ses limites, des instances – aux mandats révocables, cela va de soi – existent pour préparer certaines décisions stratégiques ; ce ne sont d’ailleurs pas les mêmes instances qui ont en charge les questions d’habitat stricto sensu et les questions d’activités.
Autre question : qu’est-ce qui est collectif dans cette aventure ? Eh bien, la règle est : seulement ce qui doit l’être. Ca se décide au sein de chaque confrérie. Exemple : comme vous le savez, ces dernières années, les coûts de l’eau, du gaz et de l’électricité n’ont cessé d’augmenter à peu près partout sur la planète ; on a même connu, dans un pays auquel je pense, à plusieurs reprises, des augmentations de 20% par an. Cuisiner était donc devenu un luxe, même compte non tenu de l’augmentation du coût des produits alimentaires. Une confrérie avait décidé de rechercher une solution acceptable à ce problème. Parmi les techniques de cuisson moins dispendieuses figuraient bien évidemment les fours solaires tant vantés ; divers essais de fours solaires s’avérèrent peu concluants, sauf cas exceptionnels ; et quelqu’un se souvint d’une technique très ancienne, qui fit ses preuves des siècles durant, jusqu’à l’avènement de l’accès clic-clac à une énergie à bas prix : la cuisson au foin ! C’est simple : la cocotte est portée à une certaine température, pas forcément très élevée d’ailleurs, puis – le gaz ou la plaque chauffante n’aura ainsi été en service que quelques minutes – elle est transférée dans un caisson garni de foin bien tassé où va s’opérer lentement la cuisson. Comme les manipulations du foin apparaissaient pour le moins délicates dans les appartements, c’est dans une petite cuisine collective que le prototype – pas mal amélioré au fil des mois – fut installé. Et l’on put continuer de casser la croûte, en pied de nez à la hausse devenue incessante du prix du dollar. Aujourd’hui, certains emportent généralement leur plat pour le consommer à la maison, tandis que d’autres sont des inconditionnels du repas à la cantine ; parmi ceux-ci, notamment, ceux qui souhaitent voir leurs gosses dîner tôt, bien avant le retour des parents après la journée de travail.
A propos, comment vivent les enfants dans La Commune ? Ce serait l’objet d’un exposé à soi seul.
Ah oui, j’allais l’oublier : Salima, la jeune auto-stoppeuse a trouvé dans La Commune non seulement la réalisation de ses rêves d’utopie urbaine, mais aussi l’amour de sa vie, ce qui ne gâche rien ! Elle n’y habite pourtant plus, collaborant maintenant à une autre expérience à l’autre bout du monde. Son truc, c’est : intégrer dans une Commune de ce bout du monde, des modalités permettant à des voyageurs d’y séjourner temporairement en tant que membres à part entière, malgré les difficultés nées de leur hétérogénéité par rapport aux autres membres ; ou plus exactement, pour que les uns et les autres tirent parti de cette hétérogénéité.
Une autre initiative, assez proche de la précédente quant aux intentions, appelée DedansDehors, n’en est qu’au stade de la préparation.
Il s’agit encore d’une expérience urbaine. Le paradoxe est que la majorité de ses fondateurs eût préféré élaborer un projet à la campagne. Il me semble d’ailleurs que l’intitulé DedansDehors a quelque chose à voir avec ce grand écart… Mais la conviction l’emporte qu’inventer un autre mode de vie à plusieurs n’est possible, pour le moment, que si ceux qui s’y collent et qui ont un job le gardent. Car pour que de grands villages – appelons-les encore des Communes – aient des chances de voir le jour sans que chacun soit forcé de faire ami-ami avec toute le monde ou bien de s’en aller, le réservoir de candidats ayant un revenu en provenance de leur activité rémunérée et susceptibles de s’autoqualifier pour ce genre d’existence se trouve forcément dans une grande ville. Ici, encore, le nombre d’habitants sur lequel se fondent les pré-projets est d’au moins 1000 habitants : « Vivre en commun à mille dans un quartier de la ville » est le sous-titre sous lequel se fait aussi connaître DedansDehors quand ce dernier vocable semble un peu obscur, si ce n’est abscons.
L’origine, assez cocasse, de ce projet mérite d’être rapportée avant toute chose. Dans une même ville coexistaient, sans aucun lien entre eux, deux initiatives à peine écloses : une coopérative d’utilisation de matériels de bricolage d’une part, et un chantier d’« insertion » de personnes socialement marginalisées d’autre part. Les deux eussent pu avoir connaissance l’une de l’autre, car les médias locaux – parfois en recherche de sujets « sociaux » – leur avaient fait écho à l’une comme à l’autre. Mais vous le savez : chacun peine à reconnaître l’autre s’il n’est pas du même monde. Et ils n’étaient pas du même monde. Le bricolage dans un cas, un atelier de travail du poisson de l’autre, ça n’a pas la même odeur. Toujours est-il que l’une eût pu continuer à ignorer l’autre, et inversement, si le hasard providentiel ne les avaient mis en présence, au sein d’un atelier concocté par une asbl nommée City Mined, toujours à l’affût de cocktails productifs. L’initiateur du chantier de travail du poisson avait pour principe de mélanger, au sein de l’atelier, des personnes dites désinsérées, et d’autres, réputées insérées ; il était adepte de Gandhi, lequel avait, en son temps préconisé ce genre de mélange. La coopératrice-bricoleuse, elle, avait en tête de prendre à bras le corps la contradiction suivante : les bricoleurs/euses du dimanche s’y prennent parfois comme des manches, mais existe-t-il d’autre solution quand obtenir les services d’un professionnel compétent dans un corps de métier relève de l’exploit ? CityMined eut le nez creux : la rencontre allait être le point de départ d’une ambition que chacun des deux nourrissait secrètement, se disant l’un comme l’autre, tout comme Salima, que c’était « impossible dans ce monde de cons où nous vivons » (sic). Peut-être rien de ceci n’eût prêté à conséquence si, dans le même atelier, n’eussent pas aussi pointé le bout de leur nez deux autres personnes : un enseignant de grande école uniquement préoccupé de situations où l’excès trouve à s’épanouir, et l’animatrice d’une radio intitulée « Travaillez moins » (avec un z à travaillez) et sous-titrée « Le magazine de l’oisiveté productive ». Le hasard fit que tout ce petit monde avait des attaches dans le grand port de pêche d’où venaient le bricoleur et le poissonnier ; mieux même, ils constatèrent qu’ils parlaient le même dialecte. Il n’en fallut pas plus pour que le quatuor fasse plus ample connaissance au cours d’une sortie en bars de nuits. Même le gandhiste, me demanderez-vous ? Eh bien oui ! même le gandhiste, quand bien même il lui fallut se faire pour cela une douce non-violence.
A la question que je leur ai posée, deux ans plus tard, quand le projet de commune était vraiment à l’ordre du jour : « Comment ce genre de vaste rassemblement d’humains, peut-il se mettre en place sans trop de risque de se casser la figure ? » ces initiateurs (le vocable Initiateur est préféré ici à celui de Fondateur) commencèrent par me donner le résultat de leurs estimations : il existe bel et bien neuf chances sur dix de se casser la figure.
– « Mais cela ne vous a pas découragés ?
– Si !
– Je ne comprends pas : vous êtes les porteurs d’un projet aujourd’hui public ; de quel découragement me parlez-vous ?
– De celui que nous avons ressenti devant les difficultés.
– Quelles difficultés ?
– Celles que nous avons rencontrées dans plus d’une situation sur deux où nous fûmes en présence d’institutions aveugles ou sourdes, ou les deux.
– Par exemple ?
– Par exemple, nous n’avons jamais pu identifier un promoteur assez fou, ou assez peu requin, pour que nous lui confiions la réalisation matérielle du bâti.
– Et alors ? puisque le projet continue…
– Eh bien, il nous a fallu pousser à la création d’une société immobilière dotée de moyens financiers tels que le projet puisse y nidifier. Nous avons constaté que bien de personnes, dans l’incapacité de se porter candidats pour devenir citoyens de la Commune – ne serait-ce que parce qu’ils bossent au-delà d’un rayon de 70 kms – étaient disposés à devenir actionnaires d’une société immobilière, pour peu qu’elle se fonde sur les principes de l’épargne solidaire. Bon, s’il existe des riches qui se veulent solidaires et s’ils nous donnent assez de garanties, pourquoi ne pas s’allier à eux ?
– Et du côté des volontaires ?
– Nous avons assez vite estimé qu’une préparation intensive à cette vie d’individualiste en collectivité était nécessaire. Y compris pour nous-mêmes ! C’est ainsi que nous avons organisé chaque année, dans un hameau de gîtes de vacances, durant tout l’été, des séjours d’apprentissage d’une semaine à la queue-leu-leu. Pas grand-chose à voir avec les villages de vacances classiques ; et rien à voir avec les camps pour boy scouts… Chaque semaine est préparée et organisée par un petit groupe de volontaires qui, eux aussi, y connaissent une préparation intensive. Par les temps qui courent, nous sommes si peu aptes à tirer individuellement ou collectivement parti de la vie en collectivité qu’un entraînement de longue haleine s’avère nécessaire. Bien sûr, cet entraînement provoque des défections ! Ces défections provoquées sont l’un des moyens – pour répondre à votre question de départ – pour diminuer les risques que le projet se casse la figure.
– Vous annoncez que bien des fonctions, de plus en plus généralement dévolues à des institutions, y seront progressivement remplies par les habitants eux-mêmes. Lesquelles, par exemple ?
– Nous en sommes venus à constater que les institutions, publiques ou privées, fonctionnaient aujourd’hui dans la seule optique d’une prétendue performance : rationalisation, gestion, etc. quand ce n’est pas rentabilité tout simplement. Par ailleurs, nous avons estimé que le facteur le plus apte à constituer des individus équilibrés et heureux est – et demeurera – l’intercompréhension, la prise en considération, et en définitive l’amour. Ces deux logiques – performance / amour – sont antagonistes. Cherchez ce qui se cache derrière les récriminations de bien des professionnels de soins contraints à la prétendue performance : c’est l’autre logique ; et comme certains mots sont aujourd’hui jugés déplacés – sauf au cinéma – ou confinés à la sphère privée -, ces professionnels n’en usent pas ! D’oser user de ces mots – compassion, amour, etc. – nous a valu d’attirer l’attention de ce genre de professionnels, puis de bénéficier de leur concours. Trop heureux de pouvoir s’intéresser ainsi au ‘malaise dans la civilisation’ dont les causes – quand ce n’est la réalité – sont niées par les institutions dans lesquels ils s’activent habituellement.
– Vous parlez de votre Commune comme d’une super institution de soins, mais qui ne répondrait pas aux normes imposées aux institutions dûment recensées…
– Ce n’est qu’un exemple. Le ‘malaise dans la civilisation’ existe, inutile de le nier. Où réside l’alternative à cette situation selon vous ?
– …
– Si nous dépensons toute cette énergie à vouloir bâtir une Commune, c’est bien parce que nous pensons que l’humain ne peut pas vivre dignement dans les conditions qui lui sont ordinairement faites, surtout s’il est faible à un titre ou à un autre. Et l’on a vite fait d’être faible quand l’on est humain ! Des générations, avant nous, ont cru au grand soir, espoir d’un changement ‘par le haut’ ; il faut se rendre à l’évidence : la coalition régnante du Business, des États et des Médias, qui tire sa vitalité de l’étouffement des faibles, si elle doit chuter un jour, chutera comme le mur de Berlin, c’est-à-dire de ses propres vices. Dans deux jours, deux semaines ou deux ans, nul ne le sait. Mais de toute façon, ce sera trop tôt !
– Trop tôt ? Je ne vous comprends pas !
– Oui, trop tôt, car conditionnés comme nous l’aurons été, et jusqu’à la moelle, nous n’aurons aucune idée de quoi mettre à la place. Des alternatives, vous en connaissez beaucoup, vous ?
– …
– Eh bien, c’est dans les initiatives de Communes d’habitat que nous avons visitées que résident à nos yeux les expériences les plus avancées. C’est même à cause de cette conviction que nous ne nous sommes pas laissés décourager par les monceaux de difficultés que nous avons rencontrés jusqu’ici.
– Vous travaillez pour le futur, en quelque sorte ?
– Pas vraiment. Nous travaillons surtout pour le présent. Pour continuer à oser nous regarder dans la glace chaque matin. »
En vrac quelques autres aspects de DedansDehors.
Cocasse – Un moine chartreux a demandé à y établir sa cellule. Son dossier est à l’étude, personne ne se pressant pour préparer la réponse. En principe, le moine a d’ailleurs l’éternité devant lui… Comme un groupe prépare aussi sa venue à DedansDehors, dont le slogan est « Trop de confort c’est la mort », il est probable que le moine soit invité à intégrer virtuellement la confrérie en question. – Sur les vertus de l’exiguïté, on peut voir ici un DVD : « Baraque Blues » de Brigitte Chevet ; ce cas a déjà 50 ans.
Dangereux – Les enfants seront priés de jouer principalement dans la rue. Une rue que l’on s’efforce de concocter à la fois semblable et dissemblable à n’importe quelle autre rue.
Bizarre – La notion de sécurité urbaine y est posée de manière inordinaire : l’on envisage que toute forme de clôture fera l’objet de débats, à charge pour chacun d’adopter la conduite qu’il jugera adaptée. Mais l’acte d’enclore étant jugé générateur d’insécurité, les décisions individuelles feront l’objet de débats publics. Il s’agit en effet de l’un des thèmes majeurs à expérimenter avec DedansDehors.
L’un de mes interlocuteurs : « Individuellement, que font les riches ? Ils se retirent dans des ghettos pour riches, ce qui ne fait qu’apporter un petit peu plus de densité au sentiment d’insécurité générale : chez ceux qui ne peuvent pas en faire autant d’une part, chez ceux dont ça provoque ou augmente l’agressivité. S’enclore est anti-sécuritaire. Nous avons besoin de trouver plus de sécurité en nous déclosant, désenclosant. Notre clôture est ce qui nous renforce dans le sentiment de ne pas être en sécurité. C’est une correcte estime de soi qui donne un sentiment de sécurité intérieure. Donner des preuves que l’on vaut quelque chose aux yeux des autres, c’est important pour vivre en sécurité. Et ce, quel que soit l’âge ! »
Normatif, donc ? – Il semble à première vue qu’une forte pression sociale doive conduire cette future Commune vers l’uniformité. Et pourtant, le projet prévoit que des vigilances – et même des vigiles – seront instaurées pour que règne en permanence une certaine dose de désordre. De plus, le projet est entrain de fédérer des gens de tendances passablement éloignées les unes des autres : depuis des libertaires individualistes jusqu’à des fidèles de l’utopiste collectiviste fou Charles Fourier, c’est dire…
Assuré ? – Les initiateurs de DedansDehors ont fait adopter comme l’un des principes d’avancement du projet que les retours en arrière n’auraient rien de honteux : ainsi testera-t-on des idées, avec l’assurance que, si elles ne s’avèrent pas bonnes, elles pourront être abandonnées.
Indiscret – Au fait, où allait Sabrina, la jeune auto-stoppeuse, belle forcément, au moment où son itinéraire fut bouleversé par sa rencontre avec le vieux ? L’histoire oublie de le dire…
Paradoxal – Un vieux faisant partie de l’une des nombreuses instances où s’élabore ce projet de Commune m’a confié : « Certes, ma vie avant de participer à ce projet DedansDehors était à certains égards plus confortable : ça limitait au maximum les choix que j’avais à faire pour ma propre vie ; mais j’ai soudain pris conscience que c’était indigne ». Paradoxal, non ? ce sursaut individualiste conduisant à plus de vie collective…
Retour aux initiateurs :
– Que peut bien signifier l’intitulé DedansDehors retenu pour caractériser ce projet ?
– Beaucoup de raisons nous ont convaincus de retenir ce nom. Par exemple, nous envisageons que, à l’image de lieux anciens où toute personne se trouvait à l’abri de poursuites, notre Commune puisse être reconnue comme « lieu franc ». On en vient à oublier que, il n’y a pas si longtemps, les universités de quelques pays constituaient des lieux francs, où la police ne pouvait pas pénétrer ; des guerres aussi ont été interrompues quand l’un des belligérants se réfugiait dans un tel lieu, une forêt par exemple. Les institutions dites de solidarité vont de moins en moins jouer le rôle d’abris, soumises désormais à des exigences de transparence en sus de celles de la performance. On en vient à la solidarité de tous contre tous ! En réaction, il nous faut développer une abri-culture, prendre le contrepied de la caporalisation machinique galopante des formes d’ « aide » (avec de solides guillemets à ‘aide’ !). Nous sommes conduits à nous réapproprier cette fonction d’aide que la paresse nous avait laissé céder à des institutions ad hoc.
Mais, pour autant, nous ne considérons pas la Commune DedansDehors comme un lieu clos, loin de là ! Elle n’existera que ponctuée et traversée par des espaces ouverts à tous, membres ou non : des lignes de bus, des squares, des bistrots…
Et puis nous encouragerons les habitants à nouer des échanges avec des lieux autres, où ils pourront se sentir à l’aise, à charge de réciprocité : des communautés à la campagne nous font déjà du pied pour qu’un partenariat soit noué avec elles, permettant des va-et-vient.
L’une des fonctions de DedansDehors, ou tout au moins de l’une de ses confréries, sera de recevoir pour une durée limitée des étrangers en train de prendre pied dans le pays : une société normalement constituée a, de tout temps, mis en valeur la notion d’hospitalité, non ?
– Vous me confirmez dans l’impression que vous concevez DedansDehors comme une super-institution d’aide aux faibles…
– Si vous appelez « faible » un réfugié politique parlant 6 langues, oui. Mais nous, nous considérons comme une richesse de recevoir ce voyageur qui pourra ouvrir notre horizon, bien plus sans doute que si nous voyagions dans son pays. Ne sommes-nous pas tous riches et faibles, forts et pauvres ?
– On m’a aussi parlé de ce couple de déficients mentaux qui attend un enfant et que vous avez invité à prendre d’ores et déjà contact avec vous.
– C’est simple ! Un enfant de l’amour va naître ; le pronostic le plus probable est qu’il sera retiré au couple ; nous pensons tout simplement qu’un environnement favorable peut prendre en charge certaines des déficiences des parents. Sinon, nous rencontrerons toujours le même mécanisme : l’« aide », quand elle s’industrialise, crée son propre vivier de personnes qu’il faudra toujours aider davantage, tout comme la sécurisation croissante par les institutions accroît non seulement le sentiment d’insécurité mais aussi l’insécurité objective, etc.
– C’est ambitieux !
– Plus élémentaire : une jeune maman accouche loin de sa famille ; le risque est grand qu’elle se noie dans les couches sales, les pleurs incompréhensibles, les va-et-vient à la crèche, et qu’elle en vienne à maudire ce et ceux qui lui ont chanté les louanges de l’amour… L’absence de soutien fiable, ce n’est vraiment pas bon pour le parent en pareille circonstance, et pas bon pour le gosse. Il n’est tout de même pas très ambitieux de rechercher comment l’environnement peut se soucier d’un voisin ou d’une voisine !
Mais oui, je suis d’accord : les initiatives courantes manquent d’ambition. Dans bien des cas, elles n’ont pour objet que d’éviter le pire : éviter d’élire l’extrême droite, éviter le sida, éviter de polluer la planète, etc. Dans la lignée du formatage chrétien, il existe en quelque sorte aujourd’hui un péché contre l’écologie, contre le développement durable… avec la certitude de ne jamais pouvoir y échapper tout à fait ! Ce n’est pas acceptable de vivre ainsi, en négatif. En tout cas, je ne l’accepte pas.
Enquêtes imaginaires et rédaction de l’oncle h. – avril 2008
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En 2015, le même Oncle H édita un « Appel à créer, par nous-mêmes, à la campagne, des micro-villes irrégulières« .
Mêmes idées fofolles – et pourtant basiquement élémentaires ! – que Dedans-Dehors…
* Soit dit en passant, si mon subterfuge vous renforce dans l’idée que toute information doit être passée au crible du doute, je n’aurai pas perdu mon temps, en ces temps d’information étouffante…