Non-directivité

Ma première suppléance a été déterminante. J’étais tombé sur une classe mixte (vingt-huit gosses de 9 à 11 ans) pratiquant la non-directivité de Rogers et les méthodes Freinet : la moitié depuis un an, les autres depuis la rentrée, c’est-à-dire un peu plus d’un mois. Je n’avais aucun bagage pédagogique, mais plutôt des préoccupations nées du mouvement mai-juiniste*. L’embarras dû à mon inexpérience professionnelle se trouva fort allégée par la dynamique scolaire pratiquée dans cette classe : auto-discipline, choix libre du travail (!), et exécution laissée à la volonté (le conseiller pédagogique aurait dit : au désir) des enfants. Par exemple, les gosses choisissaient un problème de calcul, le résolvaient au brouillon, le corrigeaient entre eux, le recopiaient, mes interventions n’étaient faites que sur demande. Puis ils préparaient la lecture, chacun choisissait celle qui lui plaisait le plus. C’était vraiment le Paradis Rêvé.
– J’eus alors l’idée de pousser un peu la « non-directivité » jusqu’à la suppression totale de toute directivité, de toute discipline, de toute censure morale, de tout rôle ou fonction d’enseignant. Je détruisis les derniers vestiges d’une autorité déjà largement entamée, afin de permettre un plus grand rendement scolaire. Mon raisonnement était le suivant : les gosses sous peu de contrainte travaillent mieux que sous une contrainte forte. Si je supprime toute autorité, les enfants vont mieux « travailler » puisque aussi bien aucune énergie ne sera gaspillée dans des conflits de révolte et de soumission avec cette autorité.
– Une transformation se produisit dans la classe qui dévoila le caractère oppressif de la « non-directivité » qui s’y pratiquait : les groupes de travail explosèrent. Les élèves bons ou mauvais dévoilèrent leurs refoulements sous forme d’agressivité à caractère hystérique. Les conflits surgirent. La « pagaille » s’instaura. Le chahut. Les tensions. Les moments de grande détente. Ceux qui auparavant avaient assumé le rôle d’élèves modèles, sérieux, responsables, « adultes », commencèrent à se poser des questions sur leur comportement antérieur. Le « meilleur » élève de la classe (« le plus cultivé et le plus responsable ! Celui-là travaille seul, s’organise seul, sans l’aide du maître ! Il est très bien ! » avait déclaré le conseiller pédagogique) devint « méchant », « dissipé », « grivois » ; je luis fis remarquer un jour qu’il avait de plus en plus tendance à frapper les petits pour le simple plaisir de les humilier, de les voir souffrir. (…) Des clans se formèrent, avec leurs fausses jalousies, leurs fausses rivalités. Des problèmes de séduction naquirent entre garçons et filles. Chacun parla de plus en plus de lui. Les enfants m’avouèrent leur crainte de leur maîtresse non-directive. Or quelqu’un qui a peur n’est pas heureux, ne peut pas être heureux. La démystification de la « non-directivité » fut radicale. Nous avons chanté, peint, ri, gueulé, dormi, joué. Le travail scolaire n’existait évidemment plus ou presque. Si les gosses, dans cette situation sans contrainte, avaient exprimé le désir de faire du « travail classique », tout simplement du « travail », j’aurais agi dans le sens qu’ils exprimaient. Il s’avère, à l’expérience, que personne ne voulait plus s’ennuyer avec des conneries planifiées « démocratiquement » ? (…) Très vite, les rapports se sont sexualisés. Allusions, gestes ébauchés. » (JC)
– *1968

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