(je reprends ici quelques notes écrites il y a 9 mois ; j’aimerais vraiment trouver quelques personnes que ce sujet intéresse, afin d’en discuter, et d’aller plus loin ; suffit d’s’adresser au concierge de desinfo…)
Je me suis demandé ce que devient, du fait de la Covid, le lien social (sans lequel il n’existe pas de société).
Et j’en suis venu à m’interroger sur un point particulier : nous, placés au milieu de la marchandise.
(Attention, c’est en vrac…)
Je cite, pour commencer, cette phrase paradoxale
« Staying apart keeps us together », qui est le slogan officiel de l’État australien de Victoria (Melbourne)…
Dans la situation nouvelle – mise en cage, masque, travail et études à distance, peur accrue des autres, surveillance par le voisinage, dénonciation, harcèlement, menaces – même les aspects les plus rudimentaires de la sociabilité de proximité (se toucher, sourire, rire, se partager les bactéries, etc.) sont poussés à s’évanouir. La famille nucléaire parvient toutefois à tirer son épingle du jeu ; mais à quels prix ?
Il y avait, auparavant, une résignation générale : les choses étaient comme elles étaient, et un gouffre les séparaient non seulement de ce que nous eussions espéré, mais de ce qu’elles eussent objectivement pu être.
Point n’était besoin de morale pour nous contraindre à cette résignation, car le système présentait ses propres ressources : les si attirantes marchandises, notamment en matière de divertissement(dans les deux sens du terme).
Par exemple, l’aggloméré urbain, cette forme de vie en commun devenue aussi insensée et psychiâtrisante qu’insupportable, était admise comme allant de soi (tout comme l’est le vandalisme économique ordinaire des transnationales).
Je crois qu’il faut creuser ça : qu’est-ce qui parvenait à la rendre acceptable ? L’acceptions-nous par obligation de raison ? Ou présentait-elle vraiment un assez haut niveau d’attraits ? Ou un mix des deux ?
La peur des autres était déjà bien présente. Mais, allant sans doute croissant pour cause de pandémieS, sera-t-elle le noyau d’une modification de notre rapport intime à la ville ?
L’extrême pouvoir de la marchandise à museler nos désirs sera-t-il, par là, mis plus nettement en échec qu’il ne l’était jusqu’ici ?
Ou, au contraire, notre mortification résignée en sera-t-elle accrue ?Plus largement, la Covid inaugure-t-elle une nouvelle étape de l’aventure de l’humanité ?
Des événements sanitaires hors tout contrôle par des humains sont probablement un trait majeur de notre avenir.
et
La possible domestication accrue des individus par des États alliés à des puissances de contrôle technologique – elles-mêmes incontrôlables – est désormais largement prouvée.
La marchandise est devenue – à l’échelle mondiale – la matière première majeure des liens sociaux ; autrement dit : nous sommes principalement en rapport avec autrui par l’entremise de l’acte d’achat.
Polanyi formule ça autrement : selon lui, à partir du XIXème siècle, « la société est gérée en tant qu’auxiliaire du marché » ; autrement dit, encore : le marché s’est annexé la société.
Ne pataugions-nous pas depuis longtemps dans ce brillant coltar : n’avions-nous pas capitulé, consciemment ou non, et depuis longtemps, et tout-à-fait joyeusement, devant les marchandises et les technologies ?
Nous faisions preuve d’absolue faiblesse, cédant devant l’étendue des avantages personnels, y compris au quotidien et le plus matériellement qui soit.
Or, y avait-il meilleur terrain pour des puissants drogués à la puissance que des gens si heureusement dépendants ?
On me dira qu’en tout ça, il s’agissait d’Argent. Oui.
Oui mais voilà : je suis, quant à moi, incapable de réfléchir dans ce cadre, tant il m’est obscur.
Et d’ailleurs, pour de vrai, qui est réellement au clair sur la création monétaire, la dette publique et privée, les mécanismes sophistiqués des trafiquants d’argent, etc. ?
Or, il ne me semble pas possible de réfléchir sur « l’argent et nous » hors de ce cadre-là.
On me dira aussi qu’il s’agissait de « biens ». La marchandise se distingue des « biens », non seulement parce qu’elle est achetée ou vendue, mais surtout en ceci qu’elle nous arrive après nous avoir flattés et/ou s’être montrée naturellement désirable, voire s’être prétendue indispensable.
Ne pas oublier, par ailleurs, cette marchandise particulière que nous vendions et qui était réputée LA condition pour nous maintenir au rang d’êtres sociaux : je parle du mix de notre temps+notre compétence+notre engagement ne serait-ce que physique, vendu à un ou plusieurs employeurs, ou à des clients si nous étions indépendant.
(Il conviendrait de prendre en compte également les mille formes de notre complaisance ancestrale à l’égard des États-fouettards, le « nôtre » et d’autres. Mais pas cette fois…)
Comment nous comportions-nous face à l’hégémonie de la marchandise ?
-SOIT nous y consentions, et c’était le plus courant.
-SOIT nous manifestions le « désir d’autre chose » (ne serait-ce que vaguement et par bribes) :
.Les religions fleurissaient,
.Nous recherchions la nature, qui est hors piège (mais on n’y accédait parfois qu’en payant le voyage …voire l’entrée),
.Nous étions « bio » et même « soutenable++ » (mais, outre que c’était le plus souvent une marchandise, ça ne mettait-il pas en jeu, de surcroît, la même fibre narcissique ?),
.Nous limitions nos dépendances : par exemple je limitais mon exposition au numérique en boycottant Facebook, Whatsapp, etc. (chacun pouvait constater que j’utilisais gmail ; si quelqu’un m’avait prouvé que protonmail est une alternative au numérique, je l’eus utilisé bien évidemment),
.Nous pratiquions le bénévolat ou l’humanitaire,
.Nous abandonnions notre place appelée emploi (pas en foule !),
.Nous nous maintenions élitistement en éveil : lectures, clubs, etc. (je ne parle évidemment pas des universités),
-SOIT nous cassions la baraque ou, du moins, applaudissions de loin ceux qui s’y collaient à leurs risques et périls.
Bien sûr, évoquer ainsi l’univers de la marchandise sous l’angle des attitudes individuelles ne suffit pas à constituer une analyse de l’univers marchand où nous cuisions, et dont l’emblème, s’il en faut un, peut être désigné : l’énorme commerce des armes-à-tuer.
Dire que nous baignions dans la marchandise serait insuffisant.
Nous macérions dedans, au point d’en être imbibés au plus profond de nous.
Et sans nous en rendre compte…
Car la transformation d’un bien en marchandise est un processus de profond obscurcissement.
La rondelle de saucisson que tu mastiques peut-être en ce moment, combien de gens y-a-t-il « derrière » ? avec des histoires, des joies, des souffrances, des projets, des craintes…
Or l’école ne prétend-elle pas avoir pour but de désobscurcir le monde ?
Les processus réels des productions et circulations de marchandises concrètes, par des gens concrets, devraient donc aujourd’hui faire partie de ses programmes, non ?
Eh bien, pas du tout : seule une partie de ce processus est enseigné à une élite qui, pour sa future carrière, doit se familiariser avec les « chaînes de valeur ».
Notre lien concret au monde doit ainsi se résumer parfois à l’achat d’un saucisson sans histoire, par l’entremise d’un passage en caisse robotisée. Et ton esprit pense alors à ceux avec qui tu vas peut-être partager cet achat, mais c’est tout. Pauvre lien…
Cas particulier et honteux : la propagande « équitable » se sert de l’image des gens concrets qu’il y a « derrière » pour se promouvoir (j’en chiale de dépit !).
Transmutation des choses encore. Originellement, un cadeau était un cadeau. Désormais, c’est quelque chose que tu vas acheter dans un magasin spécialisé appelé « boutique de cadeaux »… Ici, de même, ce qu’il y a « derrière » est occulté, au profit du « lien social » de proximité avec la personne à qui tu destines ce cadeau.
=> Si on parle de lien social, il faut considérer autant le « derrière, avec histoire » que le « devant, avec histoire aussi » : c’est-à-dire notre lien au monde dans son ensemble.