Dans le roman « Ceci n’est pas tout à fait un roman » que je continue de bricoler en ce moment, Charles est un géographe, lointain amoureux d’Élodie qui est l’une des personnages centraux. Il se trouve à Bali, en mission de quelques mois, pour étudier El Niño. Jusqu’ici, il était demeuré en périphérie des événements du roman.
Pr voici que son auteur lui offre enfin sa chance d’y jouer un vrai rôle.
Il espère secrètement que sa prise de conscience – jusqu’aux tripes – d’un « monde en décomposition avancée » se déploie au point de tous les empêcher définitivement de dormir vivants !
« Ça m’est tombé dessus comme le tsunami à Aceh.
Résultat : reset complet. »
Ainsi pourrais-je résumer ce qui m’est arrivé il y a trois jours.
Je me couchais au guesthouse d’où était prévu le départ en pleine nuit pour le Mont Batur.
Ce mont – des volcans réputés actifs dans l’enceinte d’un ancien volcan éteint – est une destination pour touristes désireux de rentrer de voyage à Bali avec des photos impressionnantes. L’internet présente assez de photos toutes faites des hauteurs de Batur au lever et au coucher du soleil, mais comme beaucoup, j’ai tendance à préférer stupidement les miennes propres.
J’étais en train de vérifier que j’avais bien emporté ma précieuse lampe frontale, quand, suffoquant, j’ai soudain dû m’asseoir, puis m’étendre quelques instants, les tripes révulsées, peut-être évanoui, je ne sais pas.
Sur le chemin menant au guesthouse, une chose m’avait frappé dans cette région : le nombre de personnes portant un masque respiratoire. Bien sûr, je connais la propension asiatique à se protéger d’un masque depuis les alertes au SRAS. Bien sûr aussi, j’avais déjà remarqué que pas mal de Balinais en portent. Mais ici, autour du lac Batur, la proportion m’en est soudain apparue plus élevée.
Les terres du cratère sont poudreuses, forcément génératrices de poussières.
Et il y a aussi les fumées. La tradition, ici comme en tant d’autres terres, veut qu’on brûle les ordures, et donc les mille et un plastiques qui les composent, dégageant dioxines et acide chlorhydrique par ci, phtalates par là.
Des murailles naturelles – les rebords des cratères plus anciens – enserrent la zone d’une dizaine de kilomètres de diamètre, entravant, j’imagine, la dispersion ces fumées.
En Europe aussi, on les brûle, ces fichus plastiques, car ils ne sont pas biodégradables. Différence d’avec ici : ils y sont brûlés dans des « usines » plus ou moins sous contrôle de machineries, d’ingénieurs et de techniciens au courant des problèmes. Ici, ils sont brûlés à l’air libre, comme on brûle les végétaux, y compris les objets de culte qui en sont faits, et sans discrimination, toute ordure plus ou moins consumable. Sont-ils responsables de maladies respiratoires, comme l’asthme ? Je l’ignore.
Dans le nord de cette très zone fertile, l’on cultive de manière intensive des rangs de choux, tomates, chayottes, vigne et autres végétaux qui iront garnir les étals de produits frais sur les marchés. J’ai soudain pris conscience que les particules de ces fumées dont la population protège ses poumons comme elle peut (mais ces masques sont-ils des barrages efficaces ?) vont donc aussi se fixer sur ces cultures.
Ces plastiques dans la nature – dont la vue heurte tant la sensibilité des touristes, et les convainc par là-même de leur propre évidente supériorité : supériorité éthique pourrait-on dire -, même s’ils ne sont pas brûlés, se font aussi lixivier par la pluie et les eaux qui s’écoulent vers le lac Batur – lac sans issue – où l’on pêche du poisson, et dont l’eau arrose abondamment les cultures. Puisque les cultures sont en grande partie modernisées, et même si l’on fertilise encore les terres à coups de fumier de poulets, il est plus que probable que les pesticides en tous genres viennent compléter le tableau. À quoi s’ajoutent les résidus de l’aquaculture, pratiquée ici. Plus les restes de crèmes pour éclaircir la peau – une constante en Asie, désormais – qui embarquent des éléments nanométriques pas du tout recommandables puisqu’ils accroissent les effets des autres éléments pollueurs. Etc… Ainsi donc, les produits issus des nécro-technologies atteignent, comme partout ailleurs, les habitants de la soit-disant « île des dieux »…
Résultat : les eaux du lac Batur, cristallines il y a encore dix ans me dit-on – dix ans, c’est hier ! -, sont devenues une drôle de soupe.
J’imagine les paysans endettés, désormais soumis aux caprices du marché, rêvant de plus en plus exclusivement de l’argent qui y fera d’autant plus la loi que l’Indonésie tente de devenir une grande puissance économique mondiale.
Au touriste, tout semble normal alentour : les guesthouse ne manquent pas, car Bali attire en toute saison ; il y a des guides affables pour vous accompagner, des chauffeurs attentifs pour vous conduire, des hôtes bienveillants, etc.
Pendant que ce monde accélère sa décomposition sous vos yeux attendris…
Je sais que mes mots ne rendent pas du tout compte de ce qui m’est tombé dessus. Si j’ajoute que cet éclair s’est accompagné d’une violente envie de vomir, ça dira mieux quel fut mon état sur le moment.
Le splendide étau dans lequel est enserrée la population terrestre m’est violemment apparu dans un éclair de suffocation.
Mon métier de géographe a beaucoup à voir avec ce que j’ai éprouvé.
« La géographie, ça sert surtout à faire la guerre », répétions-nous comme un mantra rigolo quand nous étions étudiants. Je sais par expérience que, oui, la géographie ça sert à quiconque a les moyens d’en tirer profit. Les fumées aussi, sont au service de quiconque a les moyens d’en tirer profit. Ou disons les plastiques, si l’on parle raisonnablement. Ou la science chimique, pour être plus clair. Je me suis soudain senti comme plongé dans un labo où se joue moins un effondrement du monde comme il est d’usage de dire ces temps-ci, que sa décomposition déjà bien avancée.
Bien sûr, en tant que géographe, j’en connaissais plus qu’un peu sur les catastrophes écologiques en tous genres, sur la pollution marine et ce genre d’informations immanquablement serinées par tous les types de médias.
Bien sûr que j’avais même regardé, depuis mon fauteuil, les images de déchets océaniques pêchées à Bali par Rich Horner. Bien sûr que…
Et …bien sûr que je m’y accoutumais comme le fait n’importe quel spectateur désolé tant qu’il n’est pas concerné tout à fait directement.
Je m’en accommodais. À vrai dire, je ne m’en désolais même plus. J’étais l’un des milliards de spectateurs qui peuvent tout au plus écarter le sujet comme on écarte une guêpe. Les gens d’Aceh, eux aussi, avaient pu se désoler par avance des risques de tsunami. Puis est venu le moment où …ils n’étaient même plus là pour en connaître la réalité !
Vomir. Me libérer de ce poids. Et puis disparaître : oui, je ne vis alors que cette solution pour mettre réellement ma conscience morale au niveau de la situation réelle : disparaître…
Je ne suis pas ce qu’on appelle généralement un écologiste. Et je ne suis pas davantage un activiste. Sans doute pour me rassurer, je cultive volontiers l’ironie et l’absurde. Mais cette posture comporte une limite, que je viens probablement d’atteindre : la conscience aiguë que nous sommes détruits par notre avidité, à tous, à avoir plus et mieux. Je le savais, ça, bien sûr.
Maintenant, je le sais viscéralement. comme on « sait » après une révélation.
Je me préoccupais tout particulièrement des conséquences locales de l’implantation du nouvel aéroport international de Kubutambahan. Car, oui, Bali continuera d’attirer des touristes, et les plastiques abondamment dispersés sur terre et en mer n’y changeront rien. Et aussi, oui, le risque est grand – malgré les rassurantes déclarations officielles – que cet aéroport engage le nord de l’île dans un sort aussi détestable que celui qui a frappé son sud.
Pour avoir lu le terrible roman « Tu crèveras comme les autres », mon esprit était déjà convaincu qu’aucun projet ne peut plus, désormais, être envisagé comme AVANT, car toutes nos cartes mentales doivent être rebattues.
Mais nous n’en avons malheureusement pas les moyens, englués que nous sommes dans un maudit mental archi-vieillot.
« Une redoutable incertitude et une obscurité épaisse enveloppent les choses, et nous errons, comme dans un profond sommeil, sans rien pouvoir circonscrire par la rigueur du raisonnement, sans rien saisir avec fermeté et sûreté, car toutes ressemblent à des ombres et des fantasmes », écrivait déjà il y a 20 siècles, Philon d’Alexandrie, ce vif précurseur.
Depuis les années 70, décennie charnière me semble-t-il, donc depuis un demi-siècle, nous continuons de raisonner comme auparavant, alors que les signaux d’alarme étaient déjà tirés à cette époque. Pire : aujourd’hui les systèmes d’enseignement continuent de ne tenir compte qu’à la marge de la cruelle nouvelle situation. C’est un constat terrible : rien ne pourra modifier la trajectoire tant que TOUTES les décisions sont prises par des fous à lier, et par leurs vassaux qu’aveuglent les grands ou infimes avantages qu’ils retirent de leur position.
Comment la guerre de tous contre tous qui se profile à la faveur du déploiement de ces nécrotechnologies va-t-elle modifier la situation dans ce coin perdu du cratère Batur, nouveau tourisme aidant ?
Même si j’ai du mal à l’imaginer, j’ai pourtant quelques intuitions. Ça tourne autour de ce qui est « nécessaire » pour vivre. Aujourd’hui, dans le village où j’écris, ce nécessaire ne se limite bien évidemment pas à ce qui s’évalue en termes de revenus. Pour le Balinais, ce monde est entre les mains de Dieu, ou des dieux, ou des esprits, ou des énergies.
Certes, une part des activités religieuses entre dans ce qu’il est convenu d’appeler la production (30% du PIB m’a-t-on dit !), car elles se paient en roupies : offrandes, construction de temples, innombrables voyages pour se rendre sur les lieux sacrés, dons aux prêtres, etc.
Mais le « nécessaire » religieux comporte aussi une belle part d’impayable.
Et il en est de même, évidemment, des civilisations en général.
La civilisation « porte non sur les choses, mais sur les invisibles liens qui les nouent l’une à l’autre, ainsi et non autrement » écrivait Saint-Exupéry.
On peut trouver absurde, ou rigolo, voire attristant – et c’était mon opinion avant de découvrir ce pays – que Bali soit « ainsi et non autrement » formaté par une religion.
Eh bien, qu’une si extraordinaire et puissante vitalité culturelle ne puisse pas constituer un rempart contre les nouvelles conceptions de ce qui est « nécessaire pour vivre » en dit long sur la puissance de celles-ci…
Car cet « ainsi et non autrement » est devenu, par malheur, le mot d’ordre guerrier des dévoreurs de toute civilisation qui ne présenterait tout au plus, à leurs yeux de tyrans, qu’un intérêt folklorique, lui-même monnayable.
Jour après jour, le monde se peuple de vivants-morts. La cyberdépendance ne fait qu’aggraver ce processus. L’on dit communément que les employés humains d’Amazon ne sont que des serviteurs de robots ; je crois que cette situation extrême, l’humanité connectée la vit déjà avec ses smartphones et autres miroirs numériques, ici comme ailleurs, tant dans les mauvaises baraques surpeuplées que chez les riches.
Je n’énonce hélas rien de nouveau, et c’est là le pire..
À relire ces lignes peut-être prendrai-je la décision de les détruire. D’abord parce qu’elles n’expriment que bien piètrement une situation que d’autres ont décrite de manière plus convaincante : mais aussi, et surtout, parce qu’elles sont à des années-lumière de refléter la baffe qui manqua me tuer.
Ce fut peut-être comme une goutte d’eau qui parvient à faire déborder un vase, alors qu’elle ne diffère aucunement des autres gouttes, mais qui modifie la situation du tout au tout.
Continuerai-je de me plier aux rituels ancestraux du métier de géographe ? Rien n’est moins sûr.
Manière de résister à mes réflexes professionnels, j’ai, en tout cas, renoncé à grimper sur le mont Batur, sur lequel j’aurais pu pratiquer mille et une observations sensées …et à quoi bon ?