Dans un village, j’assiste à un dialogue entre un indigène, vieillard érudit, et un réalisateur de films qui passait par là – tiens donc, encore une autre engeance de voyageur ! Le premier tente de convaincre le second – qui voudrait bien filmer ça ! – que certaines courbes de la topographie ont joué un rôle dans un culte local de haute lignée. Malheureusement, le filmeur avoue ne rien ‘voir’ dans ce qui lui est désigné qui puisse ressembler à une parturiente.
– Je suis désolé. J’entends ce que vous me dites, la tête, la chevelure, les seins, le ventre gros, mais ils ne s’appliquent à rien de ce que j’ai devant moi.
L’indigène a plus de chance avec moi qui ai l’oreille compatissante. Il ne lui en faut pas plus pour qu’il m’invite à le conduire non loin de là, où il a ‘autre chose à me montrer‘. Nous parvenons à une monumentale chapelle que l’omniprésent culte catholique a érigé – au XVème siècle ? je ne m’en souviens plus. Puis nous traversons quelques champs sur un kilomètre environ, pour parvenir à une fontaine surmontée d’un détestable – opinion personnelle, que j’ai gardée pour moi – bas-relief de trois personnages : non pas Jésus-Marie-Joseph – trio exclamatoire dont je ne connais d’ailleurs pas de représentation sculptée – mais Anne-Marie-Jésus.
– Dans le coin, cette Anne est présentée avec conviction comme grand’mère de Jésus. Mais Ahn est aussi le nom d’une ancienne ‘déesse’ – pour autant que ce mot ait un sens aujourd’hui. Quant à Marie – on le sait – elle est la mère. L’image désigne Jésus inscrit dans une filiation, mais aussi comme le rupteur du principe antérieur de filiation, qui passe de féminin à masculin.
– Oui, c’est une interprétation possible…
– établissez donc le parallèle : le saint local – un saint diablement voyageur, puisqu’il vint d‘au-delà des mers, puis parvint à se dédoubler pour se faire honorer en divers endroits distants de quelques journées de char à bœufs – eh bien figurez-vous que ce saint est présenté tout à fait catholiquement comme ayant dû lutter avec courage – et succès, bien sûr ! – contre un culte païen rendu à une déesse. Ceci n’explique-t-il pas cela, selon vous ?
– Tout ça est de l’histoire ancienne. Quel intérêt aujourd’hui ?
– Attendez ! Vous allez comprendre que l’histoire ancienne produit encore du nouveau ! Quand j’étais tout gosse, la chapelle recevait, le jour du pardon, des pèlerins venus de loin, et qui fréquentaient tout aussi assidument un autre site, situé à moins d‘une lieue, lu aussi de rite féminin. Vous savez, il n’était guère compliqué de découvrir les origines des pèlerins à cette époque : il suffisait d’observer les coiffes, ce que je faisais avec grand plaisir sans soupçonner à quel autre plaisir intellectuel cela me servirait plus tard. Dans le souvenir que j’en ai, ces pèlerins étaient principalement des femmes.
– Vous voulez dire que des traces de ces anciens cultes étaient perceptibles jusqu’à votre jeunesse ?
– Non, non ! pas des ‘traces’ comme vous voulez le croire : c’est le culte ancien lui-même qui s’est perpétué par la grâce des rites nouveaux, et ce, d’ailleurs, par-delà ma jeunesse. J’estime que ces femmes venaient là pour l’eau de la fontaine, pas pour le Credo. Autre chose : la distance entre la chapelle et la fontaine – au-delà des raisons pratiques : on ne construit pas n’importe où, c’est bien évident – indique bien celle que les cathos ont tenté de prendre d’avec l’ancien culte. Il n’en demeurait pas moins que, les jours du ‘pardon’, une procession conduisait encore tout ce monde, il y a moins d‘un siècle donc, à la fontaine, naturellement miraculeuse. Arrive là-dessus ‘le remembrement’ agricole. Par le fait, la voie reliant la chapelle à la fontaine se voit effacée. Du coup, la procession est effacée elle aussi. Et voilà comment, dans le seconde moitié du XXème siècle, l’administration laïque se met au service de la christianisation d’anciens cultes dans l‘un des rares pays où église – au singulier, notez – et état – tout aussi au singulier – font bande à part … Mais, si vous me le permettez, je m’en tiendrai là, cher Monsieur, pour aujourd’hui. Imaginez-vous que si j’exposais publiquement l’entièreté de mes réflexions concernant cet espace, j’exposerais ipso facto ma vieille carcasse à un réel danger ? Dans un siècle ou deux, peut-être, peut-être, quelqu’un pourra-t-il le faire en toute quiétude…
Off the record, boisson locale aidant, j’en ai beaucoup beaucoup appris. Mais une parole donnée est une parole donnée, non ?
L’anti-héros d’Erostrate de Sartre figure l’anti-humanisme déclaré : il faudrait, dit-il, ‘aimer les hommes ou bien c’est tout juste s’ils vous permettent de bricoler. Eh bien, moi, je ne veux pas bricoler. Je vais prendre tout à l’heure mon revolver, je descendrai dans la rue et je verrai si l’on peut réussir quelque chose contre eux.’ Je découvre au passage le mot ‘impolitique’.
Petit ou grand écart ? La question se pose à qui ne retrouve pas ses petits dans ce qu’il lui est proposé de ‘vivre’. Le petit écart – se mettre à vagabonder, par exemple – ne concerne en apparence que celui qui le pratique. Le grand écart – prétendre tirer dans le tas comme le préconisait le comédien pour de semblant Breton – a-t-il la moindre chance de constituer un acte plus exactement politique ?
Le personnage public qu’endosse le vieil indigène érudit, lui, se faufile, mais in fine se défile. Sa force, toute intérieure : être seul contre tous. Sa faiblesse : les avoir tous contre lui.
Pour avoir quelquefois fréquenté des militants de ci ou de ça, je crois que cette même posture leur convient. Et pour avoir même été jusqu’à défiler une fois ou l’autre au nom d’une cause plus que noble, j’ai pu éprouver très physiquement combien cette liturgie a pour effet premier d’attiser l’écart entre les défileurs et les autres.
Je ne puis rien dire des désobéissants et autres faucheurs volontaires, qui enfreignent l’ordre fou, car je n’en connais pas.