Pass ou pas pass ?

– S’il faut remonter aux débuts de nos engueulades, Max et moi, je dirais qu’il y a ce fétiche, ce premier condensé de dialogue de nos années d’adolescence, devenu ensuite rituel :
– T’es con ou quoi ?
– T’es vraiment plus con que je n’pensais !
C’est parfois Max qui entonnait, ou c’était parfois moi.
On aimait beaucoup ça, nous retrouver pour disputailler. Chercher à nous déstabiliser mutuellement.
– C’était comme un sport, on dirait.
– Oui, c’était ça : un sport. Et qui, donc, exigeait de l’entraînement. Mais, à vrai dire, même si on s’appréciait, on ne s’aimait pas véritablement. On s’envoyait parfois de belles vacheries, et c’était pas pour rire !
C’est ainsi que Séb parle de son challenger, Max, et de leurs disputes rituelles.

– Cette fois-là, il s’agissait du Pass sanitaire qui tentait de voir le jour à la faveur de cette pandémie des années 20, vous savez, celle qui fut la mère de presque tous nos chagrins actuels, et qu’on enseigne désormais dans les écoles. 
Par atavisme, j’étais pour ce Pass. Par atavisme aussi, Max était radicalement contre. Il était toujours radicalement pour, ou radicalement contre, quelque chose. Moi, j’étais ou pour ou contre, aussi, ça faisait partie du jeu, mais c’était toujours sans trompetter. Même si Max m’en accusait régulièrement, je ne me montrais pas mou, ça non ! Mais au fond je n’étais jamais radical. Je ne suis, d’ailleurs, jamais radical en rien. J’estime que c’est une tare.
Mais bon, ce n’est pas le sujet. Parlons du pass.

Cette fois-là, Max était arrivé avec un gros titre de journal qui, bien sûr, le scandalisait.
« Quel est ce certificat qui va faciliter le voyage cet été ? »En fouinant un peu, il avait découvert, de surcroît, que cet article de l’AFP était reproduit dans un grand nombre de journaux dans le monde.
Selon lui, cette propagande offensive pouvait se traduire par « Comment diable pourriez-vous refuser un pass sanitaire qui va pourtant vous permettre de voyager librement ? ».
Moi, j’estimais tout simplement qu’il n’y avait ni à refuser ni à accepter :
– Puisqu’il n’est pas obligatoire, et puisque je ne compte pas voyager à l’étranger, en quoi suis-je concerné ?
– Mais, tu réfléchis parfois, ou non ?
– Ben oui : certains se feront faire un pass, et d’autres non. C’est comme les passeports : tout le monde ne s’en procure pas.
– T’es aveugle, ou quoi ?
– Ben oui, le pass ! Pourquoi pas ? Pourquoi aller chercher midi à quatorze heures ? T’es con ou quoi ?
– T’es encore plus con que je n’pensais !

Et c’était parti…
Moi, je voyais vraiment dans ce document une utilité : un peu comme la carte Vitale qui nous dispense d’envoyer de la paperasse à la Sécu.
Que n’avais-je pas dit là ?
– Si tu ne veux voir, comme d’habitude, que le bon côté des choses, libre à toi, mais…
– Que veux-tu dire ?
– La carte Vitale ! Tu me parles de la carte Vitale ? Mais c’est justement l’exemple-type de l’entourloupe !

À l’époque, je n’avais encore rien appris de ce qui allait s’appeler le « scandale » de la carte Vitale. Mais j’ai vite compris que je venais de lui fournir le plus bel os qu’il eût pu espérer.
Le voilà qui, comme à son habitude, se met à marcher de long en large, commençant à élever le ton. Moi, je demeure assis – c’est ma constante habitude en ces circonstances –, et je me sers tranquillement une bière, attendant que mon bretteur ait fini de mûrir son argumentaire : il croit toujours avoir le dessus, à coups de ce qu’il appelle la « raison ».
Il va incessamment chercher « des raisons », en quoi il n’a pas tort, mais ses raisons sont souvent un peu courtes…
C’est ainsi que j’ai eu droit, cette fois-là à
. Aucun système numérisé n’est à l’abri des vols de données,
. Les données de santé sont des atteintes à la vie privée encore plus exécrables que le pistage des opinions ou la reconnaissance faciale,
. Les données de santé sont désormais de celles qui sont le plus volées, etc.
Il est vrai qu’il m’apprenait toujours quelque petite chose à ces sujets. C’est d’ailleurs pourquoi j’acceptais nos pugilats.
Ses derniers mots furent, comme souvent : Prudence est mère de sûreté.
– Tu n’aurais pas le confort dont tu jouis actuellement, lui répondis-je, si la prudence avait toujours eu gain de cause. Reconnais que, aujourd’hui, tu ne renoncerais pas à ce confort !

Depuis le Covid, Max avait développé une nouvelle tendance. Il voyait désormais dans tout ça une intention de la part des gens au pouvoir : par exemple, les cohortes de lobbyeurs dans le moindre couloir des pouvoirs étaient devenues sa bête noire.
Mais la pandémie l’avait aussi poussé au sarcasme, ce qui n’est pas, à mon sens, une attitude sainement raisonnable. On eût dit, parfois, un chroniqueur du Canard enchaîné en manque de sujet, tant il s’efforçait de grossir les traits.
Ainsi, à propos de ce fameux pass :
– Tu verras : il y aura des distinctions proches du débat sur le sexe des anges ! Par exemple : pass « nécessaire » au lieu de « obligatoire ». Ou exigible à l’entrée au théâtre, mais pas au cinéma. Comme il y eut, durant les confinements, autorisation ou non de parcourir la plage. Ces ronds-de-cuir, dès qu’on leur en donne l’occasion, s’en donnent à coeur-joie !

Mais c’est sur le terrain technique du pass que je l’attendais. Il se moque sempiternellement de mes médiocres notes de philo au lycée, mais je crois pourtant avoir sur lui un avantage, dans ce domaine. Et c’est mon job d’ingénieur en informatique qui m’a conduit à l’acquérir.
Je fus, il y a une dizaine d’années atterré de découvrir que nous, les ingénieurs, avons une fâcheuse propension à vouloir développer de nouvelles applications au simple motif qu’elles sont techniquement faisables, peu importe l’impact de ces applications. L’argument des patrons est simple : « Si nous ne le faisons pas, d’autres le feront ». Et leur vision à courte vue leur donne raison sur ce point.
Vint un temps où, face à ma conscience, je passai un mauvais quart d’heure. Espérant recouvrer une certaine sérénité, je plongeai alors dans la philo. Oh ! Je ne suis pas allé piocher du côté des sages orientaux, non, j’ai tenté de comprendre le vieux Marx. Or il se trouve que ce Marx m’a naturellement conduit à Hegel. Si bien que, une fois Max calmé – il avait fait le tour de ses arguments et c’était à son tour de se servir une bière – je pus tranquillement lui exposer ceci :
– Tes imprécations au sujet du péril que constitue le vol de données de santé, où te mènent-elles ? Contrairement au vaccin, tu n’auras même pas de problème de conscience. Il suffira de ne pas te rendre au théâtre, pour reprendre ta supposition de tout à l’heure ! Tu iras au cinéma et puis voilà. Ne peux-tu donc pas te passer de théâtre durant quelque temps sans pour autant être en manque ? En serais-tu dépendant à ce point ?
Bref, tu es bien obligé de faire, à ce sujet, le constat de ton impuissance, …et ce n’est pas le seul domaine où tu es confronté à ton impuissance !
– …
– Mais, passons, c’est sur la situation globale des données informatisées que je veux te contredire. Oui, il y a danger à concevoir éternellement la gestion des données de manière centralisée. Et il est probable que, pour le pass, il en sera ainsi. La situation est grave, je te l’accorde. Mais, écoute ceci : tant que le bouchon n’a pas été poussé assez loin, il n’y aura pas de changement à cet égard. Si le pass est l’occasion pour des tas d’organisations, prudentes comme tu l’es toi-même, de réussir à remettre ça en cause, eh bien, moi je dis : Vive le pass sanitaire !
Il faut voir les choses de haut, mon vieux. De plus haut, en tout cas, que tu ne le fais.
Et écoute encore ceci : dans toute situation, il y a son opposé, qui n’attend que le moment d’advenir. Connais-tu Hegel ?
– Que veux-tu dire ?
– Je veux dire que d’autres technologies existent, qui ne seront mises en œuvre que si une crise survient. Tant que l’on n’aura pas poussé le bouchon assez loin, aucune modération – je dis bien aucune – n’interviendra dans le domaine du traitement informatique des données. Autrement dit, pour obtenir le résultat que tu sembles espérer – je dis « sembles », car durant ta longue tirade théâtrale, tu t’es contenté de critiquer, de dire « il faut alerter », de pester, et… En fait, ce que tu sais faire de mieux, ce sont des moulinets. Et, pire encore, comme d’habitude, en bon Narcisse, tu t’en satisfais. Bref, pour obtenir le résultat que tu sembles espérer, il va falloir une belle grosse crise ! Et peut-être le pass sera-t-il la goutte d’eau prévisible ?
– Et alors, quoi ?
Eh bien, des technologies alternatives sont en embuscade. Bien plus respectueuses de la vie privée. Je me souviens que tu as, un jour, acheté un bitcoin. Eh bien, ce qui structure ce type de monnaie, c’est la technologie blockchain. Tu sais, j’imagine, combien les banques craignent cette technologie. Et elles ont toutes les raisons de la craindre !
– Et, au-delà de la monnaie, tu imagines donc toute collecte et tout stockage de données selon ce principe ?
– Oui, absolument. Mais attention : à ce moment-là, tu auras toujours et encore de quoi faire des moulinets, car les intérêts qui soutiennent cette révolution ne sont peut-être pas, non plus, franchement tes amis…

C’est à peu près ainsi, me semble-t-il, que se déroula notre pugilat au sujet du pass sanitaire.
J’en avais appris un peu. Et lui, peut-être plus.
But atteint, donc !

Nos bières étaient, cette fois, de marque G*** Mais leur nom a dû être flouté pour que ce récit trouve place sur desinfo.info. Ça me rappelle, à l’inverse, une télévision locale suisse qui faisait habiller son présentateur-vedette du Journal par un commerçant de prêt-à-porter ; et l’« information » à ce sujet était, bien entendu, diffusée à chaque bulletin. Des présentateurs-mannequins, il me semble qu’il en pullule, et sous des formes moins rustiques…

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