Esquisse de scénario
Les premières images font découvrir, de loin, deux ou trois personnes visitant un très grand potager, puis un bâtiment en construction, ainsi que d’autres éléments épars d’un site rural en cours d’aménagement.
Nous retrouvons ce même groupe dans un grand abri fermé, principalement meublé d’outils de jardin. Deux ou trois personnes supplémentaires sont venues le compléter.
Un enregistrement radio s’y prépare : journaliste, ingénieur du son, pose de micros-cravates, etc.
L’interview va porter sur les préparatifs d’un campus universitaire initié par un trio de charpentiers, et où tous les enseignements se feront sous forme d’enseignement mutuel.
Cette forme est considérée par eux comme symbole de la résistance aux pouvoirs autoritaires habituels et, surtout, manière de préparer une alternative globale.
Le journaliste commence son « direct »
– Il y a autour de moi des outils de jardin. C’est assez logique puisque, ici où nous sommes, pas mal de choses tournent autour du potager, comme j’ai pu le constater depuis mon arrivée.
Et il y a aussi, autour de moi, pas seulement des outils de jardin, des gens. Des gens qui sont en train de mettre en place des ateliers de formation…
On peut dire ça comme ça ? des ateliers de formation ?
S- Nous, nous disons plutôt qu’il s’agit d’une « université ».
En tout cas, des initiatives, disons, qui ne manquent pas d’originalité, c’est le moins qu’on puisse dire !
Vous trois, vous êtes charpentiers…
P-…dont deux charpentières… (rires)
S- … et nous ne sommes peut-être pas QUE charpentier et charpentières, allez savoir ! Mon nom est Sylvain, mais appelez-moi Syl, s’il vous plaît.
P- Moi, c’est Prune, mais vous pouvez m’appeler Prunelle.
Et ?
Eva. Et vous pouvez même m’appeler Eva.
…D’où vous est venue l’idée de cette initiative que vous appelez « Constructeurs » ?
E- De par notre métier dans le bâtiment, nous avons constaté que les savoirs concernant la construction de bâtiments sont multiples, mais que chacun de ceux qui se forment dans ce domaine, puis qui y travaillent, n’en connaissent qu’une ou deux facettes. Or, des facettes, il y en a des tas. Pour donner un exemple, les gens compétents sur le plan technique ne sont pas toujours au top sur le plan administratif, ou sur le plan financier. Et puis, il y a ces cloisons entre corps de métier. Or une maison, ou n’importe quel bâtiment, c’est un ensemble.
Si je comprends bien, vous voulez former des gens multi-spécialisés, c’est ça ?
E- Non. Ce n’est pas ça. Il ne s’agit pas du tout de former des gens multi-spécialisés.
Disons, alors, un complément de formation générale ?
S- Ah, non ! ça encore moins : pas question de délivrer un vernis généraliste !
Bon, j’essaie d’y voir clair, moi… Aidez-moi ! C’est quoi, le but, alors ?
P- Comme tu exposes les choses, E, ça ne ressemble à rien. D’ailleurs, tu vois bien que ce monsieur ne comprend pas.
C’est pas du tout ça, monsieur. Vous pourrez couper ce que vient de dire E.
E (irritée)- Permets-moi tout de même de continuer, Prunelle !
Le but de premier niveau est que chacune des personnes concernées ait une meilleure vue d’ensemble. La pratique d’un professionnel du marché de l’immobilier lui permet d’en dire beaucoup à des professionnels qui, eux, sont en permanence sur des chantiers. Le juriste qui travaille dans des services d’urbanisme peut informer utilement tous les autres. La personne qui construit dans un bidonville peut décrire aux autres quels processus sont à l’œuvre là-dedans, comment se choisissent les matériaux, s’il y a coopération, s’il y a ou non demande d’autorisation, ou si c’est sauvage, et ce que ça entraîne sur le plan social. L’ingénieur béton, le géobiologue, le grutier, le métreur, etc. ont bien des choses à s’enseigner utilement. Surtout ce qu’ils ont appris par l’expérience. Surtout ça.
Alors vous vous êtes dit : pourquoi pas ici ?
E- Oui, mais il y a surtout que notre orientation est délibérément « irrégulière ».
Irrégulière », c’est-à-dire ?
Nous sommes persuadés que, dans le domaine de l’« alternatif », les architectes et les autoconstructeurs, par exemple, ont pas mal de choses à s’enseigner mutuellement !
P- A chercher ensemble, surtout !
E- Oui, à chercher, tu as raison. Et le fossé entre autoconstruire et posséder peut aussi être éclairant, ce dont pourrait témoigner un ou une zadiste de ND des Landes. Bref, il y a l’idée que, avec l’aide de davantage de professionnels du bâtiment qui acceptent d’élargir leur manière de voir, il sera possible de construire autrement, et de manière, donc, irrégulière.
S- Dans notre démarche, il y a autre chose. En plus de favoriser une meilleure vue d’ensemble, il s’agit surtout de nourrir la réflexion personnelle de chacun. Il s’agira d’un processus où nous partirons de ce que nous faisons et de ce que nous savons, pour nous projeter plus loin.
P- Comme devraient le faire toutes les formations, en fait, non ?
S- Pas là où on nous dit d’aller, non ! mais là où nous conduira, chacun, notre processus personnel. Une petite « fabrique de singularités », en somme, si vous voulez un titre accrocheur pour votre émission… (rires)
Parce que nous sommes « du bâtiment », comme on dit, eh bien nous partons de ce que nous savons et de ce que nous faisons. Si nous étions de l’agriculture, nous ferions pareil.
E- Selon nous, sortir la tête hors de sa propre particularité c’est, bien sûr, une condition pour des individus sains ; mais c’est surtout une condition pour une société saine.
Ma petite cervelle voit une contradiction entre ce que vous disiez (attiser les singularités) et ce que vous venez de dire (sortir de sa propre particularité) ?
E- Pas du tout, car l’un renforce l’autre ! Réfléchissons plus largement : nous avons autant de difficultés à faire des choses en commun qu’à développer notre singularité. Autant ! C’est un bien triste tableau, non ? C’est chacun pour soi, chacun chez soi, bien carapaçonnés, …mais mâchant et remâchant les mêmes troubles et les mêmes calmants…
Est-ce que votre réflexion rejoint celle de Louis Maurin, le directeur de l’observatoire des inégalités, pour qui « nous habitons désormais un monde où ‘je’ ne désigne plus une personne mais DES individus dépersonnalisés » ?
E- Peut-être bien… Personnellement, je n’ai pas l’honneur de connaître ce monsieur. Mais ce qui est clair, c’est que le conformisme atteint actuellement des sommets. Conformisme à l’école, conformisme dans la bureaucratie – et ça, du haut en bas, et de bas en haut, à quelque niveau qu’on se situe ! -, conformisme sur les médias dits sociaux… Formatages à qui mieux mieux ! Sans oublier la bonne vieille TV, toujours d’attaque malgré son grand âge !
P- On dit parfois que, dans des sociétés dites primitives, l’individu n’avait pas de place. Eh bien, selon nous, Monsieur, le conformisme est sans doute aujourd’hui plus absolu, partout sur la planète, qu’il ne l’était dans ces sociétés restreintes, qui étaient d’ailleurs différentes les unes des autres ! Sauf que c’est maintenant le même conformisme partout, partout, partout ! A tout prendre, en matière de conformisme, je préfère la biodiversité !
S- Pour rajouter une référence, il convient aussi de lire Tocqueville qui, il y a de ça plus de deux siècles, prévoyait dans l’égalité un sacré danger pour la société en train de se faire aux États-Unis. Je ne dis pas que là-bas, ou ici, nous serions dans une société égalitaire, ça non…
P- …ben non, mais c’est précisément ce même moule, appliqué à tous, qui renforce les inégalités de fait. Et, pire, qui les justifie !
Nous nous engageons sur un terrain abstrait, là…
Nos auditeurs ne comprendraient peut-être pas.
Un point qui intrigue : vous allez donc jusqu’à vous attribuer le titre d’Université…
P- N’allez pas croire que le mot soit pris au sens élitiste qu’il a souvent, ni même au sens d’enseignement dit supérieur.
E- D’ailleurs, aucun diplôme ne sera exigé à l’entrée.
S- (va prendre, sur une étagère, un livre bien cochonné et lit) Ivan Illich : il faut, je cite, « une place à l’intérieur de la société où chacun s’éveille par surprise, qui doit être un lieu de rencontre où les autres nous surprennent par leur propre liberté qui nous rend conscients de la nôtre. »
P- Bon, voilà. Là, tu commences à parler de ce que nous avons dans le ventre !
Attendez, j’ai peur que nous versions dans l’intellectualisme…
E- C’est important, ce que vient de lire Syl. Le mot université nous convient pour désigner un lieu fait pour ça, pour éveiller par surprise. Et donc , eh bien, nous allons, oui, comme vous dites, jusqu’à nous attribuer ce titre d’université !
S- « Université » aussi, parce que sur ce futur campus…
Campus ?
Ben oui, tant qu’à parler d’université, nous utilisons aussi le terme campus… Eh bien, sur ce campus, d’autres formations sont en préparation. L’une, qui existe déjà sous forme provisoire non loin d’ici, est d’un type tout à fait nouveau pour se perfectionner dans une langue étrangère. Elle vise à ouvrir sur d’autres régions du monde et, elle est, elle aussi, entièrement basée sur la formation mutuelle : c’est pour ces deux raisons que nous sommes entrés en contact avec eux.
(s’adressant à T) Vous, vous êtes dans ce projet concernant les langues.
T- Je me nomme Tania, et vous pouvez m’appeler tout simplement comme ça. (rires) Oui, Syl vient de parler de formation mutuelle. C’est effectivement notre maître-mot. Et nous venons de clore la toute première action de formation mutuelle en espagnol/français : vingt hispanophones vivant et étudiant avec vingt francophones, durant deux mois.
Mais vous-même, contrairement aux charpentières et charpentier, vous ne vous considérerez pas en formation dans ce dispositif, si je comprends bien. Vous êtes enseignante ? De français ou d’espagnol ?
T- Ben non, je ne suis pas en formation, même si j’apprends beaucoup, je dois dire ! Mais je ne suis pas, non plus, enseignante, puisqu’il y a zéro enseignant dans ce que nous faisons. Comme les « constructeurs », nous sommes en lutte contre tout épandage de savoirs par des personnes ayant autorité. Ce que nous faisons, par contre, c’est de la recherche. Nous prenons du recul par rapport au groupe, mais sans être extérieures néanmoins.
Comment vous définissez-vous, en ce cas ?
T- Nous sommes deux Organisatrices-Accompagnatrices. Mais pas enseignantes. Et ce n’est pas du tout une question de mots ! Par exemple, nous ne décidons pas du programme d’activités. Ni de celui de la journée, ni de celui du cycle entier. Non seulement nous ne décidons pas, mais nous ne jouons aucun rôle à ce sujet. Et nous ne donnons aucun cours proprement dit, ni collectif ni particulier. Durant le stage, nous avons d’ailleurs assez peu de contacts directs avec les stagiaires.
Ah bon ? Alors, quoi ?
T- Nous mettons à disposition une grande quantité de ressources, et nous sommes également disponibles pour guider personnellement ceux qui nous le demandent. Mais, je le répète, nous ne donnons pas de cours, au sens où on comprend ce mot habituellement.
Et ça marche ?
Nous venons d’évaluer avec les stagiaires les résultats de notre première fournée et, ma foi, on peut dire que oui, ça marche vraiment !
Vous m’intriguez. Et puisqu’il va bien falloir qu’un jour, je me décide à perfectionner mon malheureux anglais, je m’adresserai à vous, ce qui me permettra de comprendre tout ça de l’intérieur. Vous vous intéressez à l’anglais aussi, j’espère ?
T- Pas de problème ! Dans six mois, ça sera sans doute au point.
Je reviens vers vous, les charpentières et charpentiers : vous aussi, vous vous considérez comme des Organisateurs-Accompagnateurs ?
S- Organisateurs, oui, mais pas plus. Ce qui est sans doute nécessaire pour les stages de langues – qu’il y ait des accompagnateurs – ne l’est absolument pas dans notre cas.
P- Nous serons des étudiants parmi les autres, c’est tout.
Et puis aussi, la philo. Ça, c’est vous ?
M- Je m’appelle Momo, et, non, je ne suis pas LA philo, mais disons que, oui, la philo…
J’avoue n’avoir aucun bon souvenir de l’enseignement que j’ai subi au lycée.
M- Ça peut se corriger ! Par exemple, si on philosophe à partir des questions que vous vous posez. Vous savez, les questions qu’on se pose aujourd’hui paraissent très différentes de celles que les générations précédentes se sont posées. E t pourtant, elles sont très semblables. La philo, c’est d’abord prendre du champ d’avec le temps court dans lequel nous marinons ; prendre le temps de respirer, de découvrir qu’il existe peut-être des – non, pas des solutions – mais des pistes pour comprendre qui nous sommes, ce qu’est ce monde qui nous décontenance tellement, et ce que nous faisons là-dedans. Et puis surtout, la philo, c’est une habitude : l’habitude de poser des questions. Les réponses – là je parle pour moi – les réponses ne sont pas le plus important. Par exemple, la question « Qu’est-ce qui distinguera un humain d’un ordinateur de 2050 ? » vaut en elle-même, dès à présent, c’est-à-dire avant que nous ayons les éléments de réponse, puisque nous ne savons pas ce que seront les ordinateurs de 2050… Il faut des lieux pour ceux qui veulent se poser tranquillement ce genre de question et explorer à plusieurs. La question restera peut-être sans réponse, je le répète.
Avec un examen au bout ?
M- Pas d’examen. Pas de ça chez nous. Ce serait un parfait contresens !
Et pas de diplôme ?
M- Non, de ce point de vue, nous ne sommes pas sur la même longueur d’ondes que nos amis constructeurs. Nous avons trop peur que « diplôme » rime avec « reconnaissance par autrui ». Et pas seulement reconnaissance par autrui, mais reconnaissance certifiée, valable pour l’éternité. Une béquille symbolique. Mieux vaut apprendre à s’en passer !
Mais tout de même, en philo aussi, enseignement mutuel ?
M- Nous ne serions pas dans cette aventure si nous n’avions pas ce gène en commun avec les autres.
Comme un café-philo, en somme ?
M- Le rapprochement est intéressant, oui. Le café philo, ça peut être intéressant, s’il est bien conçu, c’est-à-dire quand il ne s’agit pas seulement de bla-bla entre egos, et plus ou moins toujours les mêmes egos, d’ailleurs ! Dans le meilleur des cas, un café-philo peut faire que les livres ou les articles que les uns et les autres ont lus ne sont plus des terminus ; nous ne sommes plus, chacun individuellement, une déchetterie ultime… (rires)
Mais puisque nos stages pourront durer jusqu’à plusieurs semaines à temps plein – même s’il y en aura aussi de quelques jours -, il va de soi que nous pourrons aller plus loin que le simple partage des lectures.
E- J’imagine que tu évoques ainsi ce qu’enseigne la vie quotidienne en autogestion collective. Et ça, c’est pas toujours de la tarte ! Nous trois au moins, qui sommes à l’origine de ce campus qui commence à prendre forme, nous en savons quelque chose pour avoir tâtonné pendant des années, perdu espoir, tout remis à plat, repris espoir…
Tous les trois, vous vous connaissez donc depuis déjà longtemps ?
E- Oui, nous n’aurions pas pris le risque d’un tel projet sans bien nous connaître préalablement. Et surtout sans nous assurer que nous sommes archi-complémentaires. P est comme elle est, S est comme il est, et moi comme je suis. Non seulement nous sommes compatibles – ça c’est déjà rare -, mais c’est insuffisant. En fait, le moteur, c’est qu’« être-nous-trois », ça nous pousse en avant.
S- Si E n’avait pas été dans l’aventure, autant le dire, je ne m’y serais pas engagé. Elle, vous pouvez lui confier n’importe quoi à organiser : vous êtes assurés que ça va marcher, grand, petit, très grand. L’air de pas y toucher par-dessus le marché. Elle a ça dans le sang, elle n’y peut rien (rires) !
Momo, encore quelques mots sur la philo ?
M- Si ça vous dit, oui ! Sur la méthode, par exemple. Nous appelons ça : explorer en s’épaulant. En reconnaissant d’ailleurs que, souvent, il vaut mieux choisir qui épauler, et par qui être épaulé. Si bien qu’un stage, chez nous, consiste à la fois en un grand groupe et en diverses grappes par affinités qui le constituent : chaque forme a ses vertus.
Le mot « épauler » est important. Celui qui voudrait y venir pour « se former », comme il est d’usage de dire, n’a pas sa place. Mieux : celui qui ne vient pas pour, d’abord, je dis bien « d’abord », épauler d’autres participants n’y trouvera pas place non plus.
Et vous, même si vous ne serez pas plus prof que les autres, vous êtes tout de même un philosophe patenté, dûment qualifié par une université, je suppose ?
Ben, je vais sans doute vous décevoir : pas du tout ! Il me semble même que ça m’aurait plutôt freiné. Le milieu, les collègues, le qu’en-dira-t-on…
Organisateur-accompagnateur, alors ?
Un peu moins. Comme les constructeurs : seulement organisateur. Et pour le reste, participant.
Chez vous, les constructeurs, une formation mutuelle dans n’aurait pas grand sens entre parfaits débutants, je suppose. Vous recruterez donc des personnes déjà formées ?
E- Oui. Et autant que possible, des personnes déjà en activité depuis un bout de temps.
Pour une durée de combien de temps ?
E- Pour le moment, nous estimons que deux week-ends par mois durant deux ou trois ans devraient faire l’affaire. Ça devrait pouvoir se combiner, pour les participants, avec la poursuite de leurs activités professionnelles. Mais c’est l’expérience qui dira ce qui convient.
Si je compte bien, plus de cinquante jours seraient donc nécessaires, selon vous, pour un simple partage entre professionnels ?
E- S’il ne s’agissait que de partager ce que chacun connaît déjà, oui, en moins de temps, ce serait fait. Mais nous prétendons faire plus. Tu peux expliquer ça, P. ? C’est toi qui nous as convaincus de cette manière de faire…
P- Il s’agit de transmettre ce qu’on sait, bien sûr, mais aussi de partager ce qu’on va apprendre pendant le processus. D’une certaine manière, ce que nous voulons, c’est fusionner les rôles de prof et d’apprenant, tout simplement.
On dirait bien qu’ici, on a des comptes à régler avec la notion de prof ! … Pourtant, les étudiants se pressent en foule là où ils pensent trouver des professeurs, des vrais ! Les universités débordent ! Plus personne ne semble savoir comment faire pour endiguer le flot.
P- Eh bien, justement, c’est ça qui ne peut pas durer ! C’est pourri, ça ! On donne aux jeunes de la nourriture frelatée, sous un bel emballage, certes, mais frelatée. Et les mange-merdes accourent… Dans les facs, et les écoles en général, qu’est-ce qu’ils viennent faire, les étudiants ? Ils viennent se soumettre. Ils se soumettent à tout : à une certaine conception du savoir, ils se soumettent aux modalités selon lesquelles on les gave de ce savoir, ils se soumettent aux résultats d’examens… Ça fait tout de même beaucoup, non ? Vivre à genoux, en suppliant que des demi-dieux leur donnent leur diplôme, ça ne les gêne même pas, puisqu’ils en ont l’habitude depuis qu’ils sont nés. Puisque c’est dans les gènes de la société qui les a fabriqués.
Ils sont déréglés, ces gens-là ! C’est bien pire que le dérèglement climatique ! Bien plus dangereux ! Et là, croyez-moi, y aura pas de coalition de chefs d’Etats pour y remédier ! A ça, pas touche !
Et, d’ailleurs, je trouve que la situation que nous vivons en ce moment, ici, dans notre abri de jardin, a quelque chose à voir avec ça !
C’est-à-dire ? Je ne comprends pas…
P- Ici, ce que nous attendons de l’interview auquel nous nous soumettons en ce moment, c’est que nos projets soient connus. Et pour ça, nous acceptons que, depuis le début, vous meniez les choses comme vous l’entendez : vous nous donnez la parole comme ça vous convient, vous choisissez vos questions… Et puis, quand ce sera fini, vous en ferez ce que vous voudrez…
Ça aussi, cette manière de nous soumettre aux médias, c’est dans les gènes de la société qui nous a fabriqués. Mais merde !
Dans Ivan Illich, vous trouvez cette affirmation : « le droit d’enseigner une compétence devrait être tout aussi reconnu que celui de la parole ». Ce n’est pas que nous voulions abolir l’enseignement, non : nous voulons faire de chacun un enseignant. Qui n’enseignera ni ce qu’un autre enseignerait, ni comme un autre enseignerait. C’est l’un des problèmes majeurs de nos jours, non ? – je ne sais pas ce qu’en pense Momo – ce rapport aux connaissances. Moi, il me semble que ce n’est pas du tout par hasard que cette question de « prof ou pas prof » est de plus en plus à l’ordre du jour.
Oui mais, concrètement, pour votre initiative « Construction de bâtiments » ?
P- Eh bien, chacun des participants va explorer, de son côté, des savoirs au sujet de l’acte de construire. Par des lectures, des rencontres, ou par d’autres moyens. Or il va de soi que chacun, en fonction de ce qu’il sait déjà, et en fonction de ses préoccupations actuelles, de sa personnalité aussi, chacun explorera ces savoirs à sa propre manière. Il aura ensuite à en faire part aux autres. Et sa manière de le faire sera forcément singulière. Si deux ou trois s’attellent au même corpus, les comptes-rendus ne seront pas identiques, puisque chacun sera prié, non pas seulement de transmettre ce qu’il aura découvert, mais surtout ce que ça lui « fait » : les questions auxquelles ça apporte ou non une réponse selon lui, les nouvelles questions qu’il a été amené à se poser, ce sur quoi il est en accord ou désaccord, etc. Cette démarche est complètement aux antipodes de celle adoptée généralement par les profs, qui exposent leurs savoirs d’une manière lisse. Comme si eux-mêmes n’existaient même pas, dans ce processus. Sauf s’ils veulent être célèbres, bien sûr, se faire un nom, et en ce cas, les voilà soudain devenus des emballages pour les savoirs qu’ils propagent.
E- Tu dis d’une manière lisse, mais c’est surtout indiscutable par l’étudiant, s’il veut réussir à l’examen ! L’examen est un vrai obstacle au savoir !
P- Oui, il faut le dire et le redire : l’examen est un obstacle. En étudiant pour l’examen, on apprend l’échine courbée. En d’autres termes : on apprend à courber l’échine.
E- Et on ingurgite des savoirs pas du tout bariolés. Seulement juxtaposés, ce qui n’est pas terrible non plus…
Existe-t-il ailleurs des expériences de même type ?
S- Nous n’avons pas connaissance d’initiatives réunissant l’ensemble des caractères de la nôtre. Mais, vous savez, dans l’histoire humaine, bien des innovations ont eu lieu à la même époque en divers endroits de la planète. Et donc…
P- Tout de même : Une des figures qui nous a impressionnées est celle de Félix Carrasquer, un libertaire espagnol qui fonda des écoles sans maître dans les années 30 en Aragon et à Barcelone. Illustre inconnu, même des pédagogues alternatifs, soit dit en passant !
Projet ambitieux !
P- Oui, nous en sommes bien conscientes. Même si nous revendiquons aussi une bonne dose d’inconscience ! (rires)
E- Il va de soi que ça impliquera, en plus, une bonne dose de recherche et d’expérimentation ! Mais, quant à l’ambition, oui, il nous semble que c’est justement ce côté ambitieux qui nous aidera à trouver les bonnes personnes, celles qui n’ont pas peur de faire un pas de côté, et de prendre avec nous quelques risques… Nous nous trompons peut-être, mais l’enjeu en vaut la chandelle !
Vous n’avez pas fait d’étude de marché, on dirait…
(rires)
Comment ça sera financé ?
S- Pas de financement public. Présenter des dossiers de financement représente une tâche en soi, or nous ne voulons pas perdre notre temps, notre barque est déjà assez pleine comme ça.
E- Mais surtout, présenter des dossiers avec le plus de chances de succès impliquerait de se soumettre aux exigences du financeur, or ce n’est pas du tout dans cette direction que nous voulons aller. Ce que sera cette université doit résulter le plus possible de ce qu’elle crée elle-même, et pas des exigences de maudits financeurs, …exigences qui, de surcroît, peuvent varier dans le temps !
S- Et donc ni financement privé ni financement public, puisque les risques seraient les mêmes. Des appels à contribution volontaire de personnes privées sont en préparation. Par exemple sous forme d’un impôt volontaire collectif : un groupe de personnes, qui ne seront pas sur zone mais qui voudront soutenir l’expérience, s’engageront à verser collectivement une somme mensuelle ; et si l’un des membres de ce collectif veut se retirer, il devra au préalable avoir trouvé une personne qui prendra sa place.
Bien entendu, les participants sont en première ligne pour décider des besoins de financement, et aussi des sources. Par eux-mêmes, par exemple, durant la formation ou après la formation. Ou par d’autres.
P- Nous voulons, de toute manière, développer la gratuité, autrement dit le don sans contrepartie. Les échanges entre participants seront bien entendu gratuits. Mais il y aura inévitablement des frais de fonctionnement. Toutefois, l’une des importantes causes de dépenses d’une université est supprimée d’emblée, car, comme vous l’avez certainement compris, il n’y aura pas de profs.
Pas de profs, c’est d’autant plus difficile à admettre que des diplômes pourraient être délivrés, ai-je cru comprendre.
P- Pas de profs, car le processus d’apprendre doit être conduit par les apprenants eux-mêmes. Les profs voient obligatoirement l’apprentissage depuis leur lorgnette, or apprendre est une tout autre tâche qu’enseigner !
E- Et bien plus difficile, d’ailleurs !
S- Si ça peut vous rassurer, des gens très expérimentés ou hyperspécialisés interviendront, mais pas avec le statut de profs.
Comment pouvez-vous, à la fois, admettre l’hyperspécialisation et dénoncer « la trop grande spécialisation » ?
S- Des gens qui ont appris bien plus que les autres peuvent être utiles, c’est évident ! Un historien qui aura longtemps travaillé sur l’évolution de l’habitat vers sa forme actuelle – qu’on dira domestiqué – peut utilement nous éclairer en tant qu’étudiants, en nous faisant pendrr du recul sur notre activité courante. Moi-même, je puis dire que ce que j’ai appris de plus important dans mon métier, je le tiens d’un charpentier hors d’âge !
P- Oui mais voilà : si vous lâchez la bride à ceux qui savent mieux, ils auront tendance à se voir également plus compétents dans le processus d’apprentissage lui-même, et pas seulement dans ce sur quoi ils sont réellement compétents. Une équation vicieuse a cours dans nos sociétés : savoir = pouvoir. Si nous voulons que ces gens plus compétents soient tenus à l’écart des décisions concernant la conduite de nos processus de formation, eh bien, il faut, par précaution, éliminer la notion-même de prof.
P- Et puis, nous cherchons à nous former dans une perspective que nous appelons « irrégulière ». Les étudiants seront venus ici pour cette raison. Et ça ne se réalise pas en claquant des doigts : comprendre tout ce que ça implique d’être « irrégulier », ça nécessite une démarche dans la durée, et ce processus-là aussi doit être entièrement entre les mains des étudiants.
On peut vous comprendre… Ces initiatives peuvent tenir la route… Mais quand vous annoncez que l’université pourrait délivrer des diplômes, l’absence de profs devient tout de même difficile à comprendre ! Ce sont les étudiants eux-mêmes qui délivreront les diplômes, ou bien, à cette occasion aussi, ferez-vous appel à des gens très expérimentés ou hyperspécialisés ?
E et S – Ce sont effectivement les étudiants qui délivreront les diplômes.
P – S’il en est délivré, ce qui n’a rien de certain…
Par les étudiants eux-mêmes ? Trop facile !
S- Ce qui est trop facile dans le processus habituel des examens est que, à la limite, un prof peut, tout seul, décréter une personne diplômée ou non. Même si, dans les faits, il n’y a généralement pas qu’un prof parce que l’enseignement peut consister en plusieurs « matières », l’observation n’en est pas fausse pour autant : des profs individuels se concertent, mais sans que les uns aient de vraies raisons de discuter des appréciations des autres. Et puis, dans la plupart des cas, l’évaluation se fait par l’intermédiaire de notes données à l’étudiant, hors de tout échange avec lui, ce qui n’est pas très raisonnable puisque les expériences ont montré – on le sait depuis un bon siècle – que la notation n’avait rien du tout d’objectif. Pas plus que le classement en tant que tel, d’ailleurs. Sébastien Faure, aujourd’hui tout aussi méconnu que Carrasquer – faut-il s’en étonner ? -, disait :« Ce qu’on sème, par le classement, c’est : chez les premiers, la vanité, la présomption, le mépris des inférieurs, l’arrivisme ; chez les derniers, l’envie, le découragement, le dégoût de l’effort, la résignation. »P- Et, malgré ça – ou peut-être précisément pour ça ? -, dans le monde de la formation scolaire, partout sur cette planète, la note et le classement sont les vraies clefs-de voûte ? Ça convient si parfaitement aux profs, aux étudiants, aux parents et à la société tout entière qu’on ne voit guère comment l’institution scolaire pourrait s’en passer sans que tout l’édifice se lézarde.
S- S’écroule, tu veux dire ?
Bon, alors, comment seront délivrés les diplômes ? Je trouve ça insensé !
E- Précisons que, premièrement, le diplôme, s’il existe, ne sera pas l’objectif de la formation. Quand on le considère comme l’objectif numéro Un, le diplôme est le pire obstacle à une formation raisonnable, on l’a déjà dit. De plus, comme tu viens de le dire, P., ici, certains ne demanderont peut-être pas qu’il leur en soit délivré. Et il ne serait pas étonnant d’assister à un refus de principe de l’ensemble des étudiants quant à cette question ! P- Bon, en cherchant à mettre le diplôme en piste sur le grand billard qu’est le marché de l’emploi, ce que nous voulons, c’est surtout attirer l’attention sur les aberrations des formations segmentées. Si « le marché » donne de la valeur à ce que nous aurons entrepris, ce sera une bonne chose …pour les bâtiments à venir.
Je répète tout de même ma question : comment envisagez-vous concrètement de faire délivrer des diplômes par des étudiants ?
E- Le diplôme ne portera absolument pas sur des connaissances supposées acquises. Il est clair que « connaissances » n’équivaut pas à « compétences techniques ». Dans quelque activité que ce soit, d’autres qualités que la compétence au sens strict sont importantes : la capacité à comprendre une situation et à y réagir, la propension à collaborer, l’ouverture à des problématiques inhabituelles, et peut-être même jusqu’à l’aptitude à passer le balai, etc. Les critères qui présideront à la délivrance des diplômes seront établis par les étudiants. Qui mieux qu’eux pourrait en juger ?
Oui mais, comment ? Vous tournez autour du pot ! Comment, concrètement ?
E- Eh bien, c’est simple. Et nous n’inventons rien ! Aujourd’hui, quand vous consultez certains sites internet, vous êtes invité à accorder de zéro à cinq étoiles à un produit (un livre, une musique, un film), ou à un service, ou même au site lui-même. Nous adoptons le même principe. Vers la fin du cursus, les étudiants détermineront le nombre d’étoiles dont chacun dispose pour en gratifier l’ensemble des autres (5 par exemple) ainsi que le nombre maximum d’étoiles que chacun d’eux peut recevoir (10 par exemple). L’idée est que, à partir d’un nombre donné d’étoiles reçues (5 ou 6, par exemple), un ‘étudiant’ serait diplômé.
S- Il faut préciser que la formation ne se passera qu’en partie en « salle de classe » ! Il y aura d’une part des chantiers sur place, auxquels les étudiants participeront durant les journées dédiées, mais aussi pour ceux qui le pourront, à n’importe quel autre moment et pour des durées variables. Et d’autre part, il y aura la vie quotidienne du lieu : entretien, popotte, etc. L’autogestion sera à l’ordre du jour, ce qui implique bien sûr des temps pour débattre, décider, etc. Comme vous l’avez constaté, nous, les étudiants de Construction de bâtiments, nous ne serons pas les seuls usagers du campus : celui-ci sera dans son ensemble un lieu de formation à la vie en collectif, condition normale dans une perspective « irrégulière », et – si les étudiants en décident ainsi – l’évaluation, et donc le diplôme, pourrait tout aussi bien porter sur cet aspect-là de la « formation ».
P- Mais bon, cette question du diplôme est surtout, à nos yeux, un peu de poil à gratter : il s’agit d’attirer l’attention sur le fait que tout diplôme, quand il existe, devrait prendre en compte bien plus d’éléments que ceux pris en considération actuellement. Au final, si aucun diplôme n’est jamais attribué ici, ce ne sera pas plus mal.
S- Notre autre message aux enseignements habituels, aux universités, mais pas seulement, hélas ! est « Cessez de cloisonner vos enseignements, car c’est contre-performant. Oui, d’accord, ça s’alimente au découpage des savoirs qui s’est mise en place au fil des siècles, mais ça ne bénéfice ni aux étudiants ni à la société ! Et la concurrence entre vos universités – cette bataille acharnée concernant la valeur des diplômes de plus en plus spécialisés – ça, ça rajoute une belle couche de destruction des savoirs dont nous aurions besoin ! »
Vous espérez vraiment vous faire entendre ?
E- Pas besoin d’espérer pour entreprendre, dit-on ! Mais nous, oui, nous espérons.
Quoi, par exemple ?
S- Eh bien, que notre signal d’alarme donne naissance à des initiatives dans divers domaines. Oh ! pas demain, mais après-demain, par exemple. Ok, il sera peut-être déjà bien tard… Mais tout de même… On fait notre part, comme dit l’autre!
E- Imaginez, par exemple, les formations à l’alimentation humaine. Comment se forme-t-on à ce sujet ? Classiquement, les étudiants ont le choix entre des dizaines de filières différentes : l’agriculture, la nutrition, la géographie, la médecine, l’économie, la psychologie, l’histoire,
L’histoire ?
E- Eh bien oui, l’histoire, bien sûr ! Tant de crises, dans l’histoire, sont liés à des problèmes de nourriture, au prix des céréales, par exemple ! Oui ! Et puis le marketing, le commerce agro-alimentaire, la finance, et j’en passe… tout ce monde-là est concerné par l’alimentation. J’allais même oublier la cuisine.
Et puis aussi : il existe diverses manières de considérer l’alimentation : la restauration collective, l’aide alimentaire d’urgence, à l’international ou non, etc.
P- Vous êtes médecin, par exemple. Dans votre activité professionnelle, il est clair que vous n’allez envisager l’alimentation que de manière très partielle. De même pour les autres professions qui sont pourtant toutes concernées par l’alimentation. Il est urgent de procurer à chacun une vision tant soit peu d’ensemble ! A ceux qui ont un peu conscience de ce par quoi ils sont concernés, bien sûr. Les autres, ceux qui ne pensent qu’à leur petit monde, que peut-on en espérer ? Pour moi, ce sont des infra-humains.
S- Oui, mais voilà : qui pourrait la procurer, cette vue d’ensemble ? Des enseignants ? Ils ne sont eux-mêmes détenteurs que de savoirs partiels… Ils devraient même être les premiers à devoir se former dans une université mutuelle de l’alimentation !
P- Je veux en revenir aux infra-humains ! Les sous-hommes, ça me tient vraiment à cœur – beaucoup plus que la question des profs. Ou plutôt, non, c’est la même chose… Car qu’est-ce qui les a déréglés à ce point ? C’est pas l’enseignement, peut-être ? Gosses et jeunes, ils sont ensemble, immobilisés devant un prof – ou une prof, c’est interchangeable ! – et on leur dit que ça, c’est bien ; et adultes, ils sont immobilisés devant la télévision, et ils trouvent ça bien aussi.
(on cherche à faire taire P, mais elle poursuit)
Je vous assure, l’autre jour, j’ai regardé la télé. Ça ne m’était pas arrivé depuis au moins dix ans. Vous pouvez pas vous imaginer ce que ça m’a fait ! Comment peut-on vivre dans ce monde-là ? Comment ? Faut être taré ! J’ai juré de ne plus jamais recommencer. Jamais ! Je veux rester en bon état, moi !
(on cherche toujours à la faire taire, mais rien à faire)
Gavés, tous au même moment, à la même nourriture. Et une cuillerée pour papa ! Et une cuillerée pour… Mais merde ! Par millions ! Déjà ça : quelque chose qui agit au même moment sur des millions de gens ! Mais c’est une arme de destruction massive ! Et où ça commence ? ça commence chez les profs ! Eh oui ! Qu’est-ce qui se passe dans la caboche d’un prof ordinaire ? Il s’estime dans son rôle quand il trace pour tous les élèves le chemin qu’il estime adapté, et quand il tient lui-même les rênes de la progression. S’il ne fait pas ça, il est en quelque sorte illégitime. En tout cas, s’il le fait, il est légitimé. Pourquoi ? parce qu’on lui a fait croire que c’est grâce à son action que les élèves progressent. Qui « on » ? C’est ça qu’il faut nommer. « On » est une chape. « On » est un couvercle bas et lourd. « On » nous étouffe. « On »est fait pour nous étouffer…
(P se lève et va dans un coin)
Désolé, nous n’avons que 30 minutes…
P- C’est quoi, ça, nous n’avons que 30 minutes ? Nous avons toute la vie devant nous, non ? Selon vous, il faudrait vivre par bouts de 30 minutes, 35 heures, 15 jours de vacances, 17 minutes pour aller chercher la petite chez la nounou… Et la vie, alors ? La vie d’un seul tenant ? Qu’est-ce que vous en faites ? Dès que vous commencez à découper la vie – tenez : 50 minute de cours, par exemple ! – vous faites œuvre de mort !
(silence un peu gêné)
Hum ! Allez, je me laisse prendre au jeu…
(rires)
Concrètement, si je veux m’inscrire parce que la formation Philo m’intéresse, est-ce que j’aurai l’opportunité de m’initier, en outre, à la charpente ?
S- Bravo pour la question ! (rires) Oui, bien sûr !
E- Il n’y aura sans doute pas beaucoup d’itinéraires personnels identiques sur ce campus ! Le grutier pourra aussi se frotter à la philo !
P (revenue)- Et constater ainsi que ça lui « parle » carrément ! Chose qu’il n’imaginait peut-être pas avant d’être venu se perdre sur ce campus.
Se perdre ? Pourquoi « se perdre » ?
P- Se former, c’est un peu se perdre, non ? Toute évolution implique de mettre en péril une part ou l’autre de notre identité. Le « Je suis ci ou ça » de tel ou tel professionnel du bâtiment pourrait en prendre un coup ! Je parle en connaissance de cause, moi qui ai été si fière d’arborer longtemps mon état, ou plutôt, mon titre, de charpentière !
Au fond, l’université, c’est le campus comme vous le nommez. Les « formations » proprement dites se présentent plutôt comme des points d’entrée dans un processus, ou bien je me trompe ?
S et E – Oui, c’est exactement ça, Monsieur. Bravo ! C’est le campus dans sa très grande diversité qui sera l’université.
S- Il faut donc évoquer aussi les autres activités : sport, activités culturelles et artistiques, sans oublier la partie autosubsistance alimentaire avec laquelle chacun devra renouer – même si cette autosuffisance reste un horizon – et donc, du coup : le potager dont vous avez vu les prémices. Et aussi le lieu de recueillement, qui serait peut-être central, mais on n’en est pas là…
E- Des vieux et des enfants, ça serait vraiment bien. Nous allons en rechercher, même si les autres préparatifs exigent déjà assez de travail comme ça. Un contact est pris avec des gens du voisinage qui envisagent de créer une école « du troisième type », comme ils l’appellent.
S- Le voisinage est très important. Si nous devions tourner en vase clos, ce serait un demi-échec. Des non-étudiants de divers types doivent trouver leur place sur ce campus ; des gens qui ne vont pas très bien – et ça, il y en a ! y a qu’à regarder les chiffres officiels du burn-out – ou des gens qui vont au contraire très bien et qui ont des choses à partager ; nous avons rencontré un vieux qui est d’accord pour transmettre son savoir-faire en vannerie, ainsi qu’un autre qui reçoit de sa terre les informations sur son état, à travers l’odeur qu’elle diffuse à un moment donné. Étonnant, non ?
P- Et des gens qui ne vont pas très bien mais qui, eux aussi, ont, comme tu dis, des choses à partager !
Et pour amorcer la pompe ?
P- Ça, c’est pas le plus simple !
E- En ce qui concerne le recrutement, quand le campus aura commencé à se faire connaître, ça devrait être plus facile. Mais pour le tout début, nous n’avons pas encore trouvé la formule-miracle ! Sans doute devrons-nous commencer par observer ce qui se passera à partir du moment où la formation aux langues sera implantée, et nous préoccuper principalement de la vie du campus en général, pour envisager progressivement le devenir de notre Construire. Ce sera en fonction de ce qu’enseignera le lieu.
S- Et pour le tout début du tout début, nous sommes actuellement en plein démarrage du potager, comme vous avez pu le constater. Ça nous occupe largement !
D’un certain point de vue, vous êtes tout à fait dans l’esprit du temps…
E- Ah ?
Ben oui, le mot d’ordre de « formation tout au long de la vie » se répand tous azimuts ces temps-ci…
E- J’ai tout de même l’impression que ce mot d’ordre cherche surtout à habituer la main-d’œuvre à accepter les changements qui lui seront imposés. Par exemple, en abandonnant une qualification pour en acquérir une autre ; et ça, une fois, deux fois, trois fois. Excusez-loi, mais si c’est ce que vous avez compris de notre aventure, c’est que nous nous serons très mal exprimées. (rires).
Et vous, Monsieur, qui me semblez le doyen de notre assemblée ?
F- Pas du tout envie de parler dans votre truc ! Je suis moins confiant que mes amis dans les médias, vous savez…. Moins ingénu, devrais-je dire…Moins con, en somme ! Car, non seulement, Monsieur, vous ne prenez pas le temps de vous imprégner de la situation sur laquelle vous prétendez pouvoir informer d’autres personnes…
D’abord, je ne suis pas « les médias »…
F- Je vous l’accorde, mais vous en êtes la cheville grâce à laquelle tout tient. Enlevez les chevilles d’une armoire, elle se casse la figure, non ?
…et puis, si je suis ici, c’est justement pour m’imprégner, comme vous dites.
En une heure ou deux ? Vous imprégner ? Laissez-moi rire ! Puis viendra la paire de ciseaux, comme bon vous semblera… mais surtout comme bon ne semblera pas trop vous compromettre devant votre hiérarchie !
Prunelle l’a déjà dit, mais ça ne l’empêche pas de collaborer avec vous – dans le genre bien à elle, je l’accorde – mais de collaborer tout de même !
Et puis, il y a chez vous ce côté bien élevé qui vous empêche de poser une question qui vous brûle les lèvres !
Je ne comprends pas.
Ben allons ! Vous n’allez pas me faire croire que vous ne vous êtes pas demandé qui, ici, couche avec qui ?
Primo, je ne me suis pas encore posé cette question, ce qui fait que votre provocation est sans objet.
Secundo, je ne suis pas le seul journaliste – croyez-moi – à tenter de bien faire son travail. D’ailleurs, si je suis venu enquêter ici, c’est que je pense, très honnêtement, qu’il faut donner le plus possible de notoriété et de visibilité à des initiatives comme celles que vous prenez ici, loin du néant habituel !
Et vous me faites, Monsieur, une accusation que je ne mérite pas. Je vous signale que, au moment de la fermeture de l’usine Kenzo du désormais célèbre patron Arnault à Amiens, j’ai jeté tout mon poids dans la balance, afin que notre journal informe réellement ses lecteurs. Ça a failli me coûter mon emploi, d’ailleurs…
C’est donc par déontologie professionnelle que je semble garder une distance par rapport à ce qu’on me dit. Et, à vrai dire, si je critique ci ou ça, c’est une manière comme une autre d’approfondir le sujet.
Je peux même vous dire confidentiellement que, s’il y a ici une place où je pourrais être utile, je prends ! Il y a, c’est vrai, dans mon métier, des choses avec lesquelles je suis de moins en moins d’accord. Et si j’ai voulu ce reportage, c’est parce que je m’intéresse vraiment à vous !
S- Bienvenue ! Causons-en, en tout cas !
F- Bon, pour vous être agréable, je vais vous dire quelques mots sur ce que je fais ici. Mais hors enregistrement. Car il est évident que votre radio intéresse aussi la police… Comme je viens de le dire, je ne partage pas du tout l’ingénuité de mes jeunes collègues, qui pensent qu’il vaut mieux tout énoncer au grand jour.
(au preneur de son) OK. Jean, tu coupes, s’il te plaît.
F- Eh bien, disons que j’ai réuni durant toute une vie, disons depuis 50 ans, donc, c’est-à-dire depuis que j’ai rompu avec le militantisme de ma jeunesse, j’ai réuni, trié et sélectionné des documents, il doit y en avoir 1700 ou 1800 je crois, sur un sujet unique : Comment l’humain, depuis son origine connue, comment a-t-il essayé de se débarrasser de ses prédateurs, …et comment ceux-ci l’ont presque toujours malmené.
Et je suis ici, d’une part pour mettre ces documents à disposition des gens qui fréquenteront ces lieux, et d’autre part pour réfléchir avec eux à la question « Pourquoi en est-il ainsi » ?
Et vous savez donc pourquoi ?
F- Le pourquoi se découvre en observant comment ça a marché, quand ça a marché. Et comment ça a foiré, quand ça a foiré.
Intriguant.
J– Je rebranche ?
Non, Jean, laisse tomber. Viens donc plutôt parler avec nous. Comme je te connais, tu as certainement un grain de sel à mettre dans ces échanges ?
J- Merci !
Ben oui, moi aussi, je suis contre l’école et son monde ! C’est grégaire. C’est inhibiteur. C’est exactement l’inverse de ce dont nous aurions besoin. Et votre petite fabrique de singularités, bravo ! Oui, vraiment, bravo !
Mais, une chose : tout à l’heure, quand Momo a parlé de « s’épauler »… A force de lectures, j’ai fini par devenir très Nietzschéen. Eh bien, j’avais bien envie de te contester, Momo, mais bon, je ne suis que preneur de son, moi…
J’y vais ?
(ça opine)
Pour dire les choses crûment : Nietzsche estime que la bienveillance c’est bon pour les sous-hommes. Et vous, qui me semblez vouloir créer l’inverse, ce qu’il appelle même le surhomme, je trouve bizarre que vous cultiviez ça, la bienveillance !
M- Intéressant ! (il se frotte les mains) Très intéressant ! Hum ! Voilà : il y a quelque chose qui a échappé à Nietzsche. C’est que la bienveillance ce n’est pas que de la charité mal placée. Lui, il avait des comptes à régler, c’est sûr, avec la charité. Eh bien, j’affirme que « s’épauler », au sens où je l’entends, c’est win-win, gagnant-gagnant, comme on dit de nos jours. C’est pas seulement que Nietzsche ne connaissait pas l’expression, c’est que son propre itinéraire ne pouvait faire de lui qu’un individualiste. Et son surhomme, c’est quoi ? c’est un individualiste pur et dur, non ? Comment aurait-il pu, d’ailleurs, vanter les mérites de la collaboration la plus intense possible, vu qu’il était en butte à tout le monde ? Donc, cette approche que je nomme l’épaulade, il ne pouvait tout simplement pas l’imaginer ! Dommage pour lui !
Je n’ai rien contre ce philosophe, qui a bien des choses à nous signaler, mais il avait des œillères ! Tiens, quand il cite Napoléon Bonaparte comme exemple de son surhomme, est-ce qu’il s’est préoccupé de savoir pourquoi ce type a été amené à se surpasser ? Selon moi, c’est à cause de ce qu’il avait subi à l’école : plutôt pauvre, mal fringué, jeté dans un établissement où il détonnait complètement, il fut l’objet de la moquerie générale. Mais pour Nietzsche, on dirait que vous et moi, nous pourrions devenir Napoléon. C’est faux ! Lui, par exemple, en butte à son environnement, et qui n’était même pas considéré comme un vrai philosophe, il estimait sans doute avoir cette prédisposition à devenir un surhomme…
E- Qu’on vienne me dire que nous voulons, ici, créer des surhommes, comme tu viens de le faire, Jean, ça ne me convient pas du tout ! C’est le moins que je puisse dire !
Je vais fumer une clope, tiens !
(elle sort)
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Eva, après s’être roulé une clope, sort fumer.
Venant de l’extérieur, des bruits inquiétants commencent à être entendus ; les gens se figent, et durant quelques minutes, c’est une photo fixe d’eux tous, d’abord, puis de chacun d’eux, qui occupe l’écran.
De l’extérieur, une voix de femme crie dans un porte-voix : « Rendez-vous ! »
Eva revient, la scène d’intérieur est toujours figée : elle vient prendre place dans ce tableau figé.
Elle dit quelques mots pour dire ce qu’elle a vu dehors, mais c’est en cinéma d’animation qu’une description visuelle lui succède :
Une Commissaire de la République, reconnaissable à sa casquette enchênée, se tient à une certaine distance, tenant en laisse une meute chiens qui se montrent féroces.
La voix du dehors poursuit : « Nous avons déjà pris possession de votre potager. Rendez-vous ! »
Un peu plus tard : « Venez signer, chacun, une convention individuelle ! »
puis « Si vous signez la convention, vous serez libre de poursuivre. »
puis « Sinon, vous serez déclarés hors-la-loi. »
puis « Vous avez une heure pour vous décider ! »
La scène d’intérieur reprend vie. (Brouhaha)
– Il fallait s’y attendre !
– C’est peut-être bien maintenant que tout se joue, non ?