J’entretiens mon enfance

O. a pris l’habitude d’installer sur le trottoir un verso de papier peint sur lequel elle trace un treillis de type mah-jong.

– L’équipement pour jouer : deux feutres, un bleu, un vert, et c’est parti ! Il y a des touristes qui s‘étonnent : ‘Ah, c‘est autorisé ?’ à quoi je réponds ‘C‘est précisément pour le savoir…’ Parmi ceux qui s‘arrêtent, il y en a qui manifestement se motivent, voire dansent d’un pied sur l’autre, brûlant de s’y mettre. Et il y en a qui s’y collent. Bien sûr, c’est autour du jeu bien démarré que l’attroupement se fait le plus compact.

– Vous parlez de touristes, mais les autres ?

– Des gosses, parfois. Mais les adultes de la ville-même, c’est bien rare. Eux, ce qui les motive parfois, c’est quelque chose de plus passif : m’écouter lire à haute voix, par exemple. J’aime faire ça aussi.

– Vous aimez la rue…

– Vous trouvez ça normal, vous, que ces rues ne soient plus que les allées d’un immense magasin ! D’une immense pompe à fric ? Les saltimbanques de mon genre, aussi, ont une place au soleil, non ?

– Mais vous-même faites la manche, dans ces occasions-là, non ?

– Jamais de la vie ! Je joue. Et ça, ça me paie largement !

– Vous avez donc une autre activité, je suppose ?

– Je suis danseuse.

– Professionnelle ?

– Oui. Mais ’ce que je suis’, c’est ‘danseuse‘. Pas ‘danseuse professionnelle’. C‘est vrai que je suis payée pour ça, si c’est ce que vous voulez savoir, mais j’espère que ça demeurera longtemps accessoire : ‘Vous faites quoi dans la vie ?’ ‘Je danse’.

– Ou vous lisez ! Ou bien vous jouez !

– J’entretiens mon enfance, que voulez-vous ! C’est trop précieux !

– Dans la rue aussi, vous dansez ?

– Je l’ai pas mal fait, oui, avec une partenaire. Nous partions du mouvement naturel de deux copines se promenant dans la rue, et ça devenait progressivement des postures, ou des rythmes que le corps n’adopte habituellement pas en public. Les gens n’ont aucun problème quand ils ont payé pour venir voir ça sur scène, mais en pleine rue, c’est autre chose ! C’est fou, un mental qui vous pollue à ce point !

– Vous avez présenté ces chorégraphies dans des festivals de théâtre de rue, je suppose ?

La conversation s’est brusquement arrêtée net. J’ai eu droit à un dernier regard interloqué, aussi fulgurant que compatissant. J’ai compris, aux – beaux – yeux d’O., que je n’avais à peu près rien compris à sa démarche… Snifff !

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J’aime me poser des questions, et j’ai des convictions : les deux marchent de pair !

Mes billets, au jour le jour, s’ajoutent à pas mal de mes écrits anciens…

Aujourd’hui, je suis aussi l’éditeur de desinfo.

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