école
« Les professeurs abîment les élèves, voilà la vérité, depuis des siècles c’est un fait.
Les professeurs ont toujours été, dans l’ensemble, les empêcheurs de vivre et d’exister, au lieu d’apprendre la vie aux jeunes gens, de leur déchiffrer la vie, de faire en sorte que la vie soit pour eux une richesse en vérité inépuisable de leur propre nature, ils la tuent, ils font tout pour la tuer en eux.
La plupart de nos professeurs sont des créatures minables, qui semblent s’être donné pour tâche de barricader la vie de leurs élèves et de la transformer, finalement et définitivement, en une épouvantable déprime.
Ce ne sont d’ailleurs que les crétins sentimentaux et pervers de la petite-bourgeoisie qui se poussent dans le métier d’enseignant.
Les professeurs sont les suppôts de l’État.
J’ai été abîmé par tous ces professeurs, d’emblée pour des dizaines d’années.
A moi aussi et à ma génération ils n’ont rien donné d’autre que les abominations de l’État et le monde empoisonné et détruit par cet État.
A moi aussi ils n’ont rien donné d’autre que ces désagréments de l’État et de la société marquée par cet État.
A moi aussi, comme aux jeunes gens d’aujourd’hui, ils n’ont rien donné d’autres que leur inintelligence, leur impuissance, leur stupidité, leur platitude, leur incapacité.
En moi aussi, ils ont détruit pour des dizaines d’années tout ce qu’il y avait originellement en moi pour me développer, avec toutes les possibilités de mon intelligence, dans un univers qui était le mien.
Moi aussi j’ai eu ces sentimentalopathétiques suppôts de l’État, ces débiles intermédiaires de l’État à l’index dressé, qui affirment c’est comme ça que cela doit être, c’est comme ça.
Et ils ne tolèrent pas la moindre contradiction parce que cet État ne tolère pas la moindre contradiction, et ils ne laissent rien à leurs élèves, absolument rien en propre.
On ne fait que gaver ces élèves des ordures de l’État, rien d’autre, tout comme on gave les oies de maïs, et on gave les têtes des ordures de l’État jusqu’à ce que ces têtes étouffent.
L’État pense, les enfants sont les enfants de l’État, et agit en conséquence, et depuis des siècles il exerce son action dévastatrice.
C’est en vérité l’État qui engendre les enfants, il ne naît que des enfants de l’État, voilà la vérité.
Il n’y a pas d’enfant libre, il n’y a que l’enfant de l’État, dont l’État peut faire ce qu’il veut, l’État met les enfants au monde, on fait seulement croire aux mères qu’elles mettent les enfants au monde, c’est du ventre de l’État que sortent les enfants, voilà la vérité.
Chaque année, par centaines de milliers, sortent du ventre de l’État des enfants de l’État, voilà la vérité.
Les enfants de l’État, mis au monde par le ventre de l’État, vont à l’école de l’État où ils sont pris en charge par les professeurs de l’État.
L’État enfante ses enfants d’État dans l’État et ne les lâche plus.
Où que nous regardions, nous ne voyons que des enfants de l’État, des élèves de l’État, des travailleurs de l’État, des fonctionnaires de l’État, des vieillards de l’État, des morts de l’État.
L’État ne produit et ne permet l’existence que de créatures de l’État, voilà la vérité. Il n’y a plus d’homme naturel, il n’y a plus que l’homme de l’État, et là où l’homme naturel existe encore, on le traque et on le persécute à mort et/ou on en fait un homme de l’État. »
Thomas Bernhard