Interview de Carlos W, coordinateur du projet de second aéroport international à Bali.
Monsieur Carlos W., vous venez de loin !
Pas de si loin ! L’Amérique c’est la porte à côté. Au jour d’aujourd’hui, loin, ce serait la Lune ou Mars ! Nous n’avons pas encore cette prétention ! Non, nous avons seulement traversé l’océan pour venir ici. Quelques heures de vol et puis voilà !
Étiez-vous déjà un familier de Bali ?
J’y étais venu il y a une dizaine d’années, pour des vacances en famille. Notre société n’existait pas à cette époque. Et je n’imaginais pas, alors, que j’aurais à y revenir pour affaires. Au cours de ce séjour, je n’avais, d’ailleurs, visité que le sud de l’île. J’ai dû faire connaissance avec Buleleng, ce nord auquel je suis en train de m’attacher vivement. Jusqu’à il y a un mois, j’étais par ailleurs en charge de projets dans sept des quarante six pays où notre jeune société est présente à ce jour. Mais ce projet du nord de Bali m’intéresse tout particulièrement, et j’ai donc demandé à être progressivement déchargé des six autres.
Pourquoi ?
Notre société, qui a plusieurs cordes à son arc, met toujours le paquet sur les projets d’aéroports, et j’ai d’ailleurs moi-même été recruté en raison de ma solide expérience dans ce domaine. De manière tout à fait inattendue, ce projet de Kubutambahan sera peut-être le fleuron de mon activité.
Que voulez-vous dire ?
Vous savez, dans la vie d’un homme, peu de choses ont vraiment de l’importance. La famille est importante pour tout le monde. Pour certains, la religion, aussi, est importante. Pour d’autres, c’est plutôt l’argent. Pour moi, ce qui importe, c’est de mettre en œuvre mes capacités. Je suis ingénieur, et j’aime réaliser. Ici, je me sens comme un chef d’orchestre qui, non seulement donne une forme concrète à mes aspirations, mais permet à d’autres de faire de même. J’attends de mes collaborateurs qu’ils soient créatifs comme moi-même je veux l’être au maximum.
Pourtant ce projet est immense. Il est donc forcément très cadré. Si chacun donne libre cours à sa créativité, comment peut-il aboutir ?
Comprenez-moi. Vous savez sans doute que si IKEA marche si bien partout dans le monde, c’est parce que chacun se sent créateur à l’aide des produits fournis par cette firme. Eh bien, ici, l’important est que chacun sache qu’il peut être plus créatif que dans n’importe quel autre job. Nous favorisons l’épanouissement de chacun. Toutes les propositions sont bienvenues, mais dans un cadre bien établi, bien sûr, comme vous l’avez dit. Que pourrait-on attendre, en effet, d’une créativité désordonnée ?
Venons-en au projet et à ce qu’il signifie. Il s’agit, ai-je compris, de doter l’Indonésie d’un équipement sans équivalent au monde à ce jour : un aéroport qui soit aussi une attraction en soi, et en même temps – troisième volet – une expérience de smart-city résidentielle. En regard de celui de Singapour, l’aéroport de Kubutambahan semble constituer un énorme pas de plus dans l’innovation…
Oui. L’aéroport de Singapour a, d’une certaine manière, montré la voie. Il est maintenant prouvé qu’un aéroport peut donc être autre chose qu’un équipement très peu feng shui, comme il y en a tant, hélas, de par le monde. Les gens doivent pouvoir venir s’y ressourcer, même s’ils n’ont aucun billet d’avion en poche. Mais il faut faire mieux : ils pourront venir par avion, et même de loin, pour seulement se trouver baignés dans un univers enchanteur. C’était la fonction des parcs d’attraction à l’ancienne. Mais ces parcs étaient parfois très éloignés d’un aéroport. Trop éloignés. Ici, depuis la Chine, l’Australie, Singapour, de Jakarta et même de Denpasar, l’on pourra venir passer un week-end, dans un univers qui étonnera autant qu’il enchantera, puis rentrer chez soi en disant : « Nous avons fait Bali, le nouveau Bali : un séjour vraiment-vraiment exceptionnel. »
Mais peut-être n’auront-ils rien vu du vrai Bali ?
Qu’est-ce donc que ce vrai Bali dont vous parlez ? Le vrai Bali a toujours été un Bali en évolution. Le tourisme s’y développe certes depuis longtemps sous des formes classiques, mais avant le tourisme, qu’était le « vrai Bali » dont vous parlez ? Comme toute économie vivante, Bali évolue ! Nous avons l’ambition de maintenir cette destination au top des destinations mondiales. Et d’ailleurs, si l’Indonésie veut se placer dans le top ten des économies mondiales, comme c’est son ambition, le tourisme a un rôle transitoire à jouer. Comme c’est déjà une carte maîtresse pour ce pays, il serait donc stupide de ne pas exploiter cette donnée…
Cet équipement va modifier beaucoup de choses dans l’île.
Je vous vois venir… Vous savez, tout développement implique de profonds changements. Oui, l’île va changer. Par exemple, le nord de Bali va bénéficier immensément de ce nouvel aéroport. Cette région est jusqu’à présent le parent pauvre du tourisme, et cela crée un déséquilibre auquel les autorités veulent remédier : nous sommes là pour les y aider. C’est dans cet esprit que nous intervenons dans les pays où nous sommes présents : venir en appui des autorités, les aider à réaliser leurs objectifs.
Pourtant, la vie quotidienne de la population…
Sachez que nous nous considérons comme un ferment du développement. Les pays qui ne se développent pas, vous savez ce qui leur arrive ? Ils dépérissent tout simplement. C’est prouvé. Et ni vous ni moi n’y pourrons rien. Les économies du monde se répartissent en deux groupes : celles qui ont des chances de franchir le siècle avec succès, et les autres ; ces autres-là, personne ne pourra rien pour elles. Nos investisseurs nous enjoignent tout simplement d’être à la pointe la plus avancée du développement dans des pays où la rentabilité à 20 ans de leurs capitaux est à peu près assurée. Et ici, nous sommes certains à 95 %, que ce sera le cas.
Donc, la vie quotidienne de la population n’est pas votre souci…
La population s’arrange de son côté avec les autorités : s’il existe des élections, elles sont faites pour ça, non ? Et ce n’est vraiment pas notre problème. La population a un interlocuteur, qui est le même que le nôtre, oui, bien sûr, mais nous n’y accédons pas par la même porte qu’elle. Les choses sont bien réglées ainsi. Si nous devions nous préoccuper nous-mêmes de la population locale, ce serait une trop lourde tâche puisque, inévitablement, la pointe la plus avancée du développement ne la concerne pas. Nous devons agir à un niveau supérieur. À chacun son job : moi, j’ai choisi d’être un un ingénieur créatif ; si d’autres ont choisi de jouer dans le jardin d’enfants de la politique, ça ne me concerne pas. À chacun son job !
À vous entendre, vous seriez un aventurier des temps modernes : vous voulez échapper au passé qui vous rognerait les ailes si vous le laissiez faire.
Je ne dis pas non. Je dirais même que votre formule me plaît.
Mais ne prenez-vous pas des précautions inhabituelles pour un aventurier ?
Si voulez dire que nos investisseurs sont moins aventuriers que moi-même, je suis d’accord.
Vous me comprenez donc… Faire de grands profits aux moindres risques est devenu un objectif des multinationales depuis que le Partenariat Public Privé a été inventé par Madame Thatcher…
Il est vrai que nos investisseurs préfèrent garantir la réussite de leur investissement : et donc, si l’affaire ne marche pas, les autorités ont d’avance accepté de payer. C’est leur problème. Mais, comprenez-moi, ce contexte sécurise ma propre prise de risque et je m’en félicite. En résumant à l’extrême, c’est grâce au Partenariat Public Privé que je puis désormais miser presque toute mon énergie créative dans ce projet extraordinaire !
Évoquons tout de même l’hypothèse où l’« affaire » – comme vous dites – ne marche pas. Supposons que, d’ici dix ou vingt ans, le trafic aérien soit drastiquement diminué par des autorités mondiales enfin soucieuses de limiter les atteintes à la vie sur cette planète.
Nos investisseurs ont bien sûr cette hypothèse en tête et, croyez-moi, ils y feront face quoi qu’il arrive. En ce qui concerne l’aéroport stricto sensu, si la rentabilité ne baisse pas avant vingt ans, le capital aura déjà pas mal été rémunéré. Et puis, n’oublions pas que le Partenariat Public Privé obligera l’État Indonésien à nous dédommager du manque à gagner et donc à nous payer, profit inclus, quoi qu’il arrive.
Il en va de même pour la partie parc d’attraction. Ces deux volets sont donc sécurisés d’avance.
Je veux maintenant évoquer le troisième volet du projet : la ville intelligente. C’est l’enjeu le plus passionnant, et c’est pourquoi je veux y insister. Vous connaissez les principes des smart cities1 .
Le gouvernement indonésien, incité en cela par l’exemple chinois, a anticipé l’évolution du business dans le monde. À mon avis, c’est principalement grâce à son choix de développer des smart cities que le pays pourra quitter la catégorie des économies fournisseuses de main d’œuvre et de ressources naturelles où elle stagnait jusqu’ici. Savez-vous que, d’ores et déjà, au baromètre Doing business, l’Indonésie est passée en dix ans de la 137ème à la 73ème place ? Ce genre de progression est l’un des signaux majeurs qui a décidé nos investisseurs à s’engager dans ce projet que l’on appelle encore projet d’aéroport, mais qui est bien plus que cela, comme je suis en train de vous l’expliquer. Il y a belle lurette que l’économie est devenue une économie de services aux services ; elle le sera de plus en plus, et elle reposera sur des personnels hautement qualifiés, que chaque économie cherchera à attirer. L’implantation de départ est étudiée pour permettre une extension off shore de cette ville quasiment à l’infini. Elle s’étendra peut-être un jour jusqu’à devenir la seule ville au monde où l’on vivra parmi les dauphins… Dès demain, KuBali sera, j’en suis sûr, the place to be !
Tout économiste ayant les pieds sur terre se demanderait si vous et vos investisseurs ne prenez pas vos désirs pur des réalités…
Je dois donc insister… Oui, au sein même du capitalisme, il s’agit d’une révolution, car le capital ne sera plus le facteur de production dominant ; il sera toujours nécessaire, bien sûr, mais il ne pourra plus faire la loi comme dans le passé. C’est dans des infrastructures du type smart cities que les compétences de haut niveau pourront être le mieux valorisées : c’est elles qui feront la loi désormais. Et c’est dans ce type d’environnement que les personnes de valeur chercheront donc à s’établir, ne serait-ce qu’en raison de la tranquillité d’esprit qui leur y sera garantie, à eux et à leur famille. Les soucis environnementaux, par exemple, n’y auront plus cours puisqu’il s’agira de la cité idéale qu’espèrent naïvement réaliser par des voies archaïques des écologistes attardés de par le monde. Au lieu de voir les personnes hautement qualifiées s’en aller en nombre croissant tâter de la permaculture – tout comme les hippies, il y a cinquante ans, croyaient effectuer un retour à la nature -, nous constaterons que ces précieux potentiels resteront actifs dans la vraie économie. J’ose dire que, grâce à la conjonction de la crise environnementale et du formidable bond que laissent entrevoir les progrès de l’intelligence artificielle, c’est une nouvelle humanité qui va apparaître. Notre rôle social est d’en être les accoucheurs. Que ce type de révolution puisse se produire dans un pays qui se situe actuellement au 95ème rang quant au PIB par habitant est très excitant : il est clair à nos yeux, que s’il veut – comme il en a l’ambition – devenir le quatrième PIB mondial d’ici cinquante ans, ce n’est pas en parcourant les mêmes étapes de développement que les pays occidentaux, ou plus récemment la Chine ! La Chine a pu passer en cinquante ans, et contre toute attente, de 4 % du PIB mondial à aujourd’hui 19 % : ça donne à réfléchir, mais ce cas ne pourra plus se reproduire tel quel à l’avenir. Le monde est en train de changer du tout au tout.
Mais pourquoi en passer par un projet d’aéroport qui – comme vous l’avez vous-même envisagé – risque de tourner court à moyen terme ?
Tout simplement parce qu’une ville intelligente, à ses débuts, coûtera bien plus qu’elle ne rapportera. Il est nécessaire de la coupler à des activités rentables dès le court terme.
Voulez-vous dire que, si le projet d’aéroport n’aboutit pas – ce qui ne serait pas une première au niveau mondial – l’ambitieuse perspective que vous venez d’évoquer demeurerait à l’état de rêve ?Imaginez que, ceux des habitants de Buleleng qui ne prennent pas l’avion se sentent floués…
Nous devons prendre tous les moyens pour que le projet ne rencontre aucun obstacle. Nos sociologues ont établi que, puisque les Balinais sont par nature bienveillants et placides, Bali est pour nous un terrain rêvé : selon eux, les habitants devraient donc se montrer complaisants. Mais, ne nous voilons pas la face : comme vous venez de l’évoquer, les populations voisines seront les premières affectées dans leur mode de vie, alors qu’ils n’en seront pas les premiers bénéficiaires. C’est l’un des paramètres que nous prenons en compte, et je vous ai dit comment nous sous-traitons ce problème à l’État.
Mais dans le cas où votre « sous-traitant », comme vous dites, ne parviendrait pas à ses fins ?
Nous devrons peut-être, oui, nous charger du job. Je n’exclus pas d’avoir à le faire. Les sociologues de notre service R&D nous recommandent, par exemple, de sponsoriser des groupements de prêtres traditionnels, ou même des organisateurs de combats de coqs ; mais je doute que nous devions aller dans cette direction, car la ficelle serait trop grosse.
À un tout autre niveau, vous pourriez trouver face à vous les opposants internationaux à ce qu’ils nomment les « grands projets inutiles ».
Fort heureusement, réprimer brutalement ce genre de terroristes pose de moins en moins de problème moraux dans le concert des nations : je considère que c’est donc réglé d’avance. Plus simple encore : il suffira de les trouver en possession de quelques grammes de drogue, et le tour sera joué ! Pour le reste, j’estime que nous devrions privilégier une action éducative au niveau local, qui conduise les populations à aimer ce qui est bon pour elles : leçons de développement pour les portiers d’opinion que sont élus locaux, par exemple, mais aussi en direction des scolaires.
Ceci vous éloignerait tout de même de votre cœur de métier !
Certes. Mais, peut-être ne le savez-vous pas, il est très facile de faire surgir une Organisation Non Gouvernementale ad hoc. Les exemples ne manquent pas ! Et en financer une durant plusieurs années ne me coûterait pas cher : les stagiaires dévoués à la coopération internationale foisonnent… Certaines ONG sont passées maîtresses dans l’art de déployer tout un vocabulaire que les médias relaient sans broncher : Revitalisation, Valeurs culturelles et traditionnelles balinaises, Écodéveloppement durable, et ainsi de suite…
Effectivement, vous avez raison : ces activités sont à externaliser autant que possible. Mais, par contre, en tant qu’entreprise, nous serons fondés à accorder des facilités aux jeunes avides d’entreprendre : dans ce domaine, nous pourrons être nous-même très efficace pour contrer astucieusement l’opposition, si opposition il devait y avoir. Et, à ça, personne ne devrait trouver à redire : cette forme de patronage d’entreprise à entreprise n’a-t-elle pas toujours existé ?
[1]https://en.wikipedia.org/wiki/Smart_city