Quasi-Mollo

Avertissement

Je regrette jour après jour que nous ne disposions que d’un « plafond de réflexion » – et par conséquent d’action – excessivement bas, auquel nos têtes viennent se cogner à chaque instant.
Aucune visibilité.
L’ensemble de nos capacités s’épuise en ceci : tenter de nous tenir debout.
Quand ils ne baissent pas les bras, ceux qui estiment globalement intolérable la situation des humains en sont hélas réduits à lutter contre le pire. Cette perversion permet à la grande broyeuse de devenir de plus en plus incontournable, parce que se rendant ainsi quasi-tolérable.
Et en tout état de cause, sans concurrence connue …jusqu’à présent !
Lisant « Bolo’Bolo » (auteur P.M. – éditeur en France L’éclat), j’ai ressenti quasi-physiquement que son auteur, ouvre une trappe dans ce plafond démesurément bas.
Ce que j’aperçois au-dessus de ces nuages – car le plafond n’est qu’illusoirement consistant – est loin d’être clair pour moi. C’est donc sans prétention que j’ai essayé de rapporter ici les quelques lueurs que j’y ai entrevues.
Mollo’Mollo constitue un jeu autour du terme promu dans l’ouvrage de P.M. J’ai opté pour une fiction : je puis ainsi laisser gaiement de côté les multiples points d’interrogation que j’aurais à placer en regard de ces quelques lueurs…

L’oncle h – Antwerpen – décembre 2010.

C’est décidé, après moult hésitations, E. s’est rendu disponible pour passer trois mois dans un « Quasi-Mollo » relié à la Fondation « Mollo’Mollo* », laquelle accueille en trois points du globe ceux qui veulent s’initier à ce que pourrait être la vie au sein de futurs « Mollos ».

Le site qui accueillera E. est situé en France. Un autre – ce fut le premier « Quasi-Mollo » au monde – est situé en Éthiopie, dans le sud du pays. Ces deux-là sont à la campagne. Celui de Taïpeh, lui, est le seul situé en pleine grande ville. Le « Q-M » français fut le troisième dans la chronologie.

E. a promis d’écrire une fois par mois à un petit groupe d’amis pour les tenir au courant. Certains de ceux-ci avaient cherché à le décourager de cette aventure : « C’est une secte ce truc-là : tu n’en reviendras pas toi-même ! ». Son intention : noter jour après jour ce qui lui semble important, en vue d’en faire une synthèse mensuelle à leur intention.

 J 1

Arrivé à destination. Beaucoup de monde : je crois que nous sommes dans les mille. On me l’avait dit, mais je n’arrivais pas à imaginer à quoi pouvait bien ressembler une masse de mille personnes arrivant toutes le même jour en un même lieu ! Si j’ai bien compris, les trois-quarts des personnes présentes sont ici, comme moi, pour la première fois. Les autres ont déjà participé au moins une fois à un Q-M. Et puis il y a la centaine de personnes, les « permanents », sur qui repose à longueur d’année la bonne marche de ce « Quasi-Mollo ». Les « visiteurs » (c’est ainsi que nous sommes nommés) sont comme moi : de passage pour 3 mois. Les permanents reçoivent ainsi chaque année trois vagues de visiteurs : trois mois de visites, un mois sans, trois mois de visites, un mois sans, etc. Durant les mois sans visites, il y passe tout de même aussi des visiteurs individuels : des gens intéressés à y séjourner prochainement, ou bien qui y ont déjà effectué une session de trois mois. C’est ma voisine de table qui me l’a rapporté hier soir : elle-même est déjà venue trois mois au printemps de l’an passé, et elle a fait partie de ces visiteurs déjà revenus pour une piqûre de rappel aux alentours de Noël. Le peu qu’elle m’a raconté de ces deux séjours est d’autant plus réjouissant que j’ai comme l’impression que son cursus ressemble étrangement au mien.

 J 2

Au fait, je n’ai encore rien décrit du lieu. Nous sommes situés à environ cinq cents mètres d’altitude, dans le piémont. Le chemin d’accès laisse pas mal à désirer, mais bon, il paraît que l’espace lui-même n’est à peu près en état que depuis deux à trois mois. D’après ma voisine d’hier, en ce qui concerne le confort, c’est déjà sans commune mesure avec ce qu’elle a connu il y a un peu plus d’un an. Le « Quasi-Mollo » s’est constitué autour d’un ancien monastère qui, les derniers moines partis (ou morts ?), a partiellement servi de prison. L’ensemble des bâtiments couvre maintenant une vingtaine d’hectares. C’est impressionnant ! Au-delà, ce sont les champs : plus de cent cinquante hectares d’un seul tenant. Les actuels permanents sont en majorité des gens ayant des compétences dans le domaine de l’agriculture et de l’élevage. La première vague de permanents était, elle, surtout composée de bâtisseurs ; une bonne partie d’entre eux est à présent en train d’aménager le quatrième Q-M, qui s’ouvrira au Brésil dans deux ou trois ans. Il m’apparaît que les moyens financiers pour faire éclore et se multiplier ces lieux ne semblent pas faire défaut. Comme les questions d’argent m’ont toujours intéressé au plus haut point, je compte bien mettre ces trois mois à profit pour creuser la question : s’il s’agit d’une secte, comme certains ont tenté de m’en convaincre, c’est en tirant sur ce fil que je découvrirai la vérité. Au fait, c’est confirmé : les vacances ici ne coûtent pas un centime aux visiteurs (d’ailleurs, en interne, il n’y a paraît-il aucune circulation d’argent). à ce prix-là, ce que je découvre de l’accueil, de la restauration et de l’hébergement est vraiment « donné ». Il serait abusif de parler de vacances (même si, pour moi, c’en est), car je me doute que la contrepartie consistera en pas mal de boulot. Les repas sont sans fioritures, mais plus que corrects. L’hébergement se fait soit dans ce qui fut des cellules de moines, soit dans des constructions neuves, réparties en « alignements » (des dortoirs en fait, mais aménagés pour préserver tout de même un minimum d’intimité) et en « maisons » (en fait, des yourtes de plus ou moins grande taille). Un peu au pif, en arrivant, j’ai rejoint une de ces « maisons ». Aucune « administration » ne s’est bien sûr chargée de notre répartition entre ces formes d’hébergement : grand plongeon immédiat dans la « non-administration ». « L’ordre sans le pouvoir », comme l’énonce fièrement la règle écrite que nous avons acceptée en nous inscrivant. C’est même, à ce qu’il semble, l’un des slogans de prédilection de Mollo’Mollo. Avant même la nuit, la mécanique spontanée des fluides avait réussi à caser à peu près tout son monde. Une fois le sac posé, possibilité est toutefois donnée de changer d’habitat en participant ultérieurement à un « mouvement concerté » : il s’agit de répondre aux souhaits de ceux qui veulent quitter leur habitat actuel. S’engage alors une série de permutations telle que chacun y trouve son compte. Il paraît qu’un « mouvement concerté » avait, l’an passé, duré plusieurs semaines du fait que la grappe des participants était en perpétuelle évolution. Le principe en est : zéro mécontent. Hum ! j’attends de voir… être logé dans un alignement me semblerait, à la réflexion, préférable : les mouvements internes à un alignement ne font pas l’objet de telles décisions « concertées », d’où une plus grande liberté. Je me rappelle avec émotion les nuits que, collégien, j’ai passées dans le lit de tel ou tel de mes camarades d’internat… Mais de ça, mes bons amis, dans ma lettre de la fin du mois, je ne dirai mot ! C’est à ces occasions, d’ailleurs, que j’ai vraiment pris conscience de mon homosexualité. Une révélation. Il me restait toutefois à l’assumer, et ça…

 J 3

Je savais déjà que, du projet « Mollo’Mollo », il n’existe pour le moment que des Quasi-Mollos : en Asie, en Afrique et ici. Selon les organisateurs, il est en effet pour le moment impossible de créer de véritables « Mollos », des ensembles d’habitation et d’activités partagées en permanence par quelques centaines de personnes : on ne peut donc qu’entrevoir ce qu’ils pourraient être, et c’est précisément là le but des séjours en « Q-M ». La consigne, pour toute la première semaine (la seule, en fait, à porter officiellement l’appellation de « vacances »), est : « Découvrez-vous les uns les autres ». Je vois mal comment il serait possible de découvrir mille personnes en une semaine. Même en un mois ! Pour le moment, j’ai identifié une petite vingtaine de visiteurs et trois permanents avec lesquels j’ai apprécié d’échanger. Bien entendu, il y a aussi les cinq avec qui j’habite en « maisonnée », mais ce ne sont pas ceux dont je me sens le plus proche. Je sens que je m’inscrirai un jour dans un « mouvement concerté » ; mais pour le moment je me tâte… La yourte comporte deux parties : « jour » et « nuit ». Pour gagner de l’espace en journée, quand le dernier levé a fait son apparition, on entasse dans la partie « nuit » – qui peut ainsi se rétrécir – les matelas de feutre (très confortables ! à recommander…) ainsi que les affaires de chacun. Important : nous disposons tous d’une caisse d’environ un mètre de long, cinquante centimètres de profondeur et autant de hauteur, fermant à clef. C’est notre espace personnel pour des documents ou autres biens importants, ou intimes (ou tout simplement rangés en ordre). Le reste de ce que nous avons apporté est considéré comme « à demi-personnel ». L’argument est que les biens existants sur la planète sont un patrimoine commun : « Que les circonstances vous aient mis en position de ‘posséder’ tel ou tel d’entre eux n’est qu’un accident ». On est communistes ou on ne l’est pas ! La question-test à ce sujet : « Quel est le contraire de ‘voleur’ ? ». J’avoue avoir hésité à formuler par-devers moi « honnête », car je trouvais ça d’un moralisme ridiculement étroit. Eh bien, dans le dictionnaire des antonymes en vigueur dans les Q-M, le contraire de « voleur » serait « possesseur ». Proud’hon – « La propriété, c’est du vol » – pas mort ! Les deux repas principaux se prennent par roulement dans l’ancien monastère, qui se trouve au centre, ou dans une annexe située en lisière des champs. Mille personnes à nourrir, c’est pas une bagatelle ! Fort heureusement, la partie du piémont que nous occupons est assez plane, si bien que les déplacements de gros volumes se font à vélo : il y en a de tous types – fabriqués par le « Q-M » de Taïpeh, puis assemblés ici, sur place. Le plus rigolo selon moi : un attelage de cinq pédaleurs capables de transporter jusqu’à cinq cents kilos. C’est dans ce genre de moyen de transport que furent acheminés nos bagages le jour de l’arrivée, contribuant à donner à la situation un petit air de kermesse. Ceci dit, je ne comprends pas bien que ces vélos en tous genres soient ainsi transbahutés d’un bout à l’autre de la planète ! J’estime qu’il y a mieux à faire pour donner de « Mollo’Mollo » l’image qu’il veut propager : un mode de vie vraiment proportionné aux moyens réellement disponibles sur cette fichue planète, et donc extensible à tous les terriens. En somme, rompre d’avec le « déficit généralisé » si allègrement vécu jusqu’ici, et qui nous sautera bientôt à la gueule (bien plus férocement sans aucun doute que tous les minuscules déficits budgétaires nationaux dont on nous bassine les oreilles à l’heure actuelle). C’est ce qui m’avait d’ailleurs intéressé en tout premier lieu dans cet horizon de « Mollo’Mollo » : comment ce qui est donné pour horizon à nos six milliards de voisins – la société de la pseudo-abondance du superflu – est par définition un mensonge. Que de biens dont la quantité sera toujours limitée, n’en déplaise aux tenants de la croissance, du développement et tutti quanti. Au risque de verser dans l’écologisme primaire, ces vélos rigolos produits à l’autre bout du monde alors qu’ils pourraient l’être ici, eh bien ça me dérange, voilà ! On aura beau me dire qu’il s’agit d’un échange entre deux Q-M, je ne serais vraiment convaincu du bien-fondé de cette division géographique du travail que si tout ça était lui-même transporté à vélo, d’un point à un autre ! Admettons que ça soit provisoire, et qu’une ligne de conduite « pure », même au sein de Mollo’Mollo…

 J 4

Discussion hier avec J., l’un des permanents. Ayant passé trois mois à Taïpeh en tant que visiteur, il m’a donné son point de vue à propos des vélos. Comme il est exclu qu’aucun Q-M puisse être auto-suffisant (sauf tendanciellement en ce qui concerne la nourriture), chaque Q-M choisit une spécialisation au bénéfice des autres. Selon lui, ce qui s’expérimente ainsi à grande distance préfigure les futures spécialisations de proximité entre Mollos. Et la critique au sujet d’aussi longs transports est à ses yeux implicitement compensée par le fait qu’il s’agit précisément de fournir localement une alternative aux moyens de déplacement gros consommateurs d’énergie. J’en ai profité pour lui demander comment se comptabilisent les transactions entre deux Q-M. Je savais qu’aucune circulation d’argent n’a lieu, car sur ce point – abolir l’argent – les Q-M ne mettent pas une goutte d’eau dans leur vin. J’ai tout de même été surpris de découvrir qu’aucune comptabilité n’en est même tenue. C’est à peine si on peut encore appeler ça du troc : parlons plutôt de dons mutuels. Les transports de Q-M à Q-M, oui, coûtent de l’argent, et c’est la Fondation Mollo’Mollo qui en couvre les frais. J’en déduis donc que ma curiosité quant à l’argent devra porter prioritairement sur cette Fondation. N’empêche : comment ferons-nous quand les Taïwanais auront perdu le goût de nous envoyer gracieusement leur production ? (je dis déjà ‘nous’ : faudrait peut-être que je me méfie…). Eh bien, selon J., ce mouvement est de toute façon destiné à cesser à brève échéance. Il est vrai que quelques Q-M répartis sur la planète n’auront pas l’usage d’un nombre infini de véhicules. Le Q-M asiatique continuera néanmoins à élaborer de nouveaux prototypes, tenant autant compte des nouvelles technologies que des usages réels que les Q-M auront fait des premiers modèles. Si bien que le jour où « notre » Q-M se transformera en un authentique Mollo, le Q-M taïwanais sera en mesure de nous fournir le savoir-faire pour produire à notre tour de ces véhicules en vue de les vendre dans notre environnement. Cet environnement ne pourra, en effet, qu’être demandeur quand le kilomètre à énergie principalement non-animale sera devenu hors de prix. Tiens-tiens ! Là aussi, il sera donc question d’argent : même mille Mollos reliés entre eux ne suffiront pas à l’abolir dans leur environnement. Je vais tâcher de comprendre comment tout ça est prévu…

 J 6

Rien écrit hier : trop de choses à digérer d’un coup ! Ça me rappelle ma lecture de Le monde des ã de A. E. Van Vogt. Des périodes sans police au cours desquelles, en 2560 A.D., l’on peut gagner une chance de s’évader vers Vénus, là où, de mémoire : « Il n’y a pas de Président, pas d’Assemblée, pas de groupes dirigeants. Tout est volontaire. Chacun vit pour lui-même, seul, et néanmoins coopère avec les autres pour que le travail à faire soit fait. » Le rêve d’une société individualiste qui ‘marche’, en somme… Ce qui implique que la population soit « composée de membres responsables, qui effectuent une étude approfondie de l’état des travaux avant de fixer leur choix. » J’ai souvent cherché à produire une larme à cette pensée bien rose que ‘tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil’. Mais je n’y suis jamais parvenu. Trop souvent eu l’occasion de constater que « trop bon, trop con ! ». C’est d’ailleurs aussi pour mettre ce genre de doute à l’épreuve que je me suis décidé à participer à ce Q-M, (un peu à mon corps défendant, je dois avouer). Pour l’heure, nous en sommes toujours à la phase « vacances ». Faire ami-ami n’est pas mon fort, mais bon, vaille que vaille je fais connaissance. J’ai dû échanger deux mots avec une petite centaine de personnes. Une nouvelle conversation avec ma voisine de table du premier jour m’a confirmé la proximité que j’avais soupçonnée de nos trajectoires jusqu’ici. J’aimerais évoquer avec elle les principales questions qui me turlupinent, mais j’attends un peu.

 J 7

J’ai jusqu’à présent peu parlé des autres visiteurs constituant la même fournée que moi. Il n’y a pas d’enfants, et pas de vieillards non plus : une image de la société élaguée de ses deux bouts, en somme. Dommage ! Des âges allant de quinze-seize à soixante et quelques (je n’ai jamais été très doué pour évaluer l’âge des vieux). À vue de nez, hommes et femmes sont sensiblement à parité. Ceux et celles avec qui j’ai un peu parlé m’ont dit être soit au chômage – un grand nombre en chômage volontaire, d’ailleurs –, soit dans des activités non-manuelles : on va bien rigoler, j’imagine, quand il va falloir s’atteler aux travaux de la ferme ! Ah, je dois pourtant corriger : il y a dans le lot au moins deux agriculteurs et une agricultrice, qui ont, d’ailleurs, commencé à constituer une petite bande. Moi qui espérais une ambiance aussi décontractée que chaleureuse, je découvre ici des gens plutôt sérieux, comme s’ils restaient sur leurs gardes. Sans doute est-ce aussi l’impression que je donne moi-même aux autres ? Il y a bien quelques spécimens de ces personnages qui consacrent temps à faire rire leur entourage pour se faire valoir, mais je me méfie du rire de cette espèce. Un vieux bonhomme faisait hier, devant un petit groupe où dominaient des jeunes, l’inventaire par le détail des espoirs que sa vie lui avait donné de connaître. Au final, quasiment rien que des désillusions. Et pourtant, sa sérénité présente trahit une confiance inentamée dans le potentiel de l’humain. Intriguant… Je me promets de garder le contact avec ce curieux bonhomme. Me voici donc un parmi mille, mais mille quoi ? Comment caractériser d’un seul trait l’ensemble des gens ici rassemblés ? Même deux flocons de neige ne sont pas identiques, paraît-il…

 J 8

La fin des « vacances » est sifflée. Par qui ? Eh bien, par le programme affiché depuis notre arrivée dans une dizaine de points d’information. Le cadre entier de ce qui va se dérouler ici durant trois mois est ainsi énoncé, et uniquement par écrit. Il s’agit des quelques contraintes absolues clairement définies par les permanents, c’est-à-dire nos accueillants. Tout le reste est à inventer, à décider. Au vu de ce qui s’est passé aujourd’hui, j’imagine que ça ne va pas être de la tarte ! Il fallait que se manifeste une majorité pour se rendre aux travaux de la ferme. Parmi les autres, un peu moins de la moitié avait pour tâche de s’occuper de la partie alimentaire : prendre le relais de permanents pour ce qui concerne la cuisine au jour le jour, ou travailler au conditionnement des produits pour assurer la subsistance de ce Q-M dans les mois à venir. Et d’autres encore avaient à vaquer aux autres aspects de la vie du Q-M, présente et à venir. En fin de matinée, quand a pris fin le bordel de l’auto-organisation – à nouveau la divine mécanique des fluides -, je me suis retrouvé aux champs, volontaire-par-nécessité ! Après tout, pourquoi pas ? Mais après avoir passé toutes ces heures à ramasser des patates sous le soleil, j’en suis à me rassurer : ce travail s’effectuera désormais le matin ; prise de fonction possible dès le lever du soleil… J’ignore si « éreinté » désigne particulièrement la douleur que l’on peut ressentir à la cambrure des « reins », mais au diable l’étymologie : ce soir, je suis é-rein-té. Pas mécontent de constater que l’un des agriculteurs – un céréalier exerçant en Gaec, ai-je cru comprendre (j’ignore toutefois ce que peut bien être un Gaec…) – est à peu près dans le même état que moi ! Mais il y a des gens dont je ne puis tolérer la manière de commander : comme s’ils en avaient reçu d’une quelconque autorité le droit et la compétence… Les loups sortent du bois !

 J 9

Deuxième journée à ramasser des patates. Une journée d’ouvrier agricole, en somme : pas d’initiative, une tâche à perte de vue, le sentiment que l’on est rivé à ce sol où l’on n’avance que de dix centimètres en dix centimètres. Le Q-M temporaire prend forme. Des lignes se dessinent, qui pourraient structurer les semaines et mois à venir. Je me sens un peu plus d’ici. En une semaine, quatorze personnes ont quitté l’aventure, selon le dazibao du jour. Je me dis que, puisque nous sommes sous un régime de non-administration, quelques autres ont pu ne pas signaler leur départ. Pour ma part, je m’en voudrais de ne pas aller au bout de l’expérience. Mais j’aimerais surtout identifier le centre de tout ça : il est impossible que « ça » marche sans un centre. Ou alors est-ce moi qui ne puis concevoir une telle construction ? Prendre plutôt pour référence les constellations ?

 J 10

Déjà dix jours. Quand bien même l’aventure prendrait fin aujourd’hui, j’affirme avoir reçu assez de sollicitations, d’influences, d’informations, de questions, de chocs aussi – il en a été de douloureux -, pour affirmer qu’un tel Q-M vaut mieux que tous les regroupements humains dont j’ai eu l’expérience jusqu’à présent (stages, centres de vacances à thème, etc.). Je ne pourrais formuler précisément comment, mais je me sens, de fait, remis en question. Je suis venu sans les illusions que je sens chez pas mal d’autres visiteurs. Mais je suis aussi venu sans très bien savoir de quoi je suis en quête. Après tout, est-ce plus mal ? Et payer sa remise en cause par des courbatures en plein air n’est pas pire que devoir travailler sous air conditionné pour payer son psychanalyste, si ?

 J 11

Aujourd’hui, l’événement c’était les flics. Ils ont attendu onze jours. Et bizarrement, d’ailleurs, ils étaient onze. La plupart d’entre nous avaient suivi le conseil de ne pas venir en véhicule immatriculé. La cueillette au parking du bas n’a donc pas dû être folichonne pour ces messieurs-dames ! Même si personne ne les avait invités, ils étaient comme en visite de courtoisie. C’est paraît-il la coutume depuis que le Q-M est établi. Au début, ils venaient dès le second jour. L’armée – les gendarmes sont des militaires, n’est-il pas ? – a bien le droit de savoir ce que trament les populations qu’elle a pour tâche de défendre contre l’ennemi. Ne serions-nous pas cet ennemi, précisément ? S’il s’agit d’être l’ennemi du régime ordinaire mortifère, ça oui, j’ai fini par en être pour de bon. Mais qu’est-ce qui me dit que je partage ce refus avec les mille d’ici ? Est-ce que je me sens solidaire de mes voisins temporaires, à cet égard ? C’est à voir. Aucun contrôle d’identité n’a été effectué, d’après ce qui m’a été dit. M’enfin, ça remet les pieds sur terre (complémentairement au ramassage de patates qui, lui avance, mais s’avère un rien désespérant !). Dire qu’il y a des gens pour qui c’est la tâche de l’été, année après année, et même génération après génération… Heureusement qu’ici la « tâche » ne nous vole que cinq heures de notre journée ! Tout de même, je me demande : dans un Bolo, travaillerait-on autant ? Plus ? Moins ?

 J 12

ça commence à chauffer ! Rien à voir avec la visite des képis. C’est la répartition des tâches qui est indirectement à l’origine de la grogne. Je sentais, depuis peu, un changement dans les attitudes. Certains regards commençaient à en dire long. Aujourd’hui, des mécontentements se sont exprimés assez violemment. Quant à moi, ma seule difficulté personnelle est que je ne sais pas quand je vais pouvoir quitter la « maison » où j’ai atterri le premier jour. Je n’y trouve en effet pas ce que je cherche : sentiment que mon espace sensoriel est gentiment (hum !) piétiné, sous couvert de partage. J’ai bien trouvé une personne « alignée » avec qui permuter, mais cela ressemblerait à une affaire privée : les lois en vigueur – déjà exprimées dans la documentation que j’avais reçue, et que j’ai largement approuvées depuis des mois – prescrivent d’écarter ce type de réaction privée. En la circonstance, la norme serait de m’inscrire dans un « mouvement concerté ». Il s’en prépare, m’a-t-on dit, mais je n’en vois pas encore les signes concrets. Les mécontentements des mécontents qui se manifestent portent principalement sur « les autres », ceux qui, pour des tas de motifs, s’arrangent pour ne pas en fiche une rame, ou en tout cas en font moins que ce que d’autres attendent d’eux : les beaux parleurs sont en ligne de mire, je crois. Je ne suis pas le seul à garder mes distances. Dans ma « maisonnée » – et cela ne m’étonne guère – les lamentations se donnent libre cours. J’ai toutes les chances d’apparaître comme le vilain petit canard… On ne m’y regrettera donc pas !

 J 13

Pris le temps, ce soir, de parler un peu plus longuement avec O., ma voisine du premier jour. Elle s’est retrouvée avec bonheur au pool de documentation technique qui est en cours d’élaboration ici. C’est d’ailleurs largement dans cet espoir qu’elle est là pour la troisième fois. Elle s’est occupée durant quelques années de la bibliothèque de son village, d’où son intérêt pour la documentation. O. est bien plus au fait que moi de la problématique Mollo’Mollo. Dès que se créera un authentique Mollo, elle y court, assure-t-elle. Que ce soit dans deux ans ou dans vingt ans. Que ce soit dans ce pays ou à l’autre bout du monde (car elle se dit prête à apprendre n’importe quelle langue). Les éventuels désagréments – et elle m’en a fait une petite liste – ne l’inquiètent aucunement. En couple stable depuis quatre ans et mère de trois enfants, elle ne conditionne pas sa participation à celle de son mari. On sent chez elle une maturité que je m’estime encore loin d’avoir atteint. Son passé de patachonne l’a pas mal aidée à « avancer », me dit-elle. J’eus aimé l’interroger à ce sujet, mais d’autres personnes se sont alors jointes à notre conversation et la tournure n’a donc plus été aussi personnelle. Les protestations qui se font jour en ce moment ? Elle minimise tout ça. Lors de son premier séjour, un phénomène semblable s’était produit, qui avait d’ailleurs mis du temps à se calmer. Selon elle, si les Q-M ne duraient que deux semaines, bon nombre de participants repartiraient chez eux complètement déçus. Elle estime que nous devons impérativement en passer par l’angoisse de ne pas trouver de dirigeants à contester en cas de difficulté. Et c’est vrai que, aujourd’hui, les leaders de la contestation étaient à la recherche de « à qui s’en prendre ? ». Je devrais me méfier de l’ascendant que je sens O. prendre sur moi. J’admire tant sa vue des choses – je l’estime clairvoyante – que son caractère volontaire. Mais si j’étais amené à travailler avec elle à la bibliothèque technique, peut-être la trouverais-je un tantinet autoritaire ?

 J 14

Je viens d’apprendre que le départ d’une personne (le dazibao énonce maintenant le nombre de vingt-cinq départs recensés) va provoquer dans les heures qui viennent un événement d’un nouveau type : une élection. Le démissionnaire avait, avec cinq autres, la fonction de linger (masculin de lingère). Comme nos vêtements sont lavés et entretenus collectivement – communistement pourrait-on dire -, une petite équipe a pour tâche de prendre en charge tout le processus depuis la réception du sale jusqu’à la remise du propre. J’ignore la raison pour laquelle l’un des membres de l’équipe a choisi de quitter, mais un appel de candidatures a été lancé pour pourvoir à son remplacement. S’ensuivra un vote. Je me découvre assez accro des procédures de « participation » : qui votera ? et comment ? En tout cas, je vois dans la situation présente une occasion de construire cette constellation à partir de la base, et non plus des textes d’origine. Je n’aimerais certes pas que, par la suite, viennent à s’enchaîner élections sur élections, mais tout de même… Au fait, pourquoi ne poserais-je pas ma candidature ? Et si je demandais à O. ce qu’elle pense de cette hypothèse ?

 J 16

Où suis-je allé me fourrer ? Deux jours que ça dure, et je ne puis plus guère faire machine arrière. Bon, je récapitule. J’ai voulu ne rien demander à O. Toute l’avant-dernière nuit, je me suis interrogé : ai-je vraiment envie d’aller bosser dans cette lingerie ? (faudrait en savoir plus sur l’ambiance qui y règne.) Après tout, poursuivre aux patates ne serait-il pas plus simple ? (réponse : oui. Mais suis-je ici seulement pour ma tranquillité ?) Il va me falloir prendre la parole pour exposer ma candidature. (dans un tel contexte, je trouverai bien quelqu’un pour m’aider ; et puis ce serait l’occasion : me planter ici n’aura pas les mêmes conséquences que si c’était dans mon environnement « ordinaire ».) Etc. Au réveil, la réponse était là : j’y vais. J’ai pris depuis peu pour règle d’accorder du crédit (tiens, ce mot : c’est la première fois que sa signification – aussi financière – me saute aux yeux ; faudra que j’y réfléchisse) à la production nocturne de mes deux cerveaux réunis (je les imagine copulant la nuit). J’y suis donc allé. D’abord mes cinq heures de patates, pour – surtout ! – éviter de passer pour un tire-au-flanc. Et aussitôt après, prise de renseignements : quel genre de travail exactement ? composition de l’équipe (cinq visiteurs et deux permanents, me répond-on : oui mais qui exactement ? Est-ce que je vais les « sentir » ?), comment va se passer l’élection ? Et tout ça. En fait, le « linger » était le seul homme de l’équipe. Les six autres femmes ne lui ont pas fait la guerre, non-non, assurent-elles. Mais tout de même : me pointer à mon tour comme le seul mâle dans ce groupe ? Comme à beaucoup d’homosexuels, la fréquentation assidue de l’autre sexe me convient très bien, là n’est pas le problème. Mais prudence. Quant aux modalités de l’élection, ça a vite commencé à être la bouteille à l’encre… La loi des Q-M est totalement muette au sujet d’élections. Carence ? Volonté délibérée ? En tout cas, les quelques dizaines de personnes qui se sont intéressées à cette élection, en plus de sept candidats et deux candidates, étaient archi-motivées à établir une sorte de précédent : en somme « réussissons cette élection, et nous en réussirons bien d’autres dans la foulée ». C’était aussi mon opinion : il fallait inventer le moyen de contrebalancer la simple mécanique des fluides d’une part, et les prétentions de ceux que j’ai nommés « les loups » d’autre part. Bien évidemment, l’ampleur des questions à étudier, puis à décider (comment décider ? par vote ? si oui, par quel genre de vote ? etc.) apparaissait toujours accrue au fur et à mesure que l’heure avançait. Quelqu’un – T., un type efficace et pas du tout du genre « loup » – a fini par synthétiser les propositions en un truc assez simple, qui a été adopté par les présents :

1) seront votantes les personnes présentes au moment du vote, étant entendu que l’annonce en sera faite à temps et que ce moment n’écarte pas ipso facto des personnes forcément occupées à ce moment-là,

2) pas de possibilité de procuration (là, ça a chauffé sérieusement ; moi – tout à fait indépendamment de ma candidature, à laquelle je ne pensais même plus, trop occupé par la réussite du processus en lui-même – j’étais OK pour pas de procuration : chacun des absents, quelle que soit la raison de son absence, doit faire confiance aux préférences retenues par la majorité des membres du groupe dont il est membre),

3) seront candidats tous ceux qui se présentent,

4) les candidats, au besoin assistés d’une ou deux personnes pour cette tâche (là, c’est moi qui ai proposé, et ça a été retenu, ouf !), exposeront publiquement, à l’occasion de leur candidature, ce qu’ils ont à exprimer sur la vie dans le Q-M (et pas seulement quant au poste à pourvoir),

5) l’élection aura lieu à main levée, en l’absence des candidats,

6) chaque votant pourra voter pour autant de candidats qu’il désirera. Il reste à soumettre ce processus à l’approbation informelle de tous : exposition en dazibao durant toute la journée du lendemain, puis assemblée informelle à dix-neuf heures pour en débattre. Si pas de mouvement organisé contestant ce premier pas vers la « démocratisation du Q-M », adoption à vingt heures trente. Quand nous sommes allés nous coucher, il était plus de trois heures du matin… Hier, j’ai commencé par les patates. Puis, sans attendre les résultats de l’approbation ou non, il m’a fallu commencer à préparer ma candidature. Très vite, j’ai dû me décider : allais-je tout faire pour « gagner » ? et d’ailleurs, est-ce que je le souhaitais vraiment ? ou bien poserais-je une candidature pour la forme ? (en fait pas vraiment pour la forme, car je tiens beaucoup à ce que ce premier processus démocratique soit une réussite ; comment dire ? une vraie candidature que j’accepte d’avance de ne pas voir aboutir pour autant que le processus, lui, aboutisse. Houlala, c’est pas clair dans ma tête…) Il est dix-huit heures, et j’en suis toujours à ce point de ma réflexion. J’ai parlé avec trois autres candidats : il y en a au moins une qui la veut, la place ! Bigre… J’ai à peu près clairement en tête ce que j’aurai à déclarer : « Je suis OK pour cette place dans l’équipe des lingers. Ce que je veux surtout c’est que nous réussissions cette première opération qui va nous permettre de prendre en mains de manière concertée le fonctionnement de ce Q-M. Beaucoup de boulot nous attend ! » J’ai repris le mot « concerté » qui est en vigueur pour les permutations en matière d’hébergement. Hésitation, encore : n’aurais-je pas mieux fait de garder ma place aux patates ? Suis-je encore l’impulsif que je croyais avoir cessé d’être ? Je suis vraiment très partagé. Certes, je suis venu ici d’abord pour apprendre, et pas pour le plaisir de ramasser ces tubercules ! Mais cela valait-il la peine que j’en paie le prix en me mettant ainsi en avant ? Ma participation aux débats d’hier + le fait que je suis l’un des candidats m’ont fait repérer. On vient parler avec moi. Or, le baratin et moi, ça fait deux ! Mais bon, à présent, j’ai brûlé mes vaisseaux… Ce qui m’indisposerait le plus : être pris pour le candidat des homos !

 J 17

Tout s’est passé très vite. La formule présentée par T. a été adoptée. Je n’aurais pas aimé des discussions sans fin, mais le peu de réactions de ceux qui n’étaient pas présents hier soir me pose tout de même problème… A croire qu’il s’agit d’une affaire banale. Où les gens ont-ils la tête ? Ils se croient donc toujours en vacances, ou quoi ? Et au moment de la présentation des candidatures, j’ai dit ce que je m’étais préparé à dire. J’étais le premier des six à m’exprimer (trois avaient retiré leur candidature). Jamais encore je n’avais eu l’occasion de m’exprimer ainsi devant cinq ou six cents personnes. Il y a eu une question, une seule, posée par l’une des femmes les plus âgées de l’assistance (m’a-t-il semblé) : « Dis-nous quelle est celle de tes compétences qui va permettre d’accroître celles de l’équipe ? ». J’avoue que je n’avais pas le moins du monde pensé à cet aspect des choses. J’ai pris dix secondes – c’est long, dix secondes, quand on est devant un public – avant de répondre (au risque de paraître jouer à l’intello – que je ne suis vraiment, mais vraiment, pas !) : « Je crois que je sais réfléchir. » Et ça a été tout. Il eût sans doute été plus performant de remplacer « réfléchir » par « coopérer », mais je n’ai pas cherché à « faire des voix ». Ensuite, j’avoue n’avoir pas beaucoup écouté mes « concurrents » s’exprimer, absorbé par l’observation de cet événement – à mes yeux fondateur de la constellation (un mot que je garde encore pour moi, à ce stade) – auquel j’avais apporté toute mon énergie, et qui m’avait d’ailleurs pas mal épuisé. Je n’ai pas été élu. Presque tout le monde a eu le même nombre de voix (à part la femme : son ardeur a joué contre elle). C’est R. qui va avoir la place. Je ne le connais pas encore beaucoup, mais les échanges de ces dernières heures m’ont donné envie de faire plus ample connaissance. Il n’est pas, comme moi, préoccupé avant tout de savoir quel est le bon modèle pour faire vivre un Q-M. Mais c’est loin d’être un imbécile. Dans la vie « ordinaire », je crois qu’il est facteur. Je vais aussi reprendre contact avec le permanent qui a séjourné au Q-M de Taïwan pour lui demander quels processus il a déjà vus expérimenter, là-bas comme ici. Ça m’intéresse plus que la place à la lingerie ! Déçu ? Non ! J’ai même préféré ces dernières quarante-huit heures aux deux semaines qui les ont précédées. C’est dire… Plus que deux mois et demi de Q-M. Je sens que je vais prendre mon pied ! Et demain : patates.

 J 18

Je suis malade. Ce n’était pas vraiment le moment, car on dirait bien que l’agitation de ces derniers jours a inauguré une nouvelle phase de la vie du Q-M. Cette fois, c’est un « mouvement concerté » qui se met en place : il y aurait dans les cent cinquante personnes à vouloir, comme moi, changer d’hébergement. Mais moi, je suis au pieu ! Sniff !

 J 20

J’émerge un peu. Par la force des choses, durant deux jours je n’ai pu observer le mouvement en cours. On me dit que certains sont passés outre et ont permuté « en privé », profitant de l’agitation et sans en attendre l’issue. Mon angine carabinée a été adoucie par les quelques visites que j’ai reçues. Mes co-habitants de la maisonnée, eux aussi, se sont montrés à la hauteur. Je me suis peut-être trompé à leur sujet. V. a proposé de me faire transporter dans l’une des cellules de moine : est-ce méchanceté de ma part d’imaginer que cela l’aurait arrangé de me faire déguerpir, ne serait-ce que pour quelques jours ?

 J 21

Cet après-midi, je vais tenter de m’immiscer dans le mouvement en cours. Ma demande était déjà prise en compte, bien entendu. Mais l’observateur que je tiens à être piaffe jusqu’ici sur la touche. Je n’ai pas encore donné de date pour mon retour aux champs ; je crois que je vais tirer un peu sur la ficelle : ne m’est-il pas déjà arrivé, dans le passé, de rechuter pour avoir voulu faire le brave ? Et, ce matin, profitant de mon inactivité forcée, pourquoi n’écrirais-je pas à mes amis, même si un mois ne s’est pas encore écoulé ? Diable ! Comment résumer ? Je crois que je vais faire bref.

À mes amis

Je suis vivant !

Ce sont un peu des vacances, si par vacances on entend un changement d’activités. Mais du repos ? Pas vraiment. J’apprends. Je me passionne aussi ! Oui-oui, je crois que ça va vous étonner, je me passionne… Et je vous vois venir : « ça y est, on l’avait bien dit, il s’est laissé embobiner ! ». Eh bien, je ne vais ni vous dire ce qui me passionne, ni vous raconter par le menu mes vingt jours au Quasi-Mollo, ni tenter de vous dissuader quant à mon embobinage. Nous aurons bien le temps quand je serai de retour.

Tenez-bon !

E.

 J 22

Le mouvement est à peu près ficelé. Je l’ai, mon « alignement » ! Mais le plus important est ce que j’ai pu observer, complétant ce que je me suis laissé raconter. L’informatique a été d’un sacré secours, comme on peut l’imaginer ! Et il y a encore eu des élections : chaque demi-journée où se tenait l’assemblée des gens concernés par le mouvement, des coordinateurs se sont fait élire. Ça n’a pas toujours été les mêmes, en effet ; moi, ce genre de barrage aux prises de pouvoir, ça me va ! Malgré le relativement grand nombre d’opérations à effectuer, les demandes ne correspondaient pas aux offres. Il eût fallu une bonne quinzaine de « maisons » de plus. Engouement pour l’habitat en yourtes ? Je crois plutôt sentir que se dessine un phénomène : il se constitue de petites unités de gens qui ont des intérêts, des goûts, des habitudes, des modes de vie, des préoccupations, des idées ou idéaux en commun, et qui trouvent naturel, pratique, agréable d’habiter ensemble. Est-ce sur cette base que la vie du Q-M pourra petit à petit s’organiser ? Ou n’est-ce là qu’un repli frileux ? Toujours est-il que les décisions prises à ce stade, et qui laissent donc certains encore insatisfaits, seront revues dans un délai de trois semaines, le temps d’imaginer comment implanter les quinze yourtes manquantes …pour autant que ce soit possible ! Ma « maisonnée » ne connaît pas d’autre mouvement que mon départ et l’arrivée de …R., le nouveau linger : c’est lui qui me remplace. Au fond, la situation dans un Q-M permettrait d’expérimenter la démocratie à l’athénienne (toutefois élargie à tous dans le cas présent, ce qui n’était bien sûr pas le cas dans l’Athènes de l’époque) : mille personnes réparties en dèmes, garantissant une véritable vie politique aussi bien à l’intérieur (tout le monde se connaissant suffisamment) qu’entre dèmes (les débats d’ensemble se déroulant en présence de tous). Une piste, cette forme de démocratie ? Ici, combien de dèmes ? Dix ? Vingt ? Cinquante ? Pourtant : dans un Mollo, OK, mais dans un Quasi-Mollo où coexistent des permanents et des visiteurs, comment faire puisque les enjeux de ces deux catégories sont probablement bien différents ? Après tout, raison de plus !

 J 23

J’ai repris les patates, pour un essai (on a dit « mollo-mollo », non ? ;-). Au bout d’une heure, je me suis tiré. Pas de chef, ni pour m’y autoriser ni pour me l’interdire. Peut-être les grognards de l’autre jour me classeraient-ils tire-au-flanc ? Je n’ai, ma foi, aucune prescription d’arrêt de travail à leur exhiber. En lieu et place d’un tel papier je me suis exposé, allongé et oisif, à l’ombre de la haie bordant l’immense parcelle où continuaient de bosser mes collègues habituels. C’était bon. Il est vrai que rentrer tout seul comme un con dans mon « alignement » ne me paraissait pas goûteux en pareille circonstance. Non, là j’exagère : il n’y a fort heureusement pas que des lieux de couchage dans ce Q-M ! à tout moment se créent des rassemblements – informels ou organisés – dans les lieux les plus divers : petites salles, auvents, abris de fortune, etc. J’ai même vu s’ériger plusieurs cabanes à cet effet depuis que je suis ici. Dans l’une d’elle, une femme au torse nu prend des personnes dans ses bras pour les étreindre quelques instants. En observateur dans ce champ, j’étais bien. On est encore venu me parler. Un professionnel de santé – c’est ainsi qu’il s’est présenté – a voulu me convaincre que ma toute récente angine a quelque chose à voir avec ma candidature avortée au poste de linger. « Te serais-tu senti humilié ? » m’a-t-il demandé benoîtement. J’t’en foutrais, moi, de l’humiliation ! J’ai sans doute chopé un bon staphylocoque doré, un point c’est tout ! Il ne serait pas un peu venu pour chercher à m’humilier, lui, là, le « professionnel de santé » ? Il m’énerve. Je l’avais déjà repéré, avec ses petites manières, jouant de son soi-disant savoir médical. S’il est toubib, qu’il le dise, bordel ! Je crains qu’il ne soit, dans la vie ordinaire, pas plus gradé que balayeur de couloirs d’hôpital… Ceci dit, c’est un bosseur, ça, je dois le reconnaître : pendant tout ce temps où je me suis frotté à mon nouveau métier de ramasseur, j’ai pu constater plus d’une fois qu’il ne ménage ni sa force ni son endurance. Allez, tiens : excusé ! J’irai peut-être jusqu’à lui demander de plus amples précisions sur mon cas… C’est toujours bon à prendre. Et, ici, ça ne prête pas à conséquences, tandis que dans la vie ordinaire…

 J 24

Mes nuits : je ne peux pas encore dire si j’ai eu raison de quitter la maisonnée. Un convalescent n’est pas forcément en possession de tous ses moyens. Je repense à ma remarque d’hier : « ici, ça ne prête pas à conséquences, alors que dans la vie ordinaire… ». Cela pourrait-il s’appliquer à un Mollo dont je serais membre (si jamais ça arrive un jour) ? Seul le fait que le présent séjour soit temporaire me permet de m’exprimer ainsi. Alors : vive l’éphémère ?!? Et vive les patates que l’on absorbe à au moins un repas par jour. J’avoue n’avoir jamais imaginé qu’il soit possible de préparer cette solanacée d’aussi diverses – et délicieuses – manières !

 J 25

J’arrive certes à pondre mes quelques lignes par jour, mais j’ai l’impression que ce journal ne pourra jamais porter la trace de l’essentiel dont sont faites mes journées ici. Faut que je m’y prenne autrement. Je tiens coûte que coûte à garder la trace de mon évolution ici. On apprend, en lutherie, que le bois ne se donne pas à volonté, et qu’il y faut la bonne manière. Mais comment m’y prendre ?

 J 26

Je vais tenter de faire le point. Je me suis trouvé plongé dans une micro-société non pas mystérieuse – je savais un peu où je mettais les pieds – mais tout de même inconnue. J’avais surtout tenu à ce que personne de mon entourage n’en soit membre, si bien que les mises en garde concernant le risque sectaire ont été pour moi une bénédiction : j’ai pu plastronner devant mes connaissances « J’y vais en explorateur, je vous dirai au retour ». Bien sûr, cela n’a pas été commode de faire accepter à mes clients réguliers mon absence pour six mois, mais n’est-il pas préférable de les préparer pour le jour – proche ? – où je disparaîtrai pour de bon de leur univers ? Mollo ou pas, de toutes façons, je ne poursuivrai pas dans cette voie à la con. Non que la lutherie ne m’intéresse plus – elle m’intéresserait même de plus en plus ! – mais je me considère dans mon atelier comme un singe en zoo ; un singe un peu évolué, certes, mais juste ce qu’il faut pour accepter de travailler du matin au soir, payer des charges à n’en plus finir, me plier aux caprices de bourgeoises avec qui je ne partage rien, devoir supporter les conversations de mes voisins commerçants et artisans pour qui l’horizon se limite au tiroir-caisse, et j’en passe. Bon, le premier pas est fait. Ici, je ne sais pas au juste ce que je partage avec les autres participants, mais du moins ai-je l’espoir de découvrir que quelques-unes de mes zones d’intérêt et préoccupations recoupent celles de quelques-uns des autres « quasi-molliens » de la fournée actuelle. Si l’on m’avait proposé d’expérimenter l’univers M-M via un petit groupe d’une demi-douzaine ou d’une douzaine de membres, j’aurais refusé tout net : je déteste être forcé de faire ami-ami avec des gens qui me sont imposés. Je pèse mes mots : je déteste vraiment. On me dit un peu sauvage, mais ce n’est pas la réalité. Que je sois bourru, je n’en disconviens pas – encore que ! – mais c’est surtout que je n’aime pas perdre mon temps dans des pseudo-relations auxquelles d’avance je ne crois pas. Ma sensibilité détecte instantanément les phéromones qui ne me conviennent pas, et dieu sait si elles sont nombreuses ! Je dirais même qu’elles constituent la majorité. Handicapé, voilà peut-être le mot qui convient. Je n’avais jamais osé le regarder en face, ce mot, mais ces vingt jours m’ont permis de mûrir l’analyse. Oui, je serais peut-être bien handicapé. Luthier hautement qualifié – et de surcroît multiplement distingué – certes, mais handicapé. Serait-ce donc à mon handicap que je suis venu rechercher ici une prothèse ? À voir… Pourtant non : je ne recherche pas seulement un mode de vie moins con pour moi, mais un mode de vie qui puisse coller pour toute personne un minimum consciente d’être à présent confinée dans un élevage industriel d’humains, et donc maltraitée comme c’est le cas dans tout élevage industriel. Les singes un peu évolués que nous sommes ont, sans délai, un énorme saut qualitatif à faire, et je veux en être. Pourtant, je ne suis pas équipé pour : pas formé, pas entraîné. C’est cette formation et cet entraînement que je suis venu rechercher ici. Et, dans la foulée, je poursuivrais volontiers par trois mois dans l’un des autres Q-M. Pourquoi pas celui qui se monte actuellement au Brésil ? Après tout, j’ai un peu appris le portugais avec les gosses de ma rue, il y a fort longtemps : ça pourrait servir. Qu’on n’ait pas particulièrement besoin de luthier dans la phase de construction d’un Q-M, je l’admets volontiers. Mais je saurai me rendre utile. Comme je l’ai dit publiquement l’autre jour – jamais encore je n’avais osé énoncer un truc pareil, mais je m’en suis persuadé de longue date, donc pourquoi pas ? – : je sais réfléchir. Il me semble que je devrais me fixer comme objectif, ici, profitant des circonstances, d’apprendre à réfléchir avec d’autres. Je me souviens qu’à l’atelier quelqu’un m’a un jour bassiné avec la notion d’intelligence collective. C’était B., je crois. Il se référait à l’internet, je me rappelle. Pour moi, l’internet, Facebook et tout ça, ce serait plutôt de l’indigence collective, mais bon… Ici, ça pourrait être le bon endroit pour ça : sortir de mes petites habitudes d’artisan. Je ne suis pas mécontent de ce petit jalon auquel j’ai contribué dans cette affaire du linger. Au fait, l’autre professionnel de santé, peut-être qu’il n’a pas tout faux ! Si j’avais été choisi au lieu du facteur, c’est vrai que j’y aurais vu un coup de chapeau à ma démarche, donc à ce que je suis. Quant au mouvement, je l’ai en grande partie loupé, et je ne puis donc pas en tirer d’enseignement. Mais oui, cette notion d’intelligence collective commence à ne plus me paraître une élucubration d’intello. Réfléchir avec d’autres. OK. Je vais garder ce cap. Pourtant, je me sens bien seul, parmi les mille. Pourquoi, tant qu’à faire, ne pas préférer une cellule de moine ? Allez, tiens, au prochain mouvement, je vise une cellule !

 J 27

Je viens de relire mon récapitulatif d’hier. Viser l’intelligence collective et rechercher au même moment l’isolement monastique ! Suis-je complètement barge, ou quoi ? Il est vrai, pourtant, que je n’ai pas encore formulé le désir de vivre au sommet d’une colonne en plein désert. Me revient cette lecture – j’avais peut-être quinze ans – au sujet des Chartreux. Ces moines reprennent à leur manière une expérience égyptienne du quatrième siècle : cinq mille anachorètes constituant un ensemble, dont six cents dans le grand désert, habitant séparément dans des cabanes situées les unes par rapport aux autres à une distance telle qu’ils vivaient chacun dans la solitude, tout en pouvant se visiter les uns les autres et, de plus, se rassembler toute une nuit et toute une journée chaque semaine. Une collectivité distendue, mais une collectivité tout de même. Et une solution anti-phéromones des plus efficaces, je suppose ! C’est fou ce que, dès qu’on commence à « travailler » dans la vie ordinaire, tout ce qui a pu nous motiver auparavant – voire nous éblouir, nous enthousiasmer – prend obligatoirement le chemin des archives qu’on ne rouvrira plus jamais. Sauf sursaut. Eh bien, sursautons ! C’est maintenant ou jamais…

 J 28

Je quitterai les patates, c’est décidé. Je ne m’étais d’ailleurs pris d’affection pour aucun des autres ramasseurs. Bien sûr, je n’ai pas eu l’occasion de faire connaissance avec chacun, mais ça a fini par me gonfler, ce travail où nous sommes comme des grappes jetées sur des hectares et dont seul semble importer le résultat : le tonnage quotidien. J’espère prendre part, d’ici mon départ, au quartier en permaculture dont on parle beaucoup ici et qui m’intrigue, mais pour l’immédiat, j’ai parlé avec O., lui disant sans ambages que j’aimerais travailler avec elle. En fait, elle est demandeuse de collaborateurs ayant tant soit peu d’habitude du travail méthodique et méticuleux. Comme il ne s’agit pas d’un départ, ça ne donnera pas lieu à élection. Mais les mouvements privés sont, comme d’habitude, totalement prohibés par la règle écrite. Puisque je crois qu’elle aimerait me voir rejoindre sa petite équipe de trois personnes, il nous faudra donc trouver une formule de mutation qui respecte la règle. Demander à J., le permanent voyageur ? Je préférerais pourtant inventer, même si ça oblige à tâtonner, et donc à attendre un peu.

 J 29

Mon voisin de table, ce midi : « Si tout le monde était tout simplement gentil, et tolérant, un autre monde serait possible, j’en suis certain. C’est la vanité qui fait barrage, le fait qu’on veuille paraître, qu’on veuille être au-dessus de la mêlée, qu’on veuille avoir une carrière, et ainsi de suite. On oublie l’essentiel de la vie. » Etc., etc., etc. Honnêtement, ce genre de propos général qui ne mène à rien, j’en ai assez de l’entendre. Ma question concerne un autre processus : puisqu’on ne peut espérer que « tous les gars du monde » – filles comprises, j’espère ! – soient un jour gentils et tolérants (le suis-je moi-même ?), comment fait-on ? Concrètement, comment fait-on ? Je ne suis tout de même pas venu ici pour me gargariser de ce genre d’antienne ! Comment lui dire, à ce jeune homme, à la fois sans détour et sans le froisser : « Eh bien, avance donc une proposition crédible ! » ? Je ne me vois vraiment pas faire de l’intelligence collective avec ce genre de gosse qui a encore tout à apprendre ! Supposons une organisation en dèmes : faudrait-il répartir ce type d’enfants de chœur entre les dèmes, ou bien les parquer dans des dèmes spécialisés ? Hum !

 J 30

Jusqu’à présent, notre collectivité Q-M ne s’est absolument pas exprimée en tant que telle. Pourtant, elle devrait ! Que nous le voulions ou non, nous sommes une micro-société, dépassant largement les limites d’une famille. Ce rassemblement d’humains est, ipso facto et qu’on le veuille ou non, une entité politique. Pour le moment, nous nous satisfaisons d’obéir – c’est tellement plus facile – à la règle et au programme qui nous préexistaient. Mais il faudra bien que, d’ici la fin du séjour, nous ayons posé une expression politique quelconque. Je n’oublie pas que nous sommes là pour nous entraîner à la vie en Mollos, le jour venu. Or des Mollos, et à fortiori le Mollo’Mollo, ça ne pourra jamais être non politique. Ma réflexion désappointée d’hier sur une organisation en dèmes me fait désormais écarter cette formule. Je me souviens d’avoir lu, il y a de ça un an ou deux, la proposition d’un penseur politique, peu connu je crois. Si mes souvenirs sont bons, il proposait qu’une collectivité soit en permanence réfléchie – et, en conséquence, peu ou prou dirigée – par une assemblée permanente, à laquelle participent durant quelques jours une bonne proportion de membres tirés au sort, avec renouvellement par tiers. Si l’on appliquait ce principe ici, voici donc ce que ça pourrait donner : une assemblée de cent membres siègerait en permanence, dont le tiers serait renouvelé par tirage au sort chaque semaine. Selon ce principe, chacun des participants au Q-M aurait l’opportunité de « siéger » ne serait-ce qu’une fois, et donc de participer très activement aux décisions. Je trouve plus qu’intéressant que les membres ne soient aucunement mandatés. Bon : reste à savoir comment lesdites décisions seraient prises, bien sûr… Si je ne me trompe, ce système permettrait d’instaurer ici une vie politique officielle à laquelle participerait à tout instant un dixième de la population. Whouah ! Belle revanche du politique sur cette putain d’économie qui nous ensable tant et plus ! Et ce ne serait vraiment pas trop tôt ! Je dois creuser. Sans oublier d’en parler autour de moi : si je me fais jeter, je comprendrai que je dois restreindre mon attention à la documentation technique… Au fait, dans ce domaine aussi, faut pas que j’oublie d’inventer comment me faire recruter selon la règle ! Ce job m’intéresse nom de dieu ! À défaut, il me resterait la permaculture…

 J 31

Je vois venir un conflit avec le, le quoi ? le cœur – si absent depuis un mois ! – du Q-M. Pourquoi ? Tout simplement parce que soustraire à temps plein (il me semble qu’un tel temps plein serait indispensable pour que l’opération réussisse) un dixième de la population aux tâches qui font « vivre » le Q-M, eh bien ça va inévitablement mettre en péril le bel agencement du programme. Je ne parle pas seulement de l’arrachage des patates, même si je crois savoir que nous avons pris du retard sur son planning. C’est l’équilibre-même des forces qui risque d’être ainsi mis en péril. Bien vrai que je n’ai pas pris le temps de consigner ici ce que j’ai compris de l’indispensable équilibre des fonctions au sein du Q-M ; j’ai pourtant le sentiment que Mollo’Mollo est encore loin d’envisager que la fonction politique puisse absorber une telle proportion de la ressource disponible… Mais bon, nous nous formons, donc « ils » apprennent ! La pédagogie peut-elle jamais être à sens unique ? (Houla, c’est pas pompeusement prétentieux ça ?)

 J 32

Je m’interroge quelque peu sur le « ils » d’hier soir. Cela a à voir avec ma principale découverte de la journée. Cinq heures de patates comme d’hab, puis sieste comme d’hab aussi, puis un peu d’errance comme d’hab parmi les habituels rassemblements qui, en fin d’après-midi, au moment où beaucoup reviennent de la rivière, donnent au Q-M un petit aspect de village (un village d’avant l’invention de la Tv, bien sûr). Je me suis, cette fois, aventuré un peu plus loin que d’habitude. J’ai découvert, à l’abri d’un bosquet, comme une place publique où règne la parole. C’est apparemment le coin où des jeunes aiment se retrouver. Pas du tout Hyde Park, bien sûr, mais pas non plus la parlotte habituelle qui m’exaspère tant. J’y suis resté deux heures au bas mot. Je voulais m’en imprégner. Le Parlement que j’imaginais hier ne s’y trouverait-il pas déjà préfiguré ? Eh bien non. Ça cause, ça dit « on devrait », ça se plaint, ça va jusqu’à oser « on pourrait », et ainsi de suite. Toujours centrale : l’absence de centre, de cœur, à qui s’adresser. Par devers moi, bien sûr, je pensais : « Eh bien, instaurons-le, ce centre ! » Mais je préfère laisser décanter. Au moins encore un jour. Faut que je trouve un noyau de personnes avec qui en parler.

 J 33

Je commence à m’impatienter. Dans deux mois, nous nous disperserons. Je sais, il faut le temps, mais tout de même ! Un noyau de personnes avec qui parler, ai-je écrit… Facile à dire ! Je n’irai pas en détecter dans le coin des naturistes car je traîne un méchant blocage de ce côté-là. Peut-être est-ce dommage. Pourquoi, dans le fond, ne parlerais-je pas avec la bande qui s’affiche « phalanstérienne ». Eux non plus n’ont pas peur d’afficher leur option de base : « Donner libre cours aux passions ». Mais cette philosophie m’interroge : le docteur Freud n’a-t-il pas définitivement diagnostiqué chez nous une « pulsion de mort » ? Sans doute, en conséquence, y-a-t-il ici même de la graine de tueur, de violeur, de traître, de racketteur, de menteur, bref de saligaud… (Je ne vais pas jusqu’à interroger mes propres pulsions, ça pourra attendre…) Oui, j’aimerais savoir si de ce côté un débat sur mon projet d’assemblée permanente a des chances de trouver un écho, mais oserai-je aller m’y faire une opinion ? Pas d’idée lumineuse pour le moment quant à mon éventuel recrutement aux côtés de O. Je suis tout de même allé me rendre compte des tâches qui m’y attendraient : tout à fait dans mes cordes !

 J 34

Deux personnes. J’ai enfin identifié deux personnes. Et je leur ai parlé. C’est à la sortie de la salle à manger que je les ai alpaguées, hier midi. Deux femmes. Je ne les avais jamais remarquées. Et voilà ! Nous avons passé l’après-midi à échanger. Naturellement, le cours quotidien des choses au Q-M a occupé un peu de notre temps, prétexte pour faire connaissance. Ou plus exactement, ça m’a permis de faire leur connaissance et réciproquement car, elles, elles se connaissent depuis pas mal de temps déjà. Elles vivent ensemble, et elles ont fait le choix de venir ensemble au Q-M. Démarche à l’opposé de la mienne, donc. Mais ce sont aussi d’anciennes militantes d’extrême-gauche, en rupture de dogmatisme. Déçues d’y avoir consacré tant de leurs années pour un résultat ridiculement insignifiant. Fonctionnaires. Aussi critiques sur ce qui se passe dans les administrations que sur les diktats prétendant régler par des coupes sombres le problème du « trop d’état ». En recherche. Je me suis plu en leur compagnie. Elles-mêmes n’ont pas dû s’ennuyer, car elles ont spontanément proposé que nous reprenions le fil de nos conversations ce soir, après le cours d’espéranto. J’ai appris qu’elles y retrouvent régulièrement O., dont l’appétit de langues ne tarit donc pas…

 J 35

Cette fois, avec A. et F., au cours d’une longue marche que sont venues éclairer les étoiles, nous avons pris le temps de réfléchir sous toutes ses coutures à mon projet d’Assemblée permanente (ma suggestion, devrais-je dire, car si projet il y a, il devra impérativement émaner de plusieurs personnes). Roboratif ! Mais je préfère aller dormir vu l’heure : deux heures du matin. Les femmes m’ont parlé d’un autre visiteur, H., dont elles ont apprécié de faire la connaissance, et qu’elles convieront à notre prochaine rencontre. Je n’ai pas dit non.

 J 36

Il y avait, aujourd’hui, trois élections à des postes à pourvoir. De telles élections n’ont lieu 1) que s’il s’agit d’un remplacement et 2) que si l’équipe qui recrute est composée de moins de douze personnes. Dans le cas des masses – comme aux patates – on ne parle même pas de remplacement. Au fond, ces élections, qui sont du domaine strictement économique, commencent à moins m’intéresser. J’y ai toutefois participé, mais juste histoire de participer, car c’est l’ordre politique qui retient toute mon attention en ce moment. Après ces élections, nous avons repris la discussion à ce sujet avec A. et F., ainsi que H. qui nous a rejoints en cours de route. H. est pas mal en rupture avec le BEM, comme il le désigne – Business, états, Médias – depuis des années. L’an passé, il a effectué un pas de plus en larguant tout à la fois : son job de consultant, sa maison, sa voiture, etc. pour vivre en autonomie avec ses deux filles d’une dizaine d’années sur un terrain où il a auto-construit quelques cabanes, et où vit aussi une jument. Il est musicien de rues à ses heures. À ma question « tu ne joues d’aucun instrument ici ? » il a répondu que la musique pour la musique ne l’intéresse pas. D’ailleurs, et je m’en étonne, il n’y a que très peu de musique en ces lieux. Peut-être ceux et celles qui ont apporté leur instrument ont-ils peur que ça fasse tache ? Il est vrai que je serais le premier à me plaindre – mais à qui ?!! – de djembés résonnant à longueur de journée – voire de nuit ! Il me semble que nombreux sont ici les gens qui, comme H., ont fait un pas de côté et qui se demandent maintenant où aller. Moi, je n’en suis encore qu’à me demander comment le faire, ce pas de côté. Mes trois « partenaires » (j’hésite à user de ce vocable pour désigner notre attelage à quatre) estiment que ma « suggestion » d’une assemblée permanente est adaptée à la situation du Q-M. Il y a tout d’abord cette angoisse diffuse de ne pas identifier de centre de pouvoir : l’assemblée ne tiendrait toutefois lieu que de « l’un des centres », puisque les textes écrits – aussi muets que sourds à toute sollicitation – en constituent un autre. L’angoisse en question n’empêche certes pas le navire d’avancer, mais qu’en serait-il si elle venait à enfler au cours d’une tempête au sein de la constellation. Mon mot « constellation », lui, ne fait pas l’unanimité chez mes partenaires ; je m’en fiche. Donc, premier avantage qu’aurait une telle assemblée : représenter, ne serait-ce que symboliquement, une instance d’autorité. Ce point m’est assez indifférent, je dois dire, mais il importe à mes co-discuteurs. Me paraît infiniment plus importante l’expérimentation en vraie grandeur d’une collectivité dont à tout moment dix pour cent des membres sont « aux affaires » comme disent les politiques. Un tel rétablissement des priorités me semble du jamais vu en vraie grandeur. Or c’est ici l’occasion ou jamais. Mes trois compère et commères me suivent à ce sujet, tout en n’ayant pas une vue aussi claire que moi, ce me semble, de l’immense pas que représenterait l’instauration d’une telle autorité non seulement collective et tournante mais surtout si massivement représentative. J’ai ajouté que, quand bien même les membres qui participeraient à l’assemblée à un moment t n’auraient absolument pas de mandat à recevoir des autres membres, il leur serait loisible d’organiser, individuellement ou collectivement, des séances hors-assemblée à caractère purement consultatif, dont les éventuelles conclusions ne les engageraient aucunement. Quand à l’étendue des pouvoirs de décision de l’assemblée permanente, F. a émis la suggestion qu’elle s’étende à tout ce 1) qui est collectif et 2) qui ne se heurte pas à la règle écrite. C’est simple en apparence. Mais j’avoue avoir besoin de prendre un peu de temps pour donner mon accord. J’entrevois un risque : qu’on aille se perdre dans des futilités, histoire d’occuper tout le monde. Quant au mode de décision, c’est d’H. Qu’est venue une proposition rompant avec l’habituelle notion de majorité : il a évoqué la prise de décision par consensus. J’ai levé les yeux au ciel, et j’ai bien vu que A. et F. fronçaient les sourcils, visiblement aussi peu enthousiastes que moi… Il ne pourrait jamais y avoir de décision, à ce compte-là, ai-je objecté : l’unanimité de cent personnes est de l’ordre de l’impossible. H. a tenté de nous rassurer : il s’agit de processus qui s’expérimentent déjà de ci delà, a-t-il assuré. On en reparlera donc demain. Ce qui est certain, c’est que je ne cautionnerai assurément pas un processus qui rendrait inopérante une innovation aussi précieuse que « dix pour cent aux commandes » !

 J 37

Encore les flics. Cette fois, il s’agit d’une enquête préliminaire du Parquet concernant l’installation des yourtes : celle-ci n’a fait l’objet d’aucune demande ou déclaration de la part du Q-M. L’une des personnes accompagnant les forces de l’ordre avait pour tâche, m’a-t-on dit, de déterminer si les toilettes sèches installées à proximité du campement de yourtes répondent aux normes. Sans doute un prétexte. La question « quelle est l’instance du pouvoir au sein du Q-M ? » est donc bien évidemment posée à travers cet événement. Sept permanents ont accompagné les intrus dans leurs visites, répondant ou non, paraît-il, aux questions selon la nature des questions. J’ai appris qu’ils se sont préalablement réunis, et qu’ils ont tiré au sort quels seraient ces accompagnateurs. Bien sûr, le bâti concerne plus les permanents que les visiteurs, mais il ne faut pas oublier que les visiteurs actuels ont, de leur côté, cherché à se procurer une quinzaine de nouvelles yourtes pour les implanter temporairement, et qu’ils sont donc concernés, aux aussi. Je récapitule où nous en sommes à cet égard. Cinq visiteurs ont déclaré qu’ils étaient acquéreurs d’une yourte s’il s’en établissait de nouvelles ici, de manière à pouvoir l’emporter à la fin du séjour. Un fabricant est OK pour venir implanter ici son atelier de feutre durant une quinzaine de jours, organisant par la même occasion des stages de fabrication. L’ossature des yourtes pourrait être réalisée à partir de branches des châtaigniers qui ne manquent pas en périphérie du domaine. Il ne resterait plus aux acquéreurs qu’à faire venir de l’extérieur les portes et fenêtres, ainsi que ce que j’appelle la clef de voûte (le cercle de bois placé au sommet de la yourte). Pour ce qui est des planchers, il est considéré que, vu la saison, il ne sera pas nécessaire d’en poser. Eh bien voilà : ces installations, elles aussi, devraient sans doute faire l’objet de demandes ou de déclarations. Sans oublier qu’elles seront également dotées de toilettes sèches (la question des eaux usées est réglée puisque tous le reste des équipements de cuisine et de toilette se trouve dans le bâti en dur, tout à fait réglo, lui, semble-t-il). J’ajoute – mais ce ne sont pas mes affaires – que mille personnes pissant allègrement dans la nature, ça pourrait aussi, un jour, poser un problème à l’administration si elle veut absolument chercher des noises… Bref, même s’il n’y a que cinq nouvelles yourtes à venir, des visiteurs sont concernés. Mais « des » visiteurs ou bien « les » visiteurs ? Il me semble que cette affaire ne peut être seulement traitée de manière privée, et qu’il faut donc en débattre collectivement pour en décider tout aussi collectivement. En conséquence, si je ne m’abuse, ce sont donc « les » visiteurs que cela concerne.

 J 38

ça avance ! Moins mon prochain recrutement au pool de doc (je continue sans enthousiasme à consacrer mes matinées aux patates, mais faut c’qu’il faut…) que le projet d’assemblée permanente (j’écris « projet » car c’est bel et bien devenu un authentique projet). O. m’a, ce soir, quelque peu interloqué en me demandant si, par hasard, je ne serais « pas un peu » (à cet énoncé « tu ne serais pas un peu », je suis toujours sur mes gardes) « un peu néophile ». Le temps de comprendre ce qu’elle pouvait bien vouloir dire (dix secondes, c’est parfois long en de telles circonstances si l’on veut éviter d’apparaître benêt), je lui ai répondu « non, c’est que j’aime la vie toujours nouvelle ; j’ai toujours aimé ça », à quoi j’ai jugé bon d’ajouter « la vraie vie, quoi ! ». Car c’est ainsi que j’aime la déguster, la vie, pour peu que j’en aie l’occasion : inventive. Dans mon métier, oui, j’ai l’occasion de me montrer inventif, mais de plus en plus, je m’y trouve à l’étroit : je veux plus large ! Et plutôt que d’assumer le manque d’air que je ressens au quotidien – en me passant la corde au cou, par exemple – je préfère en rechercher de plus respirable ailleurs. Ici, ça pourrait. J’ai déjà noté que je suis déjà, à ce stade, mille (!) fois gratifié, mais je sens qu’une nouvelle dimension est sur le point de s’ouvrir pour moi : l’accès au politique sans payer le moindre tribut à la politique. Nous avons l’obligation de faire mieux que ce qui nous fout dedans. Probablement mieux avec moins, d’ailleurs. Moi, ça me va ce défi !

 J 39

On a volé. Je viens de l’apprendre ce soir. Ça se serait passé cet après-midi. Où ça ? dans la maisonnée que j’ai quittée il y a quelques jours… Troublant ! Le coffre de R. a été fracturé et rien n’en a disparu, si ce n’est une carte postale à laquelle R. tenait apparemment beaucoup. Intriguant ! Une carte postale ! Et chez un facteur, de surcroît : on se croirait dans un film de série B ! à vrai dire, je ne puis m’en désintéresser : d’une part je connais les lieux ; d’autre part R. et moi avons été en concurrence pour un poste, et j’étais parmi les « perdants » si l’on adopte une vision simpliste. Deux raisons qui pourraient bien conduire d’aucuns à me soupçonner d’y être pour quelque chose. Ne pas me montrer intéressé (le criminel revient toujours sur les lieux du crime, dit la sagesse…). Pourtant, c’est surtout pour une autre raison que je ne puis m’en désintéresser : il est bien évidemment exclu – du moins je l’espère – de nous mettre à nouveau les keufs sur le dos, mais le vide de l’autorité interne fait que nous n’avons aucune procédure établie pour enquêter – en tant que corps social – ce qui a bien pu se passer. La règle écrite ne dit mot sur le cas où un tel délit est constaté, et il n’existe pas de puissance publique interne aux visiteurs. Or le bruit a commencé à courir que notre petit groupe – qui comporte depuis ce matin quatre autres membres cooptés – a l’intention de proposer la création d’une instance de « représentation » des visiteurs (je me rends compte que le terme de «représentation » ne colle absolument pas…). Le méli-mélo de ces données m’interdit probablement de suggérer au groupe l’initiative concernant cette effraction qui me paraîtrait la plus idoine… Dommage ! Mais, pour le moment, vu l’heure, en route pour l’alignement. J’espère que ma voisine de gauche ne va pas encore ronfler comme elle l’a fait certaines nuits (c’est déjà mieux que dans la « maisonnée » où il y avait un grinceur de dents)…

 J 40

Nous avons décidé de nous revoir, tous les huit, chaque soir de cette semaine. Au bout de cette série de rencontres, nous verrons si nous prenons effectivement l’initiative d’annoncer publiquement ce projet d’assemblée permanente. Ne rien brusquer. Mettre toutes les chances de notre côté. La porte-parole serait F. Nous devons donc, entre autres choses, la préparer à faire face aux objections. Et il y a aussi ce difficile problème à résoudre dans nos propres têtes : comment nous dépatouiller avec une règle et une organisation de fait auxquelles, avant de venir, nous nous sommes engagés à ne pas toucher ? Primo : comment articuler l’assemblée et les textes écrits ? Et – peut-être surtout – comment soustraire au profit du politique dix pour cent de la force de « travail » ? Faudrait-il accroître le nombre d’heures de travail des autres, qui devraient ainsi travailler dix pour cent de leur temps en plus, soit cinq heures et demie par jour au lieu de cinq ? Je repense à Animals Farm, et ça ne me plaît guère…

 J 41

J’ai apprécié de discuter assez longuement avec Z., un homme de théâtre. Lui aussi se préoccupe d’inventer des méthodes de gouvernement et de décision. Il estime que le théâtre peut fournir quelques moyens pratiques. Ainsi m’a-t-il parlé de son projet d’organiser des séances de « théâtre-forum » pour mettre au jour des problèmes latents. Théâtre-forum ? Z. m’a expliqué : des comédiens créent une scène sur un sujet qui mérite débat, la présentent au public, suite à quoi les personnes du public qui ont une autre vision de la situation viennent jouer leur version des choses. Je me dis qu’un problème comme mon recrutement auprès de O. pourrait être mis en débat de cette manière. Mais je dois éviter de me mettre en avant. Je lui ai donc proposé que nous recherchions ensemble une situation comparable, aussi réelle que la mienne. Dans la multiplicité des situations vécues par les uns et les autres à ce stade de l’évolution du groupe, ça ne doit pas manquer. Z. préférerait entreprendre l’expérience – selon lui, nous pourrions avoir au moins une séance de ce type par semaine – en exposant une situation plus générale. M’est soudain venue à l’esprit l’idée de représenter quelque chose concernant la double population qui, ici, agit au quotidien : les permanents et les visiteurs. Au fond, c’est pas bête du tout. Comme, depuis qu’il est arrivé, il travaille tous les matins à la cuisine, il baigne dans la question : en cuisine, il sont une quinzaine de visiteurs pour dix permanents, et ça ne va quelquefois pas sans heurts. Nous devons nous revoir demain après-midi. Comme il s’est déjà ouvert de ce type de projet à quelques autres personnes, il leur proposera de se joindre à nous.

 J 42

Malgré mon intérêt pour « le » politique, le désir de comprendre ce fichu circuit financier qui permet au Q-M de faire face à ses dépenses externes ne me quitte pourtant pas. Je suis passé rendre une petite visite à O., que j’ai trouvée en pleine ébullition, passionnée par sa récente découverte : le système sylvo-agro-pastoral permettrait de révolutionner entièrement l’agriculture, non seulement ici, mais à peu près partout sur la planète. C’est une passionnée. Elle n’a donc pas vraiment pris le temps de répondre à ma question : d’où vient le fric qui permet de constituer progressivement cette documentation tant sur des méthodes culturales revues et corrigées que sur le bâti, l’habitat, l’urbanisme, etc. tout aussi revus et corrigés ? En me faisant, levant la tête deux secondes, « Tu sais, l’internet ça ne coûte pas cher », je ne puis pas dire qu’elle ait vraiment répondu à mon attente… Elle m’a aussi parlé d’un nouveau permanent, arrivé du Q-M éthiopien il y a une semaine, et qui avait auparavant passé une bonne dizaine d’années dans le centre de doc d’un organisme public de recherches sur le « développement ». J’ai senti sa crainte qu’un coucou vienne bientôt bouleverser son petit domaine. Bref, ce n’était vraiment pas le jour… Elle a tout de même tenté de me persuader de venir, ne serait-ce qu’une fois, participer au cours d’espéranto. Je ne lui ai rien dit de mon intention de me rendre au Brésil mais, dans ma petite tête, sa proposition a fait mouche : si, demain, l’espéranto doit devenir la langue de communication entre les Q-Ms, pourquoi ne pas profiter de mon séjour ici pour m’y mettre ? Quant à la rencontre concernant le théâtre-forum, Z. est arrivé fort en retard et, en son absence, les quelques personnes présentes ont parlé de choses et d’autres. On m’a interrogé au sujet de cette histoire d’assemblée, mais je n’ai pas voulu en dire plus que « oui, nous y réfléchissons à quelques-uns et peut-être pourrons-nous faire une proposition dans quelques jours ». Il est clair que beaucoup aimeraient mieux comprendre comment de futurs Mollos pourraient se diriger au jour le jour, en prenant toutes leurs décisions dans la plus grande clarté. Pour le théâtre, on se reverra demain. Et, dans la foulée, je suis allé retrouver mes compagnons d’initiative. J’essaie de ne pas me mettre en avant, essayant de faire oublier que c’est moi qui ai allumé la mèche. Mieux vaut donner collectivement naissance à ce truc (qu’il me tarde vraiment d’expérimenter !). Pas mal d’idées sont avancées. On verra.

 J 43

Nous approchons de la moitié du séjour. Est-ce la partie la plus difficile qu’il me reste à vivre ? Je ne fais aucun pronostic. Ce qui est certain, c’est que mes neurones ont retrouvé l’agilité qu’elles avaient perdue depuis mon passage – un peu houleux ! – à l’Université. Ne serait-ce que pour cela, je dis « merci Mollo’Mollo ! ». La vie ordinaire nous emprisonne vraiment sur le plan intellectuel ! Elle ressemble à un sombre entonnoir. De papillon, c’est comme si l’on devenait chenille… Je compte bien aller mettre mon nez du côté de l’école mutuelle, qui a l’air de bien se porter. On m’a rapporté qu’une demi-douzaine de personnes, ayant chacune des compétences dans le domaine de l’alimentation, viennent de décider de s’éclairer mutuellement. Ceux qui n’ont aucune compétence dans ce domaine sont les bienvenus en tant qu’auditeurs. Ça commence dans trois jours. Depuis un mois et demi, je ne sais rien de ce qui se passe par ailleurs dans ce pays et au-delà ; à vrai dire, je m’en fiche éperdument. Mon terrain de jeux ici me suffit amplement. J’ai le sentiment de commencer à faire de mieux en mieux face aux désappointements que génère inévitablement la vie en collectivité. Il y a vingt ans, j’aurais certainement très mal supporté certaines remarques, voire certains regards… Cela fait-il partie de ce qu’on appelle la maturité ? Au fait : peut-être en suis-je aussi à la moitié de mon existence ? Espérance moyenne de vie pour les hommes : quatre-vingts ans, je crois. Il est vrai que, parmi les raisons qui m’ont fait m’intéresser à Mollo’Mollo, figure cette préoccupation que j’ai de trouver un bon contexte pour mourir. Je vois se dégrader ma mère en maison de retraite, me répétant en mon for intérieur qu’elle n’a vraiment pas mérité ça. Les vieillards n’étant pas représentés ici, je ne puis tirer aucune conclusion quant à l’aide que pourraient apporter de futurs Mollos à des gens en fin de vie. Mais j’ai quelques idées… J’espère que l’accès au Q-M brésilien sera largement ouvert à des vieux. Aux gosses aussi, d’ailleurs. Je suis plus intéressé à vivre avec des enfants en collectivité qu’à en « avoir » moi-même : j’ai toujours pensé que la petite famille dont le modèle s’est imposé constitue l’une des tares les plus vicieuses de notre société dite développée. F. commence à être au point. Nous la mettons en difficulté autant que nous le pouvons, et elle s’en dépatouille vraiment bien. Lors de ces entraînements, nous ne nous privons pas de bien rigoler. Tout bénéfice pour la rate !

 J 44

J’ignore comment s’est soldée l’affaire du coffre fracturé de R. Ma discrétion m’a permis de ne recevoir aucune éclaboussure. C’eût été trop con ! Sans rapport : les flics sont à nouveau passés. Ils recherchent des personnes que le gouvernement veut expulser. Or, Mollo’Mollo revendique pour ses établissements le statut de zone de franchise, comme l’étaient autrefois les églises, certaines forêts et même, jusqu’à il n’y a pas si longtemps, les universités : les éventuelles poursuites s’arrêtaient obligatoirement à la limite de ces lieux.

 J 45

C’est demain soir que nous l’annoncerons, ce projet d’assemblée. Je crois vraiment à sa pertinence de principe. Reste à savoir si nous pourrons ou non l’expérimenter ici ? Je crains que la plupart des visiteurs préfèrent des initiatives à petite échelle comme il s’en prend de plus en plus en divers coins du Q-M.

 J 46

Le premier événement marquant de la journée a été, pour moi, la présentation de l’école mutuelle. Au total, nous étions entre vingt et trente personnes. Celles ayant des compétences en matière d’alimentation – et qui ont pris cette initiative – se sont présentées : une conseillère en nutrition, un agronome spécialisé en reconversions, un trader particulièrement axé sur la Bourse des matières premières de Chicago, un médecin en train de se spécialiser dans le domaine de la dés-addiction au sucre, l’agricultrice que j’avais déjà repérée, et une responsable commerciale dans une chaîne internationale de l’agro-alimentaire. Ils nous ont expliqué que, pour se préparer, ils ont surtout essayé d’identifier chacun ce qu’il ne savait pas et qu’il espérait bien apprendre des autres. Cela n’est, apparemment, pas allé sans difficulté. Ils ont aussi promis de faire un effort pour que leurs explications restent accessibles à nous autres, béotiens. Encore que, cela va sans dire, dans la vie ordinaire nous sommes pour la plupart des gestionnaires de budgets familiaux ou personnels avec ce que cela comporte d’attention à l’alimentation, et que certains d’entre nous – tout comme sans doute chacun des membres de l’équipe en question – ont aussi des problèmes très pratiques et très quotidiens à résoudre dans ce domaine : faire les courses, la popote, etc. ! Ils estiment que trois séances par semaine jusqu’à la fin du séjour devrait permettre d’avoir une expérience significative de ce genre d’école (qu’ils ont baptisée « université ») mutuelle. C’est surtout ce processus très inhabituel qui m’intéresse, car je ne puis pas prétendre que les questions alimentaires soient au cœur de mes préoccupations. Comment un dialogue entre des spécialistes est-il possible ? Est-ce une voie pour une approche globale qui fait tant défaut dans la vie ordinaire ? Et ce mode de vulgarisation ? Etc. Le second événement s’est déroulé dans la foulée : la présentation du projet d’assemblée permanente. Tout le monde était invité, même les permanents (eux, à titre d’observateurs). Il y avait là sans doute plus de la moitié des visiteurs. F. a annoncé que la séance ne comporterait pas de débat : après son exposé, elle ne répondrait qu’à des questions de clarification ; les autres questions et observations seraient consignées pour faire l’objet d’une seconde séance. Nous nous étions dévoués à trois pour prendre les notes. J’étais très tendu, et la soirée m’a autant fatigué que le travail du matin aux champs (celui-ci, toutefois, devient physiquement plus supportable : je suis rodé). Je ferai un petit compte-rendu demain.

 J 47

Comme elle l’avait plus ou moins prévu, O. se sent très en difficulté quant à la gestion de son petit monde : des permanents sont venus l’informer que, à la fin du présent séjour, l’ensemble de cet atelier serait complètement reconsidéré. Ses collaborateurs sont aussi démotivés qu’elle-même. Je ne vais donc pas m’embarquer dans cette galère. J’en suis, d’ailleurs, à guetter un poste qui se libérerait aux cuisines car je me dis que, pour me faire admettre au Q-M brésilien avant même l’ouverture aux visiteurs, mieux vaut présenter une compétence, ou à tout le moins une expérience, dans une fonction de base comme la cuisine. Un « savoir-linge » aussi, j’y pense maintenant, aurait pu jouer en ma faveur. Cette fois, je vais tout faire pour obtenir le poste s’il s’en présente, m’abstenant par exemple de prononcer le ridicule « Je sais réfléchir » qui m’a certainement desservi la fois précédente. Au fait, la procédure d’élection qu’avait synthétisée T. se montre efficace, telle quelle : elle a déjà pas mal servi, et il n’y a eu, à ma connaissance, aucune proposition pour la modifier. Sans doute trouvera-t-elle donc à être inscrite dans le marbre par le futur « Parlement des visiteurs » (c’est ainsi que certains ont voulu appeler la future assemblée, mais cette appellation ne me plaît guère)… Et je proposerais même que n’aient droit à enregistrement que des procédures ayant ainsi fait leurs preuves : ce qui ne serait encore qu’une bonne idée n’y figurerait que comme « idée stagiaire ». Pourquoi pas ? Je viens de terminer ma mise au clair des questions et observations recueillies hier soir, pour que l’équipe-projet en reparle demain soir. Je dois dire d’abord que mon espoir que cette assemblée permanente voie le jour est sorti renforcé de la séance d’hier. Seul un veto des permanents pourrait l’en empêcher. Nous n’avons sans doute pas assez creusé cette question : une telle possibilité de veto ne figurant pas dans la règle écrite, comment pourrait-elle se justifier ?. Je m’étais en tout cas trompé en estimant que la gestion d’ensemble ne préoccuperait peut-être pas la majorité des visiteurs. Le projet semble non seulement répondre à un besoin, mais les objections n’ont absolument pas porté sur les deux traits qui en constituent le cœur : l’absence de délégation d’une part, et la capacité de tous à participer à une instance collective et tournante d’autre part. C’est aussi l’avis de mes sept autres co-projeteurs. Depuis qu’il nous a rejoints, H. s’est révélé précieux. Il est logé, lui, dans une cellule de moine. Je vais l’y rejoindre tout à l’heure, histoire de faire plus ample connaissance.

 J 48

Nous n’avons pas fermé l’œil avant quatre heures du matin. Je n’étais donc pas très vaillant aux patates. H. estime qu’une très grande confusion règne encore dans l’esprit de certains visiteurs qui amalgament « assemblée générale » et « assemblée permanente ». Ou plutôt : ceux qui voudraient que soit de temps à autre convoquée une assemblée générale (« pour éviter que les décisions n’échappent à la majorité ») en plus de l’assemblée permanente n’ont pas compris à quel point notre projet rompt d’avec les procédures courantes, si souvent peu démocratiques. « Il n’est qu’à voir, dit-il, ces associations où quelques personnes manipulent l’assemblée, pourtant convoquée tout ce qu’il y a de plus réglementairement… à la réflexion – le travail manuel stupide a tout de même ceci de positif qu’il permet de cogiter ! -, et pour ne pas faire le doctrinaire, je proposerais bien qu’une assemblée générale puisse tout de même être convoquée pour des raisons exceptionnelles, mais que cette possibilité se voie conférer, elle aussi, le statut d’« idée stagiaire » : cela pourrait laisser le temps et surtout la pratique faire leur œuvre de clarification. Selon moi, il est archi-évident que la notion d’assemblée permanente se substitue pleinement aux anciennes formes car elle soude ipso facto la collectivité – si elle doit l’être – et renforce la confiance mutuelle, alors que les candidatures, les élections – sans oublier les prises de décisions dans une certaine opacité à divers niveaux – ne peuvent que contribuer à la fragmenter. La notion de prise de décision par consensus, qui me posait tant problème quand H. l’a évoquée la toute première fois, commence à ne plus m’effaroucher autant. J’en viens à penser que ce genre de processus vise les mêmes buts que ceux que je viens d’évoquer (solidarité, confiance) et qu’il serait dommage de s’en priver. Pourtant – et ma réserve pourrait bien heurter H. -, je crois qu’un sacré entraînement est indispensable pour que ça en vienne à porter ses fruits ; c’est pourquoi, compte-tenu du peu de temps dont nous disposerons pour instaurer et faire fonctionner l’assemblée permanente, je proposerai que ce point ne soit pas évoqué lors de la seconde séance, qui aura lieu demain. Le mieux n’est-il pas, parfois, l’ennemi du bien ?

 J 49

ça se bouscule au portillon ! Nous reprenons après-demain soir le projet de théâtre-forum. Et je n’ai pas trouvé le temps d’assister au cours d’espéranto de cet après-midi. À ce sujet, j’ai appris qu’une formule assez intrigante était à l’essai entre deux personnes, parallèlement à ce cours. Il s’agit d’un Suisse de langue française et d’une Estonienne maîtrisant l’espéranto : le Suisse enseigne le français à l’Estonienne, et celle-ci lui enseigne l’espéranto. Ils se retrouvent trois fois par semaine pour cet enseignement, lui aussi mutuel, et l’enseignante – une « pédagogue d’autodidacte » (sic) (il paraît que ça se dit « memlernintopedagogio ») -, qui est bilingue, les accompagne au cours d’une quatrième séance pour faire le point, et éventuellement répondre à leurs questions. L’espéranto s’apprend paraît-il vite ; l’expérience cherche à évaluer si d’aussi bons résultats sont obtenus au moyen de ce fonctionnement en binômes que par des méthodes traditionnelles. Ce soir, deuxième séance concernant le projet d’assemblée permanente. Je suis confiant.

 J 50

Les choses ont avancé très vite : les membres qui feront exister l’assemblée permanente en première semaine ont même déjà été tirés au sort ! Les trois-quarts au moins des visiteurs étaient présents. Il n’y a pas eu de vote pour authentifier l’adoption du principe. Par exception, trois personnes ont été désignées en tant que membres de l’équipe-projet : A., H. ainsi que L., l’une des autres personnes de l’équipe, un toubib qui fréquente dans sa ville une « école élémentaire de coopération » ; comme il en parle volontiers, je l’interrogerai à ce sujet. L’assemblée va « siéger » un jour sur deux, le matin, durant quatre heures. Et ce, dès la semaine prochaine. Un sacré défrichage en perspective ! Et il lui faut, bien sûr, commencer par régler les problèmes d’organisation du travail « économique » que pose cette innovation : le bouleversement des plans établis par les permanents posera-t-il problème à ceux-ci ? Prouvons le mouvement en marchant… Il y aura même une inauguration « officielle » : ce sera pour ainsi dire la première fête de tous avec tous. C’est pas trop tôt ! Je suis bien content de garder en la circonstance une position d’observateur. En quarante jours, un peu plus d’un quart seulement des visiteurs vont pouvoir participer à l’expérience, dont certains pour une unique semaine. Dommage que tout le monde ne puisse pas en être une fois, voire plusieurs fois : augmenter le nombre de personnes « travaillant » principalement « au politique » chaque semaine a été jugé déraisonnable. Même au cours d’un séjour de trois mois, donc, moins de la moitié des visiteurs goûterait à la fonction de co-dirigeant. Un problème qui n’a l’air de rien : si quelqu’un, tiré au sort, refuse de participer à l’assemblée, que se passe-t-il ? Par ailleurs, il serait bon, à mon avis, que l’assemblée adopte le principe proposé par L. : si l’on n’entrevoit pas de solution à un problème mis à l’ordre du jour, ne pas se forcer à en inventer, mais plutôt attendre qu’une solution apparaisse lorsque de nouveaux membres auront pris place, la semaine suivante. Excitant, tout ça ! H. a accepté que le « consensus » ne soit pas d’emblée à l’ordre du jour. Pour le moment, pas de poste aux cuisines en vue pour moi. Et pas de mouvement concerté me permettant de disposer bientôt d’une cellule bien à moi.

 J 51

Il est, paraît-il, d’usage que, au cours de la seconde moitié du séjour en Q-M, des visiteurs se joignent à des permanents pour accueillir des hôtes de passage : des personnes venant se renseigner durant un jour ou deux sur ce qu’est un Q-M (il s’agit pour l’essentiel de personnes souhaitant devenir visiteurs lors d’un prochain séjour de trois mois). Un appel a été lancé aujourd’hui en ce sens par les permanents : qui veut bien ? Question (que je ne formule que pour moi-même) : l’assemblée permanente doit-elle s’emparer de ce genre de question ? ou bien ne doit-elle se préoccuper que de ce qui présente une importance stratégique, laissant certaines choses se dérouler comme si elle n’existait pas ? Je serais partisan de la seconde option. Nous avons aussi expérimenté un avant-goût de ce que peut-être le théâtre-forum. Je me rends compte que ça pourrait très bien constituer l’une des formes de débat exploratoire au sein-même de l’assemblée : une aide peut-être bienvenue pour certains, qui peinent à s’exprimer habituellement ?

 J 52

Je commence à me demander ce que je pourrais bien écrire à mes amis, dans quelques jours, au sujet de ce que je découvre ici. Aucune envie de leur livrer mon journal tel quel : je ne le rédige pas dans ce but, mais pour soutenir ma propre mémoire. Un de ces jours, nous assisterons peut-être à un duel. Un vrai. C’est peut-être par cet événement que je commencerai mon récit aux amis ! Je savais que la possibilité de duels est inscrite dans la règle écrite pour régler certains litiges, mais je ne pensais pas que cela puisse avoir lieu réellement ! La règle énonce : « la jalousie, la fierté offensée, la rage de détruire, l’antipathie, le goût du meurtre, la mégalomanie, la fièvre de chasser, l’obstination, l’agressivité, la rage folle, la folie furieuse, ça existe ». Ce n’est certainement pas moi que le nierais, méfiant comme je suis à propos de la fable « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil » ! C’est vrai que, plus ou moins inconsciemment, ma participation au Q-M vise aussi à découvrir comment une vie en société règle ses problèmes de violence, car si cette question n’a pas de solution, il n’est pas de société possible ! Les sociétés anciennes disposaient toutes de règles de guerre. La guerre était une activité normale, au même titre que le travail aujourd’hui par exemple. Certaines y consacraient même beaucoup de temps et d’énergie. Mais il me semble que cette violence de guerre s’exerçait surtout vers l’extérieur. Ici, nous avons à rechercher comment des conflits graves peuvent être gérés – si ce n’est résolu – en interne. L’origine du duel qui va avoir lieu : le coffre fracturé de R. Sans qu’aucune instance se soit mêlée de rechercher qui en était l’auteur, R. a fini par confondre la personne qui avait ainsi violé son intimité. Le domaine intime apparaît ici d’autant plus sacré qu’il est restreint au minimum. Le violeur ne s’est pas caché longtemps : il a expliqué que son geste résultait d’un mot de R. qu’il avait considéré injurieux à son égard. Je n’ai pas les détails ; je sais seulement qu’il s’agit de C., l’un des leaders des jeunes qui se réunissent pour parler – et fumer quelques joints, puisque contrairement à l’alcool en dehors des repas la règle n’interdit pas l’usage du cannabis (du moins s’il ne provient pas d’une plante génétiquement modifiée). C’est R. qui l’a provoqué en duel. C. a jusqu’à quatre jours pour, le cas échéant, refuser le défi qui lui est ainsi lancé. Les « jeunes » sont très mobilisés par cette affaire, considérant qu’il y va de l’honneur de leur classe d’âge, mais j’ai cru comprendre qu’ils n’ont pas tous confiance en les capacités de C. à bien s’en sortir. Il n’y aura peut-être pas mort d’homme puisque le combat doit s’arrêter dès lors que l’un des combattants se déclare battu. Si R. devait, à un moment du combat, se déclarer battu, l’agression dont il a été victime serait-elle tout de même lavée ? Tout dépend de la motivation qui le conduit : veut-il surtout donner de la solennité à l’aveu fait par C. ? ou n’est-il guidé que par le désir de revanche ? Je n’en sais fichtre rien. Mais lui-même, le sait-il ? Je l’ai croisé ce matin, il ne semblait aucunement excité, en tout cas. C., de son côté, accepterait-il de se déclarer battu ? Les jeunes qui font bloc autour de lui l’admettraient-ils, eux ? La règle dit que « sont interdites les armes dont la portée est supérieure à la distance à laquelle on peut distinguer le blanc des yeux de son ennemi », et que les armes à feu sont prohibées. L’assemblée permanente n’étant pas encore installée, elle n’a pas eu à se demander si elle s’auto-saisissait de la question pour, par exemple, constituer le comité de duel qui fournira les armes, préparera le terrain, désignera les juges et pourvoira à leur protection ainsi qu’à celle de l’assistance – j’imagine que nous serons nombreux à y assister ! – , sans oublier de tenir prêt ce qu’il faut en cas de blessure ou de décès. Ce sont donc des volontaires auto-désignés qui se chargent de tout ça. Dommage ? Peut-être pas, car voilà qu’apparaît à nouveau le même risque : que l’Assemblée se fourvoie dans des problèmes d’organisation tatillonne… En tout cas, R. prend une grande responsabilité puisque, même s’il gagne, il devra – à supposer que C. ne soit pas tué – réparer les dommages subis par celui-ci (blessures, handicap, etc.). Par contre, quelle que soit l’issue, C. ne devra rien à R. qui, pourtant, était l’offensé : le lanceur du défi formel doit assumer les conséquences de sa décision. C’est la règle, telle que nous avons tous pu la relire, avec une attention redoublée, à cette occasion… Mais la règle dit aussi que C. a tout loisir pour refuser le défi qui lui est ainsi lancé. Nous verrons bien… Je pars assister à la première « vraie » séance de l’université mutuelle.

 J 53

L’université « alimentaire » est un peu poussive. Mais prometteuse. Duel : je ne suis apparemment pas le seul à être sous le choc. L’improbable rassemblement de méditants et de militants (ou ex-militants, et j’ai l’impression que nous sommes la majorité à en être, si l’on y inclut une partie de ceux qui sont devenus méditants) que nous constituons ici a un peu de mal à encaisser l’hypothèse que ce duel puisse avoir lieu. Interdit par la loi française, si le duel a lieu, il pourrait donner lieu de la part de la justice du pays à des centaines d’inculpations pour non-assistance à personnes en danger. Je ne suis pas le seul à penser que C., le jeune, est un infiltré dont la mission consiste à créer le scandale sur le point de la règle écrite probablement le moins admissible dans ce pays. Il est aisé d’imaginer les titres de la presse honnie : « une secte qui promeut le meurtre rituel », etc. (mais personne ne rappellera, bien entendu, l’un des actes fondateurs des religions abrahamiques : l’intention qu’eut Abraham de tuer rituellement son fils !). Ceux des visiteurs qui vont chaque matin saluer le lever du soleil se sont, paraît-il, concertés pour tenter d’empêcher l’événement. Ébullition un peu partout, en tout cas ! J’aimerais savoir ce qui se passe chez les jeunes… J’ai en effet gardé de ma folle jeunesse la conviction que les jeunes mâles constituent l’espèce la plus violente au monde. Que ce C. soit en fait un prisonnier à qui il a été fait une promesse de libération anticipée ne serait pas pour me surprendre. J’ai connu de tels cas.

 J 54

Au moment de commencer mon second compte-rendu aux amis, il m’est venu une idée : « Il était une fois ». Voilà ! C’est la piste à explorer ! Je vais tenter le « conte-rendu ». Ce sera forcément un compte-rendu au deuxième degré, mais les contingences du quotidien sont-elles ce qu’il y a de plus vrai dans l’expérience que je suis en train de vivre ? Je vais tenter de traduire ainsi l’essentiel. Sans filet ! Jamais fait ça. Ici, il est vrai, je multiplie les trucs que je n’ai encore jamais faits…

 J 55

C. a refusé le défi de R. Il va quitter le Q-M. Les jeunes avec qui j’ai échangé deux mots à ce sujet semblent finalement satisfaits de cette issue. Il n’y aura donc pas de duel, du moins pas cette fois. Sans que je m’en sois rendu compte, mon intérêt pour les cuisines rejoint sans doute ma curiosité pour les questions financières. Car aujourd’hui, petite friandise pour tout le monde : un « rocher Suchard » à chacun. Ce qui signifie que plus de mille de ces petits suppléments ont fait comme par magie leur apparition au Q-M. Je n’étais pas le seul à m’interroger. Renseignement pris, quelques-uns des permanents sont passés maîtres dans l’art du « glanage » et de la récup’ en général. Ils ont leurs adresses où trouver régulièrement ce qui est désiré, des informateurs qui les renseignent sur de bons coups à venir, etc. J’estime que l’information interne n’est vraiment pas le fort du Q-M ! Le minimum serait tout de même de mettre les choses au clair avec tous les visiteurs ! Qu’il faille se mettre en quête de ce type de renseignement, et qu’on ne l’apprenne de surcroît que par des « on dit », n’est pas normal. Ceci dit, j’admets tout à fait que le Q-M soit en partie alimenté par la récup’ : un cinquième des produits alimentaires mis au marché sur cette planète irait paraît-il grossir le tas d’immondices via l’un des nombreux circuits en vigueur, ce qui rend d’avance tout à fait moral les récupérations en tous genres. C’est le défaut d’information qui tout d’un coup me saute encore plus nettement aux yeux. J’estime que l’assemblée serait fondée à se saisir de cette question, qui est loin d’être secondaire ou conjoncturelle.

 J 56

Un fait corrobore mon intuition : le monde ordinaire cherche à nuire au Q-M. Ce n’est bien sûr pas pour m’étonner ! Parlant hier avec des permanents, à l’occasion de l’accompagnement de visiteurs d’un jour (j’ai accepté de consacrer quelques après-midi d’ici la fin du séjour à cette tâche, et j’ai commencé hier), j’ai appris que l’administration a adressé au Q-M une mise en demeure de payer des charges sociales sur le travail effectué par nous, les visiteurs. La même démarche est effectuée en direction de centaines d’agriculteurs qui reçoivent des woofers. Raisonnement : cette main-d’œuvre n’est certes pas payée, mais elle bénéficie d’avantages en nature car elle est nourrie, logée et blanchie. Comme Mollo’Mollo refusera de payer, un procès est en vue… Le but est de gagner, puis de gagner à nouveau en appel, si appel il y a, afin de constituer une solide jurisprudence favorable au développement des Mollos.

 J 57

Je viens enfin d’identifier le prof d’économie spécialiste de finances. Ici, contrairement à ce que j’avais cru comprendre, il n’enseigne pas, désireux qu’il est, dit-il, de « remettre les pieds sur le plancher des vaches » (ce qui n’est nullement une métaphore puisqu’il a choisi de s’occuper du troupeau : étable, prés, traite, fromages, etc.). Mais, à l’occasion, il ne dédaigne pas de faire part de ses analyses. Selon lui, toute la construction monétaire internationale est définitivement sous perfusion. Comme tout un chacun, je m’en doute un peu, même si je n’ai pas les éléments pour en juger : mon passage à l’Université – qui avait déjà pour but, il y a un peu moins de vingt ans, de me permettre de voir clair sur le sujet – s’était soldé par un lamentable échec en économétrie. Je n’ai pas vraiment eu le courage de m’y remettre depuis. Nous avons pris rendez-vous. Je lui ai demandé s’il accepterait, au cours des entretiens à venir, de partir de mes questions au moins autant que de ses réponses. Il a hésité : ce n’est sans doute pas ce à quoi il est habitué, mais il m’a répondu dans un sourire « si je suis ici, c’est aussi pour me remettre un peu en question, non ? ». Tout heureux de son ouverture, je lui ai fait « Oui, j’espère bien ! ». Ceci dit, relisant la règle écrite, je notais il y a peu l’affirmation « tout mollien est un paysan » ; or je ne puis vraiment pas prétendre que ces quelques semaines de ramassage de patates aient fait de moi un paysan : ma mue reste donc à accomplir si elle doit l’être… J’imagine donc qu’un prof de fac pourrait ne pas avoir mieux réussi sa mue en ce même laps de temps… Ceci dit, l’information qu’il m’a lâchée tout de go, si elle m’a interloquée, constitue un premier élément de réponse à mes questions sur « Comment se finance Mollo’Mollo ? » : derrière cette mouvance il y aurait – j’ignore si c’est une blague ! – la Banque Fédérale des USA… Suis-je en train de me laisser embobarder ? Ou bien les ornières de ma petite caboche sont-elles si profondes que je ne puisse admettre l’information ? Je me suis interrogé durant toute la journée…

 J 58

Je n’ai sans doute pas encore assez rapporté mon étonnement quant à la qualité de la nourriture qui nous est procurée ici ! Il est vrai que c’est là l’un des enjeux affirmés haut et clair de Mollo’Mollo… Comment éradiquer l’idée que des noix de coco puissent être indispensables dans le cercle Arctique ? que la mangue puisse être disponible en Europe à toute période de l’année ? etc. Eh bien, en explorant les possibilités non-exotiques. Exemple entre autres : j’ai, ici, retrouvé le vrai goût des tomates, découvert celui de l’ortie. Toutefois, l’énoncé « Tout mollien est un paysan » m’interroge. Mieux ne vaudrait-il pas réinventer tout le fil de l’humanité depuis avant même le néolithique ? Car n’est-ce pas le premier qui a prétendu « cette terre est à moi » qui a tout détraqué : propriété privée – et ô combien criminelle ! – du sol, nationalismes étroits – et tout aussi criminels -, etc. ? Et puis, j’ai encore passé toute ma journée à tenter de comprendre ce qui justifierait que la FED soit le bailleur de fonds de Mollo’Mollo ! D’abord, si c’est vrai, il ne peut s’agir que d’un prêt, car la FED ne distribue pas à fonds perdus, que je sache… Ensuite, ce serait là une situation on ne peut plus rocambolesque (j’hésite quant à cet adjectif : peut-être est-il plus adapté à la situation que je ne l’imagine a priori ; faut que je recherche…) ! Je n’ose pas aborder le sujet à table ou au travail, craignant de me faire ridiculiser !

 J 59

Je continue d’accompagner de temps en temps des visiteurs ponctuels et de répondre de mon mieux à leurs questions. Aucun ne soulève la question du financement. Ouf ! Mais, moi, je veux en avoir le cœur net. J’ai demandé au prof-vacher que notre entretien de demain porte sur l’information surréaliste (mieux que « rocambolesque » ?) qu’il m’a lâchée d’entrée de jeu. Il a accepté tout en me glissant, amusé : « c’est le futur des relations Chine-USA qui est en jeu ». Je tente tant bien que mal de structurer l’interrogatoire. Y a-t-il un rapport entre l’état désastreux du système monétaire international et ce financement de Mollo’Mollo par la FED ? Quels avantages les États-Unis espèrent-ils retirer de ce financement ? Pensez-vous que ce soit une bonne chose ? Et puis, s’agit-il d’un prêt ou d’un don ? Pourquoi, bizarrement, oui, pourquoi Mollo’Mollo semble-t-il éviter soigneusement d’établir aucun Q-M en Amérique du Nord ? Et les relations Chine-USA, que viennent-elles faire dans cette affaire ? Mon trouble actuel survient au moment-même où un appel est lancé pour le recrutement de nouveaux permanents dans l’un des Q-M, y compris celui qui se monte au Brésil. Certes je me sens concerné puisque je souhaitais de toute façon faire offre, mais l’affaire me semble à ce stade si opaque que je n’entreprendrai pas la moindre démarche avant d’y avoir vu clair. Y compris dans la question : pourquoi la question financière est-elle taboue dans un Q-M ?

Q 60

Je vais tenter de récapituler. C’est gros ! S., le prof, est ici parce que Mollo’Mollo l’intrigue de A jusqu’à Z. Moi aussi, il m’intriguait puisque je me demandais s’il constitue une alternative crédible au mode de vie ordinaire (l’élevage industriel d’humains) : il n’en est pas proposé tellement qu’on ait vraiment le choix ! J’ai pris, en fait, le chemin de la seule dont j’avais pu estimer la fiabilité. S., lui, sans être un véritable espion (il dit ne travailler pour personne), veut découvrir, grâce à ces trois mois de pratique, un peu plus que ce qu’il est déjà parvenu à découvrir en fouinant à distance (et qui dépasse de tellement loin ce que je croyais savoir, moi). Démarche d’explorateur chez moi, démarche d’enquêteur chez lui. Il a déjà eu l’occasion de s’ouvrir de ses découvertes à quelques visiteurs actuels, ne recueillant que suspicion. Normal : l’histoire ne prouve-t-elle pas que l’humain est voué à devenir adepte (ou bien anti, ce qui n’est pas si différent) ? Bon, j’en viens à ses réponses à mes questions. Selon S., il n’y a pas que le système monétaire international qui soit brinqueballant. L’état de l’humanité s’est vu bouleversé en quelques dizaines d’années, créant une situation où les repères traditionnels ne sont plus d’aucune utilité. S. affirme que même notre programmation physiologique n’est plus en phase avec notre environnement et nos modes de vie ordinaires. Dans cette situation totalement inédite, les USA tentent de garder la main, mais le sens de l’Histoire les donnent perdants s’ils en restent au jeu habituel : la croissance profitable attire le fric, or le fric mène le monde, donc le fric déserte les régions où la croissance est désormais ridiculement basse, faisant un beau pied-de-nez à ceux qui ne dirigent plus le monde qu’imaginairement (les ex-gagnants états-uniens). D’ores et déjà, la Chine capitaliste pourrait, si elle le voulait, mettre financièrement les USA à genoux du jour au lendemain (ça pourrait même être aussi instantané que l’attaque des tours de N-Y), mais c’est un pays qui a appris depuis vingt-cinq siècles à ne pas provoquer inutilement : juste attendre que les circonstances soient à maturité. Les USA en sont conscients depuis fort longtemps, bien entendu, et ils ont enfin décidé de préparer la parade. Eh bien, la parade, c’est le soin apporté à tout ce qui n’est pas rentable : revirement difficile à admettre par quiconque réfléchit encore dans des termes anciens (nous, ici, mais tout aussi bien les sénateurs américains !). Pourquoi cet intérêt soudain pour le non-rentable ? Tout simplement parce que les improductifs – au vulgaire sens capitaliste du terme – constituent déjà et constitueront de plus en plus la majorité des humains présentement sur la planète. Les USA estiment que la Chine ne pourra jamais se dépêtrer de ses improductifs (autrement dit la majorité de sa population), qui finiront donc par casser la baraque. Le modèle auquel réfléchit aujourd’hui la FED est le suivant : laissons le fric agir sans entrave dans son domaine propre, et pour cela, neutralisons bienveillamment les improductifs qui, sinon, ne pourraient que jouer de plus en plus les trouble-fêtes. On clame dans les médias que la finance a acquis une autonomie époustouflante, et que son rapport à l’économie réelle est de plus en plus ténu, bla-bla-bla. L’étape antérieure est même parfois évoquée à titre d’exemple : quand les premiers physiocrates établissaient qu’une économie essentiellement basée sur l’industrie ne pouvait être qu’une vue de l’esprit, n’étaient-ils pas aveugles ? (De mon passage en fac, il me reste d’eux : « un grain semé produit plusieurs graines », « les seuls productifs sont les paysans, les autres ne sont – au mieux – que stériles », etc.) Selon S., la réalité serait aujourd’hui un peu plus complexe : depuis bientôt un siècle – bien avant qu’existe le premier ordinateur -, ce que S. appelle le « bloc-moteur » se défie des humains, désormais majoritairement perçus comme sources de problèmes. Il ne s’agit plus de risques de coups bas (grèves, etc.) comme cela fut longtemps le cas (classes dangereuses, etc.). Du côté du « bloc-moteur », l’humanité tout entière tend à ne plus qu’un vaste problème, du seul fait de son existence. à cet égard, les roms préfigurent l’humanité, commente S. Certes, il faudra toujours une minorité d’humains pour le garder en marche, ce bloc, mais ce seront des gens triés sur le volet. Une minorité, voire une infime minorité, par nature sourde à toute détresse. Les autres n’auront pour horizon que : Caisses de chômage, Caisses d’Allocations Familiales, Caisse Primaire d’Assurance maladie, Bureau de ceci, Bureau de cela, Caisse de ceci, Caisse de cela, Caisse de secours, Caisse de consolation de l’existence, et même – pourquoi pas – Caisse de Revenu Minimum d’Existence, et on peut ainsi en inventer, c’est vrai, à n’en plus finir… D’ailleurs, les systèmes scolaires du monde entier constituent une vaste machinerie d’élimination, ne l’oublions pas : il suffirait de resserrer un peu le garrot pour en optimiser l’efficacité. De plus, il est maintenant patent qu’un nouveau pouvoir anonyme est en train de se créer, qui pourrait induire une crise de légitimité des états comme de la finance : ce truc initialement sans chef qui s’appelle l’internet, mais qui ne tardera pas à se structurer comme une religion avec ses grand-prêtres, ses thuriféraires et ses fidèles au nom du mythe de la transparence absolue. Par ce canal ce sont encore une fois les improductifs – toujours au sens primaire que donne à ce mot le capitalisme – qui peuvent être les emmerdeurs, car leur esprit et leur temps ne sont pas occupés (S. dit «envahis») par leur boulot. Dans le régime d’élections communément admis dans les sociétés dites démocratiques, au moins ceux qui ne les remportent pas restent sagement dans leur coin, affairés à collecter plus d’argent encore afin de mieux s’en sortir la prochaine fois. Avec internet, par contre, cette régulation n’est plus possible : les appareils ne négocient plus entre eux, ils doivent se contenter de « faire avec ». Que les USA veuillent préventivement donner des gages, pour demeurer les porte-drapeaux des principes démocratiques n’aurait rien d’étonnant. Or, la mouvance Mollo’Mollo constitue probablement l’un des laboratoires d’où naîtra un modèle de gestion des improductifs (toujours au sens étroit que le capitalisme donne de ce mot). Y mettre un peu d’argent est un moyen pour le « bloc-moteur » de savoir ce qui s’y passe, pour faire travailler là-dessus ses think tanks. Mais alors, question (ma question) : Mollo’Mollo est-il au courant de cette stratégie américaine ? Assurément, me répond S. : c’est même de l’un de ses fondateurs qu’il tient ces informations un tantinet déboussolantes (y compris pour lui-même sur le moment, m’a-t-il confié). Et pourquoi diable Mollo’Mollo accepte-t-il cette main tendue qui pourrait – il faut tout de même rester lucides – aboutir à la négation même de ses principes ? Primo, les fondateurs de Mollo’Mollo ont tenté de lui donner naissance pendant des dizaines d’années, mais en achoppant éternellement sur la relation entre interne et externe : sans fric en provenance de l’extérieur, il n’est pas de Mollo’Mollo, de Mollo – ni même de Q-M, initiative ô combien modeste, pourtant – possible. Rien de nouveau à cela, puisque c’était déjà le modèle en vigueur au temps des monastères. Et secundo, Mollo’Mollo épouse l’essentiel de la vision du « bloc-moteur » : il faut d’urgence inventer un nouveau modèle d’existence pour la majorité des humains. Alliance de real-politique, donc ? Mais, en ce cas, pourquoi tout ceci n’est-il pas claironné au grand jour dans un Q-M, puisque c’est jugé si peu risqué stratégiquement ? Eh bien, dixit S., c’est peut-être là le problème sur lequel l’expérience pourrait capoter : les membres des futurs Mollos – ou, à ce stade élémentaire, les visiteurs de Q-M – sont-ils prêts à l’entendre ? Mollo’Mollo pense que non. Mais voilà : personne, à ce jour, ne voit comment dépasser ce handicap. Bigre ! Faut que je rumine. Au fait, c’est aujourd’hui que j’avais prévu d’envoyer à mes amis mon conte-rendu qui, au fil de la semaine passée, avait pris dans ma petite tête une bien belle allure. Mais, à ce stade de mes découvertes, je ne puis plus l’envoyer tel quel. Merde !

Q 61

Je viens d’être tiré au sort pour la deuxième vague de membres de l’assemblée permanente (un tiers d’entre eux – dont A. – n’aura donc été en fonction que quelques jours, dommage pour eux !). Oserai-je importer au sein de cette assemblée ma préoccupation concernant les finances, ou bien me contenterai-je d’évoquer celle concernant les relations entre les visiteurs et Mollo’Mollo, que ce soit par l’entremise des permanents ou plus généralement ? J’ai eu l’occasion de faire part à A., F., et H. de ma conversation avec S. Ils ne croient pas à cette thèse. S., qu’ils ont tous les trois croisé une fois ou l’autre, leur apparaît comme un fabulateur. J’ai fait l’avocat du diable. L’analyse générale de l’évolution du capitalisme, qui ne peut plus se permettre de jouer sur la corde du sentimentalisme, est correcte, ai-je avancé. Il est vrai, ai-je même soutenu, que dans l’expression « guerre économique », le mot le plus important est bel et bien le premier. Que dans cette guerre, seule la concurrence sans limite, avec toutes les catastrophes sociales qui y seront attachées, va permettre aux plus forts de l’emporter, et qu’il est donc nécessaire qu’émerge une logique d’abri-culture, de care. Et que donc le réel démarrage de Mollo’Mollo arrive pile à temps. Seconde hypothèse : le bloc-moteur pourrait décider de liquider cette immense majorité de la population qui l’entrave. Mais comment pourrait-il demeurer lui-même à l’abri des risques inhérents aux armes nucléaires, biologiques, etc. qui seraient les plus indiquées en ce cas (la malaria et le sida n’atteignent que des résultats limités) ? Troisième hypothèse : contrôler, et criminaliser au maximum les comportements des surnuméraires, mais c’est là un processus très coûteux, peu compatible avec le « moins d’état », donc impossible à grande échelle (sauf à laisser jouer des escadrons de la mort qui, eux, pourraient peut-être travailler pour le plaisir, donc à bas prix). Mes trois interlocuteurs hochaient la tête : non pour évaluer la pertinence ou non de mes propos mais, je n’en ai pas été dupe, pour évaluer combien j’étais tombé sous le charme des théories de S. « Et tu imagines la FED financer le lancement des opérations d’abri-culture, comme tu les nommes ? C’est de la folie douce ! ». « Commencez, ai-je repris, par m’expliquer comment un système basé sur un salariat généralisé a des chances de perdurer dans les pays dits développés : ce qu’on appelle ‘la question des retraites’ est totalement insoluble, et les gens vont bien finir par s’en rendre compte quand des vieux de septante ans feront encore la queue à Pôle Emploi tandis que les jeunes l’auront désertée, écœurés… Oui, Mollo’Mollo représente une alternative, non seulement à la connerie de ce système, mais aux problèmes concrets que se posent prospectivement les gouvernements ! » Je crois que je me suis un peu échauffé… Mais ce fut sans résultat.

 J 62

Je suis toujours aux patates (mais seulement à mi-temps, puisque je suis membre de l’assemblée), et toujours dans l’alignement où je suis allé me fourvoyer : pas de cellule individuelle en vue, pas de collaboration avec O., pas de mutation aux cuisines (il n’y a toujours pas de poste vacant). Ces échecs sont loin d’être réjouissants ! La seule chose à mon actif est d’avoir lancé l’idée d’une assemblée permanente et d’avoir contribué à la faire naître. Ce qui m’indispose le plus : cette coupure entre les visiteurs et le reste de Mollo’Mollo (ici-même : la règle + le programme + les permanents ; mais, au-delà, l’ensemble de la mouvance). C’est décidé, je vais donc placer cette préoccupation au cœur de mes trois semaines d’assemblée. On verra bien ce qui en résultera. Si le bilan est, là aussi, peu gratifiant, je me demande si je poursuivrai mon aventure avec Mollo’Mollo. J’ai l’intuition qu’en collaborant avec les jeunes de l’assemblée je serai plus à ma place qu’en poursuivant avec des gens de mon âge ou plus âgés (le peu d’ouverture d’esprit de F., A., et H. m’a vraiment déçu…). Déjà membre de l’assemblée depuis sa création, G. est un jeune brun aux cheveux aussi frisés qu’abondants et de robuste apparence. Je sais qu’il aime comme moi cavaler à travers les prés, sous les frondaisons et en bord de mer : cette passion de la randonnée à cheval pourrait nous rapprocher au moins autant que nos préoccupations de membres de l’assemblée. Il jouit visiblement du respect de beaucoup de jeunes, sans doute en raison de l’assurance tranquille qu’il dégage. Son sujet de préoccupation est : ceux qui, au sein d’un Q-M, assument les tâches les moins nobles. Je pense que ce sont ses études actuelles de technicien en « Organisation et Méthodes » qui le prédisposent à ce genre de préoccupations. J’explique un peu comment s’est mis en place le fonctionnement de l’assemblée. À la fonction de parlement s’est logiquement accolée celle de gouvernement : dans ce cadre, chaque membre est plus ou moins titulaire d’un poste « ministériel », qu’il a librement défini, puis qui a été validé par les autres membres. Quand un « ministre » veut faire adopter par l’assemblée un principe ou une orientation, il la convoque tout simplement. Deux hypothèses à ce stade : l’assemblée décide, ou bien elle ne décide pas, laissant alors le débat ouvert. Il n’y a eu pour le moment que deux types de décision : celle, justement, concernant ce mode de fonctionnement et les validations de mandats. Tout le reste est pour encore en suspens. Normal, après tout. G. m’a expliqué qu’il ne veut lui-même rien proposer avant d’avoir effectué une étude approfondie des diverses situations. Peut-être ne proposera-t-il rien avant l’extrême limite de son mandat, dans deux semaines. Je n’ai pas du tout évoqué avec lui la thèse de S. Je préfère attendre.

 J 63

Me voici co-ministre des relations entre visiteurs et Mollo’Mollo. M., une femme, elle aussi nouvellement désignée par le sort, et avec qui je n’avais jamais échangé jusqu’à présent, a fait part du même intérêt que moi pour cette question, et nous avons décidé de faire équipe. Un peu plus âgée que moi (je présume), elle en est à son second séjour en Q-M. Elle considère que ce principe d’assemblée permanente constitue une belle avancée par rapport à ce qu’elle avait connu l’an passé. Tant mieux ! Notre mandat commun a été validé par l’assemblée, c’est-à-dire qu’aucune objection n’a été formulée. À l’ordre du jour de l’assemblée, après-demain : une « audition publique ». Il s’agit du premier débat sur l’un des mandats reçus la semaine passée : Z. s’était chargée de formuler des propositions quant aux modes de décision au sein de l’assemblée. C’est sûr que voilà une chose essentielle ! Elle a donc récapitulé par écrit les différentes possibilités qu’elle préconise. Sa synthèse est affichée en dazibao pour deux jours. Trois personnes, dont H., ont demandé à s’exprimer à ce sujet au cours de la séance qui y sera consacrée : leurs contributions sont, elles aussi, affichées pour quarante-huit heures. Je constate que le sujet fait aussi débat chez certains visiteurs qui ne sont pas membres de l’assemblée. C’est bon signe !

 J 64

J’ai des nouvelles du Suisse et de l’Estonienne en co-apprentissage mutuel. Ils viennent de s’organiser un petit coin cuisine, où ils travaillent en deux langues quelques heures par jour : choix de la recette du jour, liste de produits nécessaires, questions, suggestions, préparation, etc., plus les commentaires divers et variés qui pimentent ces heures de travail ensemble… Ils servent ainsi une dizaine de repas à des espérantophones et des francophones qu’ils invitent comme hôtes-cobayes. Auparavant, ils s’étaient exercés durant deux semaines à raconter des histoires drôles (l’Estonienne en français, et le Suisse en espéranto) et c’est à l’occasion de leur petit spectacle public que j’ai un peu mieux compris leur manière de travailler ensemble. Tous les deux ayant une bonne pratique de développement de sites internet, ils ont prévu de poursuivre à distance leur co-apprentissage après leur séjour au Q-M en co-élaborant des sites web.

 J 65

Aujourd’hui, première « audition publique ». Z. a eu la parole durant six minutes pour répondre aux questions que lui posaient d’autres membres de l’assemblée, et pour préciser ce qu’elle n’avait pas formulé assez clairement par écrit. Puis, cela a été le tour de H., qui avait souhaité expliciter l’idée qu’il avait initialement soufflée à Z., mais que les faibles connaissances et le manque d’expérience de celle-ci ne lui permettaient pas de développer : le management par consensus. H. a recueilli beaucoup d’interrogations. D’objections aussi, même si personne ne s’est érigé en défenseur de « la majorité des voix plus une ». Le temps de six minutes a été doublé, car le sujet était loin d’être épuisé. En fin de compte, H. s’est vu prié d’organiser pour tous les visiteurs (et pas seulement pour les membres de l’assemblée), un prochain soir par exemple, une conférence-débat sur le sujet. Il a seulement précisé qu’il acceptait de préparer la conférence proprement dite, mais qu’il n’estimait pas judicieux d’être en outre l’animateur des débats, ni même l’organisateur de la rencontre. Complétant Z., un troisième intervenant, qui mettait l’accent sur les modes de préparation des décisions – le système d’audition publique (que nous étions précisément en train d’expérimenter), le théâtre-forum, etc. – a aussi disposé de six minutes pour compléter son exposé écrit. Et le quatrième voulait remédier aux écarts d’aptitudes des uns et des autres à prendre la parole en public. Quatre contributions bien coordonnées, donc. Et de vraiment riches interventions de la part des autres membres de l’assemblée. Réjouissant ! Les quatre se sont vus mandater (pas de voix contre) pour établir une synthèse et soumettre les diverses procédures à l’approbation de l’assemblée, mais ceci après que la conférence-débat « consensus » ait eu lieu (Z. s’est tout à fait logiquement proposée pour en conduire les débats, et une autre personne pour coordonner et organiser la rencontre : implicitement validées toutes les deux). Bien que prêt à me laisser convaincre, je continue de me demander tout de même si des décisions par consensus – ou plutôt un management par consensus, comme préfère le dire H. – sont vraiment possibles à l’échelle d’une assemblée de cent personnes. Avec M., nous avons commencé à mettre nos questions et observations en commun quant aux relations entre Règle écrite + programme + permanents d’une part, et nous autres visiteurs d’autre part. Je me propose de passer du temps à écouter les jeunes qui voudront bien s’exprimer spontanément sur cette question. Je préfère laisser provisoirement la question financière de côté, nullement pressé de recevoir de la part de ma collègue le même accueil décourageant que celui manifesté par A., F. et H. S’il le faut, je pousserai mon enquête à ce sujet en solitaire, interrogeant les permanents non pas au titre du mandat reçu de l’assemblée, mais comme préalable à mon éventuelle candidature en tant que permanent dans l’un ou l’autre des Q-M. J’ai de quoi m’occuper pour les quelques semaines restantes !

 J 66

Un poste se libère en cuisine. Je crains que mon statut de membre de l’assemblée – et donc de travailleur à mi-temps… – me fasse échouer. Je poserai toutefois ma candidature (mais en m’abstenant, cette fois, d’énoncer des absurdités du type « Je sais réfléchir »… Faut être un peu fêlé pour se comporter de la sorte !). Longue déambulation avec G., cet après-midi. C’est lui qui, spontanément, a abordé la question du financement de Mollo’Mollo. J’ai constaté qu’il s’accroche, lui aussi, à la thèse de généreux donateurs, surabondamment riches et qui s’en déculpabilisent par de grasses subventions à Mollo’Mollo (on parle, dit-il, d’un réseau de catholiques). Sans rien suggérer d’autre, je lui ai répondu que cette thèse un peu « Père Noël » ne me convainquait pas, me contentant d’énoncer que ma candidature à devenir prochainement permanent dans un Q-M exigerait que je sois préalablement éclairé à ce sujet. Ça me trouble toujours autant, ce point aveugle ! Nous avons confronté les deux démarches qui nous ont conduits, l’un et l’autre, à entrer en contact avec Mollo’Mollo. Je lui ai parlé de mon rejet d’une société reposant sur la plus petite cellule familiale possible, qui ne peut que produire, par exemple, des gosses et des vieillards à problèmes (sans oublier tous les autres…). Et de mon manque d’intérêt pour des communautés restreintes, qui exigent que, bon gré, mal gré, l’on fasse ami-ami avec tous les autres membres, sans exception, ce qui est statistiquement impossible ! Une collectivité de quelques centaines de personnes, réunies autour d’une charte se limitant à quelques mots – « respect », par exemple -, au sein de laquelle peut s’épanouir le libre jeu des affinités, base de communautés restreintes se constituant naturellement et sans caractère définitif, me paraît depuis longtemps une bien meilleure solution. De fait, ai-je confié à G., le présent séjour me confirme que ce principe pourrait me convenir. Un Mollo – c’est ce qu ‘énonce prospectivement la règle écrite – serait constitué de quelques centaines de permanents et d’un dixième environ de visiteurs : l’inverse de la situation que nous connaissons ici. Lui, G., m’a semblé surtout guidé par un idéalisme moral : malgré son jeune âge, il en est déjà arrivé à rejeter les formes ordinaires de contestation de la grande broyeuse (il est allé bien plus vite que moi, car quelques mois de militantisme classique lui ont suffi). Même les démarches de « désobéissance » ne trouvent plus grâce à ses yeux. Il préfère « obéir à une loi meilleure et à venir » (c’est là, dit-il, une citation de Pasolini), et à se transformer lui-même plutôt que de fuir en avant en prétendant transformer les choses. Il limite d’ailleurs sa responsabilité personnelle à « la partie de l’existant » dont il estime « avoir incontestablement la charge ». Pourtant, l’ai-je interrogé, « tu sembles mû par un désir de changer les choses : établir par exemple cette ‘loi meilleure et à venir’ ? » Il n’en disconvient pas, mais confirme son ordre de priorités. Mille personnes, toutes faites d’une même matière fragile, donc, mais mille démarches ! C’est probablement cela l’authentique « ressource humaine », infiniment riche de son bariolage, mais que parvient à neutraliser la vie ordinaire en nous uniformisant à mort. Oui, à mort. Tenter de comprendre les mille démarches ici représentées pourrait constituer un programme d’activité pour un séjour en Q-M. Pourquoi ne pas mener à plusieurs cette exploration, à la manière d’ethnologues, puis en livrer le résultat au bout de deux mois ? Voilà qui, au troisième mois, pourrait accroître la densité des échanges au sein d’une vague de visiteurs, ce me semble…

 J 67

Avec M., nous avançons pas à pas. Nous sommes tombés d’accord pour dire qu’il existe comme un mur séparant l’entité accueillante et ses hôtes. Les seuls échanges avec des permanents s’opèrent entre individus, le plus souvent au cours du travail. Jamais de communication tant soit peu collective. Sans aller jusqu’à proposer des échanges d’égal à égal – par exemple entre notre assemblée et leurs instances de régulation (il en existe assurément, même si nous n’en percevons pas la manifestation) – nous aimerions trouver une modalité qui ferait que ce mur s’abaisserait un peu. Je me convaincs jour a près jour que le mutisme des écrits est une bonne chose en soi, et M. m’assure que son état actuel est déjà nettement préférable à ce qu’elle a connu lors de son séjour au moment où ce Q-M recevait sa première vague de visiteurs. Quant à Mollo’Mollo, c’est comme s’il siégeait au sommet d’une montagne, voilé par un épais nuage… Pour clore notre séance de travail d’aujourd’hui nous avons émis les deux hypothèses suivantes, que nous voulons soumettre sans tarder à l’assemblée pour qu’elle les adopte, ou qu’à tout le moins elle en choisisse une : 1) que l’assemblée demande « aux permanents » d’effectuer un exposé, ouvert à tous, décrivant en quoi consiste la vie du Q-M entre deux périodes « avec visiteurs » (démarche prudente, qui ne veut surtout pas choquer) ; nous jugeons qu’un refus de leur part serait plus qu’inquiétant ! 2) en montant d’un cran notre exigence – tout à fait justifiée, estimons-nous, M. et moi – l’assemblée demanderait un exposé général sur la dynamique générale de Mollo’Mollo, l’état des avancées pratiques, les prévisions, etc. pour nourrir une discussion au sein des visiteurs permettant à chacun de mieux situer sa propre démarche. Nous savons pertinemment que nous avons accepté de venir au Q-M « pour expérimenter du concret et non pour participer à des débats d’orientation », et nous estimons que rien dans notre demande n’y contrevient. Avant de déposer ces propositions au débat, chacun de nous va en tester la recevabilité du côté des visiteurs avec lesquels il a l’occasion de parler. Pour ma part, je vais sonder l’état d’esprit des jeunes. J’espère que G. acceptera de m’y aider.

 J 68

D’abord quelque peu méfiant à mon égard, même si j’étais déjà venu une fois ou l’autre explorer « derrière le bosquet », quelques jeunes – toutes des filles – ont bien voulu que nous nous retrouvions demain soir pour parler de ces questions. Seront-elles là ? Au fond, je devrais peut-être m’en ouvrir d’abord aux sept ou huit jeunes actuellement membres de l’assemblée. Reparlé avec S., le prof. J’avais depuis quelque temps concocté une manière de le questionner qui ne semblerait ne pas mettre en cause la crédibilité de son analyse : certes, sa vision des choses repose sur la confidence de l’un des fondateurs de Mollo’Mollo, mais peut-on écarter l’hypothèse que cet individu soit un fabulateur, voire un parfait mythomane ? Ma précaution n’a rigoureusement servi à rien : sans me répondre, S. m’a confirmé qu’il n’avait trouvé ici qu’incrédulité, et qu’il était parfaitement au courant que la rumeur le disait, lui, fabulateur. À son avis, la thèse des catholiques expiateurs ne tient pas debout : son enquête lui a permis de découvrir que le rythme de croissance de Mollo’Mollo est sur le point de monter en flèche, suivant une courbe exponentielle qui ne pourrait exister sans que soit assuré un financement d’une tout autre envergure, et pérenne. Ceci dit, il partage mon trouble quant au peu d’informations recueillies au Q-M sur les intentions de Mollo’Mollo. Je lui ai fait part des deux propositions que nous avons émises, M. et moi : la voie précautionneuse lui semble du temps perdu, car elle n’aboutirait qu’à nous frustrer encore plus. Il a probablement raison.

 J 69

Ce midi, dialogue avec trois des jeunes membres de l’assemblée, un garçon et deux filles. Quasiment en position de grévistes sur le tas, ils estiment inutile de proposer quoi que ce soit, car « les autres » n’en auront cure. Leur qualité de membres leur permet de moins travailler par ailleurs, et c’est bien la seule satisfaction qu’ils en retirent, disent-ils. Ils n’ont qu’une hâte : que ce séjour se termine. G. leur apparaît comme faisant partie des « autres ». En fait, tous les trois ne sont venus que parce que leurs parents les ont emmenés dans leurs bagages, et qu’ils n’ont guère eu le choix. Motivés pour vivre un jour dans un Mollo ? Bof ! Par contre, ce soir, ma rencontre avec les filles a pris une tout autre tournure ! D’abord, elles m’ont fait remarquer que, étant donné qu’en général les adultes ne s’intéressent à elles que pour les sermonner ou …pour les draguer, ma démarche présentait pour elles un caractère original. Qu’un adulte fasse, en tant que membre de l’assemblée, la démarche de venir solliciter leur avis leur a manifestement plu. L’une d’elles, D., venue du Québec avec sa mère, espère bien être tirée au sort d’ici la fin du séjour, « surtout pour l’expérience ». Elle était la plus encline à parler. Garderont-elles un bon souvenir de leur passage dans un Q-M ? (tiens, ça sent déjà son bilan de fin de séjour, ça…) Pour D., oui et non. Oui pour beaucoup de raisons, mais tout de même non parce que « tout ce temps loin des copines et des copains de là-bas ! »… De fil en aiguille, le sens de l’enquête s’est inversé : c’étaient elles, en fin de compte, qui m’interrogeaient ! Pourquoi ai-je choisi de venir ici ? Qu’est-ce que je sais de Mollo’Mollo ? (Eh bien oui, mesdemoiselles, c’est précisément la question qui m’a conduit vers vous : qu’en savons-nous les uns et les autres ?) Croyez-vous qu’on puisse vivre dans un Mollo la vie à laquelle on rêve ? N’avez-vous pas peur qu’il s’agisse d’une secte ? Vous-même, envisagez-vous de tout larguer un jour pour entrer dans un Mollo ? Etc. Toutes ne se sont pas exprimées, mais le niveau d’attention était pas mal soutenu. Quant à mes deux propositions, finalement, aucune n’a voulu se prononcer sur ce qui serait souhaitable. Elles m’ont gentiment assuré que, quelle que soit la proposition retenue, et si les permanents acceptent de s’exprimer, elles seront présentes. Pour D. « en autant que cela me donne de nouveaux biscuits pour le mémoire que j’ai à rédiger, rendant compte de mon stage ici ». «Un ‘stage’ » ? Eh bien, oui, celui que mon CEGEP exige de chaque étudiant durant l’été. Mais la plupart se contentent d’un stage de deux ou trois semaines. » Dernière question : si c’était à refaire ? Mhh… (hésitation) plutôt oui. Pour quelle raison principalement ? J’aime les endroits calmes… (je me serais attendu à tout, sauf à ce type de réponse !) Mille personnes, mille démarches, mille raisons de s’étonner…

Ici se termine le « carnet de bord 1 » tenu par E. au cours de son séjour en Quasi-Mollo.

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J’aime me poser des questions, et j’ai des convictions : les deux marchent de pair !

Mes billets, au jour le jour, s’ajoutent à pas mal de mes écrits anciens…

Aujourd’hui, je suis aussi l’éditeur de desinfo.

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