Comme beaucoup de nomades, ce me semble, j’ai mes habitudes. Pour relever mon courrier, c’est à P. (40 000 hab.), que je passe tous les deux-trois mois. Cette fois, j’allais m‘y faire surprendre.
La veille, déjà, j’avais eu l’occasion de m’émerveiller : dans un village ancien et escarpé, un local donnant sur la rue, ouvert à qui veut pour y dormir, cuisiner, user de l’ordinateur et de la liaison internet ; sans obligation de payer. Si je ne m’abuse, c’est chose rare. Je n’ai eu aucun contact avec le propriétaire qui, selon les voisins habite au-dessus. Je me suis promis de repasser par là une prochaine fois, histoire d’y voir plus clair.
Cette fois, à P., c’est pour un jeu de piste que je me suis trouvé sollicité. Des affichettes au sol : « un autre monde est-il possible ? », « un autre monde est possible », « un notre monde est possible », des points d’interrogation, ainsi que des flèches indiquant une direction. Les principales rues du centre étaient balisées de ces mentions, le tout convergeant vers une placette. Là, des personnes conversaient, assises sur des pliants de pique-nique. D’autres étaient occupées à rédiger quelques phrases, destinées à rejoindre un porte-document recueillant la moisson de la journée.
Mon premier jugement : belle alternative aux recueils de signatures en masse au bas d’appels à une bonne cause auxquels, pour ma part, je ne sacrifie plus.
Et puis : invitation à une séance, le soir même. Je commençai à craindre que le jeu de piste diurne ne soit qu’un attrape-nigauds, œuvre d’une secte aux intentions camouflées, histoire d’attirer un auditoire vers de quelconques sermons à la manière moderne : conférence, puis questions à l’orateur.
Remarque un peu hors-sujet, quoique… Voilà : cette idée que, face à un conférencier l’on soit présumé n’avoir que des ‘questions‘ à poser m’irrite toujours au plus haut point. A ce propos, j’ai tout de même noté il y a peu dans un journal belge l’info suivante : ’Philosophe et écrivain spécialiste de Jung, Michel C. sera là pour mettre en perspective, culturellement et historiquement, les prises de paroles individuelles’. Un net progrès ! Rien que pour ça, vive la psychanalyse jungienne !
Hé bien, ce soir-là, ni conférencier ni metteur en perspective. Juste, affichées, les phrases recueillies dans la journée sur la petite placette, et puis une procédure qui m’a littéralement enthousiasmé, peut-être en raison de sa simplicité : dans les divers coins de la salle, les mêmes pliants que l‘après-midi sont disposés par deux ; six minutes sont recommandées pour un échange interpersonnel, deux à deux, autour de la même affirmation/question « Un notre monde est possible / Un autre monde est-il possible ?’. Et j’ai vu chacun des 25/30 participants passer d‘un binôme à l’autre, et faisant ainsi connaissance. Faire plus ample connaissance semblait bien être le vrai but de l’opération, car il était recommandé d‘éviter ce qui se dit en général sur cette question : ‘Soyez personnel’, en somme. Aucune mise en commun en fin de parcours ; laquelle, en effet ? puisqu’il s’agissait, au contraire, d’échanges particuliers.
Je ne me suis pas contenté de voir car, bien sûr, j’ai plongé moi aussi dans un processus aussi réjouissant. Pour dire quoi ? Eh bien, pour colporter l’information que je rapporte plus haut : ma découverte d’un lieu privé ouvert à qui veut. Peut-être est-ce par de telles initiatives que s’inaugure un ‘autre monde’ ? sommes-nous convenus avec la plupart de mes interlocuteurs..
Et quelles informations me sont ainsi parvenues en retour ? Assurément pas celles que j’eus entendues d’un conférencier. La conférence-débat s’évertue, comme l’école, à faire de nous des êtres séparés. Les regroupements au sein de manifs ne me disent rien non plus, tout en surface et pour quels résultats à long terme ? D’un autre côté, n’échanger tant soit peu personnellement qu’avec toujours les mêmes personnes, me semble outrancièrement limité. La séance vécue à P. m’a entr’ouvert d’autres horizons, tant il est vrai que nous sommes, chacun ET collectivement, NOTRE ressource, non ?
Si je dois, un jour, participer à la mise en œuvre de ce genre de rencontre, je crois bien que je proposerai qu’elle ait lieu sous forme de déambulation. La balade nous rend plus enclins à la découverte, ce me semble.
A la fin de la rencontre, l’un des participants annonça qu’allait être renouvelée une expérience déjà menée un an plus tôt : une séance à laquelle se voyait conviée toute personne désireuse d’exposer ‘un petit quelque chose de mathématique‘. Je ne compris pas immédiatement ce dont il pouvait s’agir : que pouvait bien être ce ‘petit quelque chose de mathématique’ ? En fait, l’idée consistait à conjoindre deux pratiques d’enseignement qui eurent leur heure de gloire, mais sont fondamentalement hors jeu aujourd’hui. D’une part, la situation des classes uniques ayant fait la spécificité de bien des écoles rurales : permettre à des enfants de saisir des enseignements qui ne leur sont pas destinés – parce que de ‘niveaux’ différents – mais que leur appétit de savoir pousse à la découverte. D’autre part, l’enseignement mutuel que l’on pratiqua officiellement dans certaines écoles françaises du début du dix-neuvième siècle. Ici, à P., les adultes étaient tout aussi invités que les enfants, et ça n’allait pas se passer à l’école. ça m’a rappelé ces ateliers où, en France comme ailleurs, enfants et adultes s’initient ensemble à la peinture. Peut-être, dans un tel contexte, pourrais-je, moi aussi, trouver quelque joie à la musique du calcul matriciel qui m’a toujours tellement rebuté ?
Dans mon courrier du trimestre figurait une invitation à visiter un campus universitaire où une partie des logements est constituée de conteneurs. L’on m’y informe d’un débat en cours : pour faciliter les déplacements intra-campus, certains – des garçons surtout – refusent que soient mises en place des navettes par bus, préférant se faire prendre et déposer d’un point à un autre par une immense grue (comme celle qui servit au parachèvement de la Tour Eiffel, et dont Plonk & Replonk a publié la photo). Manière d’aller jusqu’au bout d’une certaine logique, il est vrai.