E. est artisan luthier (mais aussi, quoiqu’il s’en défende, un intello ; et de plus en plus !).
Il vit seul.
Il fêtait ses quarante ans, il y a tout juste un an.
Et il vient de prendre un semestre sabbatique.
À la veille de retrouver ses amis, il leur écrit ceci, au dos d’une carte postale représentant une page blanche :
Carte postale
Mes amis,
Je n’ai pas disparu. Je compte même réapparaître bientôt.
Ce « pas de côté » de presque six mois m’a bien aéré l’esprit. Comme vous l’aviez prévu, je reviens transformé, au point que j’abandonne la lutherie (vous savez pourtant combien j’adore ce métier !).
Je déserte. Je veux être disponible à 100 % pour la voie où je me suis engagé.
Je n’avais encore jamais vraiment pris conscience de ceci : notre société est presque totalement démunie face aux défis, non pas des siècles, ni même des décennies, mais des années à venir.
Et j’ai l’intuition que, pour y voir un peu plus clair, nous devons d’abord regarder en face cette fin de partie qui nous attend quand, vieillis et usés, notre autonomie ne sera plus qu’un souvenir.
Je réapparais avec ce leitmotiv : Vieillir pas cons !
Ta-ta-ta !
E.
Ville
Retrouver sa ville et la considérer de ses yeux neufs, désormais. Ça ne coule pas de source, faut dire. Imperturbable, inoxydable, la machinerie ne laisse poindre aucun symptôme de son épuisement. Les marchands vendent, les piétons piétonnent, les feux rouges (tiens, on les a équipés de radars…) se font encore respecter, les publicités ciblent toujours autant à côté (tiens, Areva aurait donc quelque chose à vendre aux Français ?), les mamans bichonnent ou bien elles sermonnent, les facteurs distribuent (une pensée pour R., qui doit avoir retrouvé son rassurant rythme professionnel ; à moins que, à moins que…), pompiers et ambulances sirènent, bus vont, enfants viennent, fleurs balconnent : tout est décidément en place.
Comme jadis. La diversion à l’œuvre. Splendide ! Non seulement la machine est injuste (ce qui ne met en péril qu’une partie des gens jugée sans importance), mais elle est, en outre, incontrôlée (parce qu’incontrôlable), et ça, ça ne se VOIT pas. Aucune catastrophe majeure ne s’est produite, Jean-Philippe Smet ne s’est pas décidé à mourir et la Terre continue semble-t-il de tourner rond, elle.
Stop ! à quoi bon ruminer de tels enchaînements ? Des années qu’il mouline de la sorte, E., en bichonnant ses violons.
Aller désormais plus loin. Poursuivre, sans hésiter, ce « pas de côté » qui changera tout…
Déambulation lente. Regards d’étonnement, et encore d’étonnement. Et toujours d’étonnement.
Logement
Domicile. Le chat est là, qu’a nourri la voisine, mais qui pour rien au monde ne se précipiterait vers l’arrivant (s’en retient-il ?). La voisine, aimable comme une voisine aimable, reste autant que lui sur la réserve. Pas de questions malvenues. Pour ça aussi, merci à elle. Oui, il a été bien bichonné, aucun problème. Il fait beau aujourd’hui, c’est pas comme tous ces derniers jours, hou-lala ! Pas un mot au sujet des amis qui, pour ne pas changer, ont assurément fait traîner en longueur leurs mensuels conciliabules, oubliant tout aussi assurément qu’après dix heures le bruit se mue réglementairement en tapage…
Les pièces ont été aérées, ça respire. Tout est en place, à sa place : comme si rien n’avait changé dans cet ordonnancement. Même si l’occupant, lui… Quand bien même l’occupant, lui… Et pourtant l’occupant, lui…
Eh bien oui, faudra donc, en plus du reste, qu’il déménage, lui !
Le chat ? Peut-être la voisine… Les plantes ? C’est pas un absolu, les plantes, que je sache… Le propriétaire ? Ah ! Le propriétaire… Un ami ou presque, mais bon, peut-on se soucier de rente immobilière quand Tchernobyl se profile à l’horizon ?
Poésie
E. se plaît de plus en plus à écrire. Aussi a-t-il pris le temps de noter ce qu’il ruminait tout au long du retour vers Ithaque :
Oui, certes, nous pouvions nous y attendre.
Nous DEVIONS même nous y attendre.
Mais « il n’y a pas plus sourd qu’un aveugle »,
comme ne dit pas le proverbe…
Ce tsunami, nous l’avons vu venir de loin.
Bien sûr.
De trop loin peut-être.
Et depuis trop longtemps.
Pas la peine d’être éclairé pour savoir le flairer,
il allait se produire.
Indiscutablement.
Inopinément.
Nous laissant bouche bée.
Connement.
Les Japonais se savent fragiles,
mais il se préparent, paraît-il.
Au pire.
Ancestralement.
Nous non.
Ni ancestralement,
ni au pire.
Mais c’est là !
C’était l’espoir,
c’était la crainte.
L’espoir que la grande broyeuse
hoquette un jour.
Mais qu’elle nous lâche à ce point, merde !
Exactement ce qu’on pouvait craindre :
ça ne pourrait être que le bordel,
et c’est le bordel.
Putain, ils auraient pu nous dire :
nous avons cinq ans (ou quatre ans, ou deux ans, qu’importe !) pour préparer la mue.
Ou mieux :
prenez donc vos affaires en main,
nous, on ne répond plus de rien.
Pensez-vous !
Du lubrifiant…
Voilà ce que nous avons reçu,
Noël après Noël :
du lubrifiant…
De la poésie d’anticipation, tout ça… Mais à quoi bon la poésie, à ce stade ? Le « pas de côté » n’a rien à voir avec ce genre de poésie facile ! Ça exige tellement plus que des mots…
L’ami A.
Coup de sonnette chez A. Ce pilier du club d’amis mérite la priorité. Franc-maçon quasiment de naissance, A. assure le monde alentour. Plus porté sur l’affirmation que sur l’interrogation, il reste néanmoins à l’écoute. Utile pour un assureur, ça : écouter. Mais de là à imaginer tout son monde si bien assuré bientôt sous les décombres…
Oui, nous avons bien reçu ta carte ! Tu as l’air remonté, dis-donc ! Et ta secte ? Tu t’en es sorti ? Tu boiras bien quelque chose ? Nous avons hâte de t’entendre, tu sais. Pour nous, tu es l’explorateur qui a osé. Si, si ! Nous t’avons charrié, bien sûr, mais ne te leurre pas : tes impressions, nous brûlons de les connaître ! En tout cas, moi…
Comment communiquer ?
Connais-tu David Riesman ? C’est un vieux- vieux sociologue américain. J’en avais presqu’entr’aperçu l’existence quand je me frottais aux sciences sociales il y a vingt ans. Je l’ai redécouvert dans une bibliothèque (je te dirai laquelle, mais progressons avec ordre). En 1964, ce type publie « Abondance for what ? ». En 1964, pas en 2004, en 1964. Tout est en or, dans ce bouquin ! Au hasard, tiens, l’une des citations que j’ai consignées dans mon petit carnet : « La grande victoire de l’industrie moderne est que même ses victimes, les ouvriers qu’elle ennuie, ne peuvent imaginer un autre moyen d’organiser le travail. » Tu remplaces « industrie moderne » par « fétichisme consumériste » et tu refais la phrase… Car c’est toujours là, notre problème : zéro imagination ! Pas mieux que les ouvriers forcés dont parle Riesman. Un jeune d’aujourd’hui, né dans la civilisation que tu sais, n’a pas d’autre horizon, et ne peut pas en avoir par des voies naturelles. Je reviens persuadé qu’il y faut des voies non-naturelles.
Ta carte était sibylline, mais ce que tu racontes là ne l’est guère moins ! Penses-tu être revenu avec quoi que ce soit de communicable à des gens de mon espèce, ou bien estimes-tu que je ne puis rien comprendre à tes hautes réflexions …surnaturelles. Ou peut-être es-tu revenu un peu frappé ? M’enfin, te voilà revenu, c’est déjà ça… Et tes clients ? Tu revends l’affaire ? Ça peut valoir pas mal, un atelier si merveilleusement bien placé + la clientèle… Je connais peut-être quelqu’un qui… Mais tu as fait quoi, au juste, pendant ces six mois ? Tu ne nous as pas gavés de nouvelles !
Avec qui communiquer ?
L’ami B.
B., le second de l’équipe, sera-t-il une oreille plus… plus quoi, au fait ? E. commencera son tour de parole par l’autre bout.
Je quitte l’appartement. Si tu connais quelqu’un… Oui, je compte bouger. Beaucoup. Non, plus besoin de pied à terre. Oui, les vieux m’intéressent soudain. Non, pas une révélation, juste une conclusion. Oui, c’est le vieux que je serai moi-même qui me soucie. Oui, très égoïste, je suis d’accord. Non, je ne crois pas avoir perdu le contact avec la réalité. Oui, je me demande si ce n’est pas plutôt vous, toi, les autres, et tout le monde, qui avez un problème de connexion avec la réalité. Non, je ne critique pas ! De quel droit le ferais-je ?
À qui tourner le dos ?
L’ami C.
Je vais te dire, E. : les autres peinent à comprendre ce qui a bien pu t’arriver. Moi, pas vraiment. Je suis persuadé que si, comme toi, je laissais de côté, quelques mois, le décor de carton-pâte dont nous nous satisfaisons usuellement, je verrais les choses à ta manière. Par exemple, s’agissant des vieux, ta carte m’a fait réfléchir. C’est sûr que… Prenons le cas des retraites, ce problème insoluble – et tout le monde le sait intimement ! – qui a focalisé récemment tant de mécontentements. C’est indiscutable : la pyramide des âges peu prometteuse pour qui concerne les retraites par répartition, l’insécurité frappant les retraites par capitalisation du fait d’un système financier mondial chancelant, etc. Eh bien, oui, je me dis que, pour qu’une solution crédible y soit apportée, force est de raisonner en des termes totalement différents de ceux qui ont eu cours ces cinquante dernières années. Tu sais quoi ? J’en viens à me dire que l’argent ne pourra plus jouer, dans ce domaine, qu’un rôle secondaire. En tout cas, si tu as besoin d’un coup de main pour ce que je crois comprendre de tes projets, n’hésite pas : je serai là. Peut-être plus par égoïsme que par souci du bien commun, d’ailleurs… Au demeurant, c’est aussi par égoïsme que je ne me risque pas, comme toi, à mettre les bouts ne serait-ce qu’un mois ou deux… J’ajoute que j’entends de plus en plus de gens évoquer la situation de leurs vieux en fin de vie. Et je me dis que la situation présentée comme la plus favorable aujourd’hui – la possibilité d’intégrer une maison de retraite – n’est pas une vraie bonne solution. Voilà où j’en suis. Je te le redis, si tu as besoin d’un coup de main à ma mesure, n’hésite pas ! Mais, dis-moi, ce qui m’a frappé dans les quelques lignes de ta carte, c’est que tu sembles établir entre cette question de la « fin de partie », comme tu le formules, et le reste des préoccupations qui t’ont fait te mettre en sabbatique un lien que j’ai un peu de peine à comprendre.
Simple : j’essaie de prendre au sérieux la question de la dignité. Je place en tête des droits des humains le droit imprescriptible à la dignité que nous détenons du seul fait de notre existence individuelle. Tout le reste en découle. Un vieux en bout de course a-t-il encore, aujourd’hui, quelque garantie de bénéficier de ce droit jusqu’au bout ? Et pour le reste, n’en est-il pas de même ? Un enfant est-il traité dignement à l’école ? De toute manière, exactement comme au vieux, tout se ligue pour lui faire comprendre qu’il doit accepter sa situation comme elle est, sans chercher midi à quatorze heures. Le salarié, lui, est-il traité dignement ? Il se déploie beaucoup d’efforts pour lui faire admettre le même message qu’aux vieux et qu’aux jeunots. Toutes les sociétés ne « se développent »-elles pas au détriment de la dignité ? Le parent au foyer, c’est encore la même chose, non ? Je suis intimement convaincu que, tant qu’on n’admettra l’oisiveté que chez les personnes qui pourraient s’en plaindre – les chômeurs, les vieux -, la ressource humaine sera constamment étouffée. Et tout y concourt !
Mais, tu vas faire quoi, exactement ?
Avant de faire, je vais tenter de mieux comprendre les liens entre tout ça. Je suis, par exemple, persuadé que la voie pour une fin de partie digne est la même que celle pour la libération des parents au foyer.
Avec qui se retrousser les manches ?
Le Club
Je suis venu vous faire mes adieux. Je quitte la ville. Je vais poursuivre mon errance de ces six derniers mois. Le séjour au Quasi-Mollo a constitué pour moi une belle entrée en matière. Je vous recommande chaudement d’en faire l’expérience. Toi, C., par exemple. Oui, je sais, tu ne peux pas, je sais. Je vous invite chaudement à pratiquer ça. Rien à voir avec une secte : c’est un espace extraordinaire pour oser inventer. Mais, à divers titres, j’ai pris conscience des limites de Mollo-Mollo : je ne veux pas être promené de désillusions en désillusions. J’ai été militant politique, ça va, j’ai déjà assez donné de ce côté-là ! Je prends la route en solitaire. À mes risques et périls. Le critère de ma réussite sera extrêmement simple : oui ou non, vais-je me trouver une formule pour mes plus vieux jours ? Foin des grandes idées sur ce que pourrait être demain : du concret, rien que du concret ! Je suis persuadé qu’une telle formule ne peut être que globale, répondant en même temps aux besoins des jeunots, des parents au foyer, etc. C’est pour cela que « mon » concret peut croiser celui de tellement d’autres gens… Nous vivons la fin d’une époque commencée à la révolution industrielle : les formes de vie quotidienne qu’a forgées celle-ci ne peuvent plus constituer qu’un misérable carcan. Nous avons tout à inventer ! Presque sans visibilité… Cette situation a cessé de m’angoisser, car j’ai commencé à apprendre ceci : assumer ce qui est. Il n’y a pas grand monde sur le pont, hélas ! Je ne serai, sans doute durant plusieurs années, qu’une tête chercheuse, mais j’espère entrevoir quelque chose d’ici dix ou vingt ou trente ans… Je ne vous promets pas, cette fois, de vous tenir au courant.
Le lien que tu établis entre vieux, jeunes, parents au foyer ne saute pas aux yeux.
Je pourrais l’élargir aux gens au travail, à ceux qui recherchent un emploi, aux malades, à vous. Ce qui caractérise toutes ces situations est ceci : tous ces gens vivent en milieu borné, policé, et pour tout dire confiné. La seule limite acceptable n’est-elle pas la mort, celle que l’on chasse de nos préoccupations à grands coups d’arquebuse ? Il faut commencer par lui redonner, chez les vivants, toute la place qu’elle n’eût jamais dû perdre. Or, une mort joyeuse ne peut découler que d’une vie joyeuse. J’ai eu la chance de passer, pendant près d’un mois, tous mes jours et toutes mes nuits dans une bibliothèque. Sitôt après Quasi-Mollo, j’étais invité chez une femme dont j’avais fait la connaissance dans les jours précédant la fin du séjour. Obstinément, cette femme a rassemblé des centaines de livres à contre-courant. Pas des livres « révolutionnaires », des livres à contre-courant. Et pas un seul livre datant de moins de dix ans. Rien que du vieux ! Pas de théories à la mode. Et c’est là que, pêchant oisivement d’un livre à l’autre, ma cervelle a commencé de se montrer capable de réfléchir par elle-même. Il en découle les choix personnels que je vous ai exprimés. Je choisis de devenir technologue social indépendant, rien que ça ! Et oisif, c’est là une condition sine qua non ! Sans doute ce que je recherchais confusément quand j’ai tenté de me former aux sciences sociales, à l’économie, puis quand j’ai rejoint un parti politique pour le quitter bien vite, etc. J’ose espérer rencontrer – et sans attendre trente ans ! – les quelques personnes avec lesquelles poursuivre cette réflexion, puis aller plus loin. Mais – désolé de vous le dire crûment – je n’ai pas confiance en cette ville pour ça.
Seul ?
L’oncle h – Libertalia en Champagne – janvier 2011