K. envisage un genre de Fête de l’Huma uniquement constituée de faits et gens ayant trouvé place, à l’époque, dans l’une ou l’autre des aventures de l’Autre Journal. Je trouve ça salutaire. Dans cinquante ans, d’une part il sera trop tard, d’autre part ça ne pourrait pas avoir la même portée (de petits cochons…).
Ce monde rêvé que nous portons en nous
Oisiveté. Un mot mal famé, non ? Les oisifs vivent au crochet de la société, dit-on. Je rencontre A. qui, lui, défend l’originale expression d »oisiveté productive’.
– Qu’est-ce à dire ?
– Pour brosser un tableau général, il est clair que la population d’un pays est majoritairement composée d’oisifs et d’inactifs, au sens PIB de ce terme. Il y a les capitalistes, les rentiers, les chômeurs, les parents au foyer, les enfants, les vieux, les reconnus-incapables-de-travailler, etc. Et je ne parle pas des travailleurs au noir…
– Mais ‘productifs’ ?
– Là-dedans, vous noterez que les parents au foyer sont à peu près indispensables !
– Ce sont eux, vos oisifs productifs ? Je les compterais plutôt parmi les réputés inactifs.
– Non, je parle bien d’oisifs. Mais permettez-moi d’avoir commencé par brosser l’environnement.
– Alors, ces ‘oisifs productifs’, c’est qui ? Ça m’intrigue !
– J’aimerais, pour commencer, me référer à une histoire, créée par Jean Grave, vers 1904-1905, et intitulée Terre libre (les pionniers) : une utopie d’île déserte, occupée par les survivants d’un naufrage qui s’en vont inventer leur nouveau mode de vie ‘par la force des choses, par les besoins de chacun’. Il y a dans ce conte, une catégorie de gens qui ne veulent tout simplement pas travailler. Ces réfractaires vont s’avérer les sauveurs de l’aventure puisque c’est en tant qu’oisifs, au cours d’une partie de chasse – alors que les autres bossent -, qu’ils auront le loisir de découvrir un complot contre les Terrelibériens, permettant ainsi à la totalité du groupe de sauver sa peau, travailleurs et paresseux réunis.
– Je n’ignore pas que, depuis Fourier, des utopies incluent à 100 % l’homme réel, celui qui a des passions, des propensions et des goûts éventuellement aux antipodes de l’idéal d’une société idéale. Mais l’éloge de la paresse en tant que productive ça n’est pas si courant !
– Laissons les utopies. Un exemple : le statut des intermittents du spectacle a été sauvé, lors de la plus récente attaque qu’il ait subi, par des élus qui expliquaient que leur ‘politique municipale’, qui inclut ‘la culture’, ne pourrait plus être menée sans ce statut qui permet l’entretien d’oisifs à temps partiel.
– C’est particulier, et très limité ! Or, vous semblez promouvoir l’idée d’une société majoritairement composée d’oisifs productifs. Vos réponses me laissent un goût de trop peu !
– Puisque vous insistez, je déballe tout ! Je suis, depuis longtemps, un apôtre du vagabondage mental. Savez-vous que nous passons à peu près un tiers de notre temps de veille à nous y laisser aller ? Les anglo-saxons appellent ça daydreaming. Eh bien, nous devons donner toute sa place à cette activité ! Ne croyez surtout pas que je sois l’ennemi de la méditation, pour moi les deux pratiques gagnent à être entretenues ! Mais la gamberge a si peu de défenseurs ! Ce ne serait que temps perdu, etc. Or pas du tout ! Et chacun s’y prend à sa façon ! Savez-vous qu’Einstein – je sais, je sais, on prend souvent argument de ses propos décoiffants mais, justement, il y a quelque raison à ça ! – eh bien si Einstein a tant vanté les mérites de la rêverie, c’est qu’elle s’est montrée magnifiquement productive dans son cas. Et j’en viens à ma conviction. Loin de n’être qu’un impératif individuel, c’est le corps social tout entier qui devrait se laisser féconder par cette pratique. Le temps consacré au travail n’a cessé de décroître, certes, mais malheureusement pas au profit de cette noble activité. Or il est patent que le modèle d’activité cérébrale impérialiste que nous avons appris à privilégier nous a conduits à la catastrophe.
– Avouez qu’il y a une difficulté à admettre a priori votre expression ‘oisiveté productive’ !
– J’en ai bien conscience ! Pourtant, ce n’est pas la seule des ‘petites’ révolutions qui s’imposent. Les modes actuelles promouvant l’écologie, l’équitable, etc. me semblent largement sous-dimensionnées. C’est clair que notre humanité exige qu’advienne un autre rapport entre individualités. Eh bien, condition, à mon avis : commencer par un autre rapport entre neurones. Autrement dit : nous devons inventer un autre rapport, non seulement au monde, mais à nous-mêmes. Or, je crois désespéré le cas de ceux qui travaillent dans des conditions ordinaires. Et parmi ceux qui travaillent, je compte bien sûr tous ceux qui passent leurs journées sur les bancs d‘une école.. Mais, comme j’ai tenté de vous le faire saisir tout à l’heure, il en reste tant d’autres, ceux que vous avez aimé appeler les inactifs.
– ça impliquerait quoi, par exemple ? Supprimer la télé ?
– Peut-être. ça impliquerait une révolution de ce genre, oui ! En attendant, chacun – les inactifs, surtout – peut s’entraîner à rêvasser activement. Le moment le plus adapté, en ce qui me concerne, est le matin quand je n’ai pas dépassé le stade du demi-réveil. J’ai aussi constaté qu’en écrivant mes rêvasseries, je suis plus productif qu’en me contentant de les accueillir en visiteurs indésirables et évanescents.
– J’ai quelque peine à comprendre le bien-fondé de cette attitude.
– Comment voulez-vous, sinon, qu’advienne ce ‘monde rêvé’ que nous portons tous en nous, ne serait-ce que sous forme de nostalgie ?
Ce mercredi matin de beau soleil, alors que je m’en vais aux croissants, je croise un actuel-inactif ex-travailleur : un retraité bêchant son jardin. Nous conversons un peu. Je comprends que sa journée va se dérouler comme suit : jardin tant que la chaleur n’est pas excessive, puis lecture du journal. Cet après-midi, il recevra la visite de quelques-uns de ses petits-enfants.
Voilà donc quelqu’un qui va, tout à l’heure, avaler tout un tas de mauvaises nouvelles, locales, nationales et internationales, mais qui pourra amplement s’en consoler : n’est-il pas producteur d’un havre de paix sur lequel il a complètement barre – son jardin – ? et d’une belle progéniture qui vient l’aimer ? N’est-il pas, de surcroît, alimenté par une inactive qui s’active pour lui à la cuisine ? De plus, en bas de son jardin, coule la Seine, calme, et d’ailleurs limpide à ce stade de son cours.
Où est-on mieux que dans son cocon ? Surtout dans la mesure où on le confronte, ce cocon, avec ce diablement rude monde qui nous entoure…
Gamberge-t-il ?
J’ai peine à imaginer comment il eût réagi si je lui avais posé la question…