L’équilibre social des villages balinais pourrait se voir menacé si le pouvoir en son sein était aisément accessible aux plus forts, aux plus riches, aux mieux-nés, aux plus intelligents, etc.,.
Or, à Bali, quand la tradition est respectée, il est radicalement impossible d’identifier un quelconque « chef de village », car ni le « gouvernement » d’un banjar, ni celui d’un subak, ni celui d’un desa pakraman, ni celui d’un desa dinas ne joue ce rôle.
Banjar = assemblée des habitants de tout ou partie d’un village,
Subak = organisation collective des rizières,
Desa Pakraman (ou Adat) = organisation de la coutume locale,
Desa Dinas = village au sens administratif (un peu la mairie de quartier, en France)
Il n’est même pas possible d’identifier, pour l’un ou l’autre d’entre eux, une prééminence qui tiendrait, par exemple, à un plus grande importance de son domaine, ou à des attributions plus larges qui seraient les siennes : « Le » pouvoir est judicieusement réparti entre ces quatre instances.
De plus, un banjar, par exemple, n’est pas gouverné par une personne mais par plusieurs. S’y ajoutent le fait que ce gouvernement de banjar est confronté chaque mois à l’ensemble des membres, et que les décisions ne peuvent se se prendre que par consensus.
Et puis – ce qui n’est pas la moindre des caractéristiques – le principe « un homme, une voix » est en vigueur : dans le subak, selon une règle qui peut surprendre, un petit propriétaire de rizières a formellement la même part aux décisions qu’un gros.
Mais ça n’est pas tout.
D’une certaine manière le village balinais n’existe souvent même pas !
En rencontrant une petite agglomération, on est, oui, tenté de se dire « Tiens, voici un village ».
Eh bien, il se pourrait
– qu’il soit constitué de plusieurs banjar,
– que, dans le subak, il y ait des paysans d’autres « villages » ; et que ceux de ce village-ci pourraient avoir la majorité de leurs terres dans d’autres subak,
– que le desa dinas englobe d’autres agglomérations que celle-ci (et peut-être même, que des quartiers de cette agglomération-ci appartiennent à des desa dinas différents),
– que les trois temples majeurs dits « de village » pourraient ne pas être tous situés dans cette agglomération, …qu’on appelle tout de même communément « village ».
Dans la plupart des formes traditionnelles de villages à travers la planète, les structures politiques villageoises ne me semblent pas aussi savamment organisées qu’à Bali pour conjurer les risques d’accaparement DU pouvoir local.
Mais, quels seraient donc les risques que ce mode d’organisation des pouvoirs à Bali tente de conjurer ? En voici quelques-uns.
– La politique nationale, qui est présente dans les villages sous forme d’adeptes de tel ou tel parti, pourrait prendre le village en otage en ramenant purement et simplement les enjeux locaux à des enjeux nationaux, divisant d’autant plus fortement le village qu’elle coloniserait même ses organes de gouvernement, et l’encombrant en outre de préoccupations qui ne sont pas les siennes.
– Si les questions de prestige entre « castes » parvenaient à s’imposer comme critères de prise de décision au sein des structures politiques villageoises, non seulement elles constitueraient un ferment supplémentaire de divisions, mais elles auraient tendance à donner aux membres des castes supérieures des moyens supplémentaires pour gagner en influence, dans et hors le village.
– Si tel ou tel lignage familial s’imposait, par exemple en raison de sa plus grande importance numérique, ce facteur de déséquilibre s’ancrerait jusque dans l’institution politique, conférant au village une plus grande rigidité.
– Si tel ou tel intérêt économique, même éventuellement extérieur du village, parvenait à tirer les ficelles en sa faveur en soutenant un chef de village et sa clique, ce serait introduire la corruption à un niveau où elle ne s’épanouit sans doute, pour le moment, pas autant qu’à des niveaux plus élevés (où elle est forte).
Raul Fuentes, un penseur du Guatemala aujourd’hui emprisonné, affirme en substance, dans son essai « Au-delà de la démocratie », qu’il ne sert à rien d’invoquer des recours à la morale pour mettre fin à la corruption : il faut, écrit-il, instaurer des structures qui empêcheront quasi mécaniquement le corrupteur de corrompre.
Peut-être est-ce dans cette voie qu’est engagé Bali.
Depuis très longtemps.
Et pour longtemps encore ?