Pour habiter pas cons

Bonjour,

Sous le titre Pour habiter pas cons, j’émets une proposition d’action : créer des villages (en ville ou à la campagne) d’un genre qui, à ma connaissance, n‘existe pas encore.
Je vous propose d’y contribuer.
Comment ça ?
Ci-dessous, voici des interviewes d’habitants fictifs d’un tel village.
Étape suivante : réaliser ce village pour de vrai ! Mais oui !

L’oncle h

 Il ne s'agit pas d'un livre-pour-un-livre, mais bel et bien d'un premier moyen pour inciter à la création « en vrai » d'au moins un tel village, conçu sur des principes comme "générosité-hospitalité-simplicité-confiance-excellence-unité« , et j'en passe…
 Aux préoccupations écolo, je réponds : "L'écologie pour quoi faire ?"
 Aux "lutteurs", je demande : "Quel projet portez-vous ?"
 Je suis convaincu que, tant que la possibilité nous en est laissée, il nous appartient d’oser bien plus d'actes en conformité avec nos aspirations. C'est à ce prix que nous assumerons nos responsabilités d'humains dans un occident désorienté, non ?
 Je fais dire à E., le personnage de la fiction, 
 - d'une part "Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler : nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel" (citation de Marx peu connue, il me semble), 
 - d'autre part "Personne ne va si loin que celui qui ne sait pas où il va".
 Si ce petit mot peut vous faciliter le passage à l’acte, j’en suis d'avance ravi !
 Bien cordialement, 
 henri g. 

Un village impossible ?

Nous retrouvons E., six ans après son « virage » :

Lire sur ce même site Mollo-Mollo & Vieillir pas cons.

Finalement, vous avez gardé le cap : le Quasi-Mollo a débouché sur un Mollo. (voir le livre Bolo’Bolo). Mais ça n’en a pas découlé en ligne droite… Nous n’utilisons d’ailleurs pas le terme de Mollo. Non que la référence à Bolo’Bolo nous gêne, mais ici me semble-t-il personne ne croit à la possibilité de réaliser en cinq ans une révolution sociale par contamination comme l’imaginait si ardemment l’auteur de ce livre. Nous nous sommes contentés de créer quelque chose qui soit en phase avec nos aspirations. Au demeurant, c’est largement reproductible bien sûr, mais ça n’a pas constitué notre but. Mais c’est surtout largement améliorable !

Vos aspirations, c’était quoi ?

Primo : vivre groupés, sous la double enseigne de « générosité » et d' »hospitalité », en garantissant à chacun l’espace personnel qu’il souhaite.

Pas d’ambition démesurée, comme vous le voyez !

Vous voici à un bon millier, à présent. Est-ce un maximum, ou le village va-t-il encore croître ?

Au bout d’un peu plus de trois ans – je n’inclus pas les préparatifs qui ont, eux aussi, duré à peu près trois ans – nous sommes effectivement environ un millier de villageois. Nous avons connu trois paliers depuis notre établissement ici : après presqu’une première année à onze habitants habituels et permanents, nous sommes passés à deux cents en l’espace de deux mois ; puis le nombre a de nouveau doublé brutalement un an plus tard ; enfin le passage de quatre cents à mille s’est effectué en douceur au fil d’un an et demi. La réflexion n’est pas close quant au nombre optimum d’habitants. Pour ma part, je souhaite – c’est là un choix très égoïste, d‘ailleurs.- que nous préférions donner un coup de main à la création d’un autre village. Plusieurs avant-projets existent, pas mal différents d’ailleurs.

Égoïste ?

Oui, je trouve très important que, à ce stade, nous puissions bénéficier d’une nouvelle expérience, ailleurs, qui sera forcément très différente de la nôtre. Il est clair que, si nous voulions doubler ou tripler en un an notre établissement, nous n’aurions pas de problème de recrutement, car nous avons créé un puissant appel d’air. Mais les conditions matérielles ne me semblent pas réunies pour que nous nous transformions progressivement en une petite ville. Ailleurs, peut-être, en s’appuyant en partie sur notre expérience, d’autres pourraient-ils envisager un tel développement.

Votre projet s’est aussi fait connaître sous l’appellation « Vieillir pas conS ».

Au départ, oui, c’est vrai que nous avons accordé une attention particulière à la question du grand âge. Aujourd’hui, non que nous l’ayons oubliée, mais c’est tellement fondu dans l’ensemble de la pratique du village que ça ne constitue plus que l’un des éléments de notre vie en commun.

Et si nous reprenions l’histoire, pour bien saisir la démarche de ces six ans ?

Le village a lui-même effectué cet exercice de rétrospection il y a deux ou trois mois. C’était jugé nécessaire pour que l’ensemble des personnes, surtout les dernières arrivées, puissent s’approprier ce lieu de vie. Un petit groupe d’une douzaine de personnes s’en est chargé. Et le résultat de leur enquête a été publié.

Vous aimez les groupes de douze, apparemment ?

C’est l’expérience qui nous a fait préférer, quand c’est possible, des groupes de dix à douze personnes. à plus, c’est généralement compliqué. Mais le minimum d’une dizaine est, avons-nous estimé au fil du temps, la taille qui permet au groupe d’être une représentation en petit de l’ensemble du village. C’est un nombre qui cumule l’avantage pratique du petit nombre et la garantie que nous sommes en train de « faire de la politique ». Bien sûr qu’à deux ou trois on peut avantageusement réaliser certaines choses, mais il est plus difficile, en ce cas, de faire de la politique. Or la condition pour qu’un tel village se porte bien est qu’on y fasse beaucoup de politique, c’est-à-dire que l’on soit préoccupés de la vie d’une vaste communauté. Et ce n’est pas toujours si commode que ça paraît !

Alors, l’histoire ?

Distinguons les buts et les moyens. Les buts, d’abord. « Vieillir pas conS », au départ, ce n’était pas grand-chose de plus qu’un slogan. Cinq des onze qui sont venus créer le lieu avaient plus de soixante-cinq ans ; l’un, qui est mort très peu après son emménagement ici, avait quatre-vingt-sept ans. Attirés par le slogan, ils ont pris le train pour envisager comment leur propre fin de vie en tant que personnes dépendantes pourrait se dérouler autrement que sous les formes connues de placement en maison de retraite ou de lourde charge pour des membres de leur famille. Les motivations – et les compétences !, j’insiste sur ce point – de ces vieux ont été précieuses.

Ils y ont vu un éventuel intérêt personnel…

Démarche gentiment égoïste, en effet, mais qui reposait tout de même sur un sacré pari, car les choses auraient pu mal tourner, anéantissant leurs efforts de plusieurs années ! Ce groupe de onze s’était constitué assez vite après que l’idée « Vieillir pas conS » ait commencé à être propagée. Nous avons tenu à limiter provisoirement l’extension du groupe pour donner au noyau une vraie grande densité. Avancer dans le noir n’est pas de tout repos, et c’est en grande partie sur cette capacité que s’est opérée la cooptation. Nous nous sommes amplement régalés de la phrase attribuée à Cromwell : « Personne ne va si loin que celui qui ne sait pas où il va ». Bien sûr, la première année à onze – dont certains physiquement plus faibles – a vu venir divers concours extérieurs ponctuels : du coup, lorsque nous avons décidé d’atteindre d’un seul coup le nombre de deux cents, pas mal de préparatifs étaient déjà assurés.

Pour en revenir à « Vieillir pas conS », les initiateurs sont tombés d’accord pour fixer un quota d’un tiers de vieux et de ne pas faire grand-chose d’autre qu’attendre de voir comment cela se passerait. Nous avons considéré que les plus de soixante-cinq ans auraient, en ce qui concerne les services, à contribuer et à bénéficier, tout comme les autres, selon le double principe « De ‘chacun selon ses moyens‘, à ‘chacun selon ses besoins‘ ». Au départ, pour ne pas mettre la barre trop haut et ne pas prendre trop de risques (y compris administratifs !), nous n’avons reçu que de rares personnes fortement dépendantes. L’aîné des onze fondateurs, lui, n’a été dépendant que durant deux mois : il a eu la gentillesse de tirer sa révérence sans charger à outrance le petit groupe initial. Dans la vague numéro deux, celle des deux cents, il y en avait neuf ou dix qui étaient déjà très dépendants à leur arrivée. Puis, petit à petit, avec les deux vagues suivantes, nous en sommes arrivés à quarante personnes gravement dépendantes. Bien sûr, la réglementation du pays est draconienne et aucune institution ne peut s’ériger en lieu d’accueil pour personnes âgées sans répondre à des kyrielles de normes et d’exigences. Mais, précisément, nous ne sommes pas une institution. Nos habitats sont en majorité individuels. Les personnes dépendantes ont donc toutes été « adoptées » par d’autres habitants, chez qui elles vivent, qu’ils soient de la même famille, ou non. Mais, comme ces habitats ne sont pas « privés » au sens habituel de ce mot, ce n’est pas toujours le même habitant « officiel » qui se trouve aux côtés de la personne dépendante. Et puis, surtout, même les personnes âgées dépendantes sont mêlées à la vie quotidienne du lieu : il y a des jeunes qui passent beaucoup de temps devant leur ordinateur dans l’une ou l’autre des salles communes, voisinant avec telle vieille venue y lire le journal ou tel vieux venu simplement faire une halte. De la même manière, les deux gosses qui apprécient d’être aux côtés du cordonnier quand celui-ci travaille – c’est le samedi, je vous le signale : si vous avez une réparation à effectuer, vous ne serez pas déçu ! – ont droit à leur petit siège dans l’atelier. En fait, en venant vivre au village, nous avons tous dû nous engager à accepter cette proximité au quotidien. Et, pour le jour où ça ne nous serait plus supportable, nous avons aussi accepté d’avance de ne pas prolonger notre séjour. La « couleur des lieux », aussi, est une chose importante.

La « couleur » des lieux ?

Les lieux collectifs ont en effet tous une ‘couleur’ : il s’agit de l’aspect des lieux, du niveau sonore, fumeur ou non, type de fréquentation, etc. Ceux des habitants, ils sont nombreux, qui exercent une activité « à distance » choisissent par exemple parmi les quatre lieux équipés celui dont la « couleur » leur convient. Et il en est de même pour tous les lieux collectifs. Et chacun est invité à proposer ses couleurs.

Il ne s’agit plus d’un village spécialement créé pour les petits vieux et les petites vieilles !

Nous avons été très vite amenés à considérer que cette question du grand âge était à traiter comme une question parmi d’autres : il s’agit tout simplement d’élaborer des formes de vie en société qui incluent les contraintes et les désirs liés à chaque âge de la vie. Pourtant, à titre de repère, chaque personne manifestant le désir de venir vivre ici se voit rappeler que, entre autres engagements, elle accepte de prendre sa part à cet égard. Même un vieux de soixante-dix ans, s’il est bien valide, s’engage à « s’occuper » d’autres vieux moins en état. Et pas en dilettante !

Le recrutement, précisément ?

Il faut, pour répondre à votre interrogation, ouvrir le chapitre des moyens. Comment, d’une vague idée un peu fofolle, en sommes-nous arrivés à crouler sous la demande ? Nous avons, à l’époque, beaucoup réfléchi au mot à utiliser, et c’est ce vocable de « recrutement » qui a été retenu : c’est en effet la collectivité qui recrute ses membres. Parmi ceux qui se sont préalablement qualifiés. Non qu’elle fasse un choix parmi ceux-ci – puisque c’est le tirage au sort qui est de rigueur – mais elle élabore des dispositifs à travers lesquels les volontaires sont amenés à se qualifier eux-mêmes.

Il s’agit donc d’une démarche élitiste ?

Si on veut, oui. Mais dès le départ nous avons tenu à ce que le village soit ouvert à des personnes de toutes conditions et de toutes origines. Sans ce mix, l’aventure ne présenterait guère d’intérêt. Donc, élitiste oui, à condition de nous mettre d’accord sur le type d’élite que nous entendons rassembler.

Comment se qualifie-t-on ?

Nous entretenons un vivier à coups de stages divers. Mais ceux qui sont déjà résidents du village ne peuvent pas en être les organisateurs et n’influent aucunement sur le processus de qualification.

Ca se passe comment, ces stages ?

Nous avons réussi, en une année de tournées à travers le pays, à motiver des personnes qui savent faire ce genre de choses, afin qu’elles organisent des activités orientées « Villages des mille », ou « Bourgade à mille » ou « Village impossible », l’appellation a beaucoup varié. Vous trouverez ici quelques personnes qui, après avoir été de tels organisateurs, ont tenté eux-mêmes leur chance et ont ensuite été tirés au sort.

Et, en parallèle, nous nous sommes très tôt embarqués dans des tournées d’explications, et nous ne cessons toujours pas, même si nous sommes – c’est mon avis – à saturation ici. Peut-être avons-nous au total participé à une centaine de rencontres à ce sujet. Ce que nous avions à exprimer au départ, c’était surtout nos interrogations : n’y aurait-il donc pas de solution, dans ce pays, pour envisager différemment la vie quotidienne ? La question du grand âge était évoquée, bien sûr, puisque c’était un peu notre cheval de bataille au départ, et nous avons pu constater combien était grande la perplexité de nombre de personnes quant à leur devenir de vieux ! De fil en aiguille, nous nous sommes convaincus que l’approche globale que nous avions adoptée était la bonne : impossible de « résoudre » la question de la dépendance des plus vieux sans modifier profondément le mode de vie courant. Se sont greffées là-dessus quelques préoccupations plus écolo, et le projet a très vite pris une allure concrète.

Il y a eu aussi, au tout départ, ce wiki mis en place dans l’internet qui a permettant à quiconque avait des idées de les exprimer dans une fiction : ce chantier d’écriture très créatif a vu participer un bon millier d’écrivants. Divers ateliers ont été organisés, permettant à des contributeurs par wiki d’une même région de faire connaissance et d’en savoir plus sur l’avancement du projet. Les seules rencontres que nous ayons organisées complètement nous-mêmes furent pompeusement intitulées « Technologies sociales pour inventer d’autres manières de vivre ensemble ». Il s’agissait essentiellement de rencontres de créativité. La liste des propositions qui en a résulté est impressionnante.

Quelques exemples de ces propositions ?

Quelqu’un est arrivé avec un ballon de football. Les douze participants – vieux y compris (ce qui n’augurait pas d’un match de très haut niveau), et même des femmes s’y sont mises dont le pied n’avait jamais shooté dans un ballon : c’était d’emblée très joyeux ! – se sont répartis en deux équipes. Le principe était que, toutes les six minutes, un joueur d’une équipe intervertissait sa place avec celle d’un joueur de l’autre et inversement. Au bout du compte, toute l’équipe A était donc passée dans l’équipe B et inversement. Qui avait gagné ? Le jeu lui-même, bien sûr, ainsi libéré de la sacro-sainte compétition « pour son camp » propre à certaines formes de sport. La compétition elle-même n’en était nullement évacuée, car le but était toujours de marquer collectivement des buts.

Dans certains cas, la pratique préexistait à ces rencontres de créativité et il ne s’agissait que de les expérimenter. Dans d’autres cas c’est le groupe qui en accouchait.

C’est ainsi qu’est également né un jeu de société appelé « Le jeu de la règle », dont l’enjeu est, pour le gagnant, de pouvoir fixer les règles du jeu de la partie suivante. Caractéristique : pour gagner, une bonne dose de coopération s’avère utile ! De la « coopétition », en somme.

Nous avons ainsi sélectionné une bonne trentaine de « meilleures manières de faire ». Et nous les avons diffusées sous forme de livre et de site internet pour les répandre, sans oublier bien entendu.de badger tout ça « Village des mille ».

Notre « communication » ne s’est donc pas toujours faite au sujet du projet de Village lui-même, car intéresser des personnes à « jouer différemment » nous a semblé une bonne voie pour nous faire connaître.

à propos de jeu, nous avons été moteurs dans la pratique de jeux dans la rue. Ce jeu de la règle a ainsi pas mal été joué en public. Nous savons que faire venir des gens à des séances d’information est très énergétivore, alors qu’aller « vers les gens » donne autant de résultats. L’information sur le « Village des mille » n’était donnée qu’à ceux qu’intriguait la mention, toujours bien visible, et il y en a eu pas mal.

Bref, pour donner corps à notre village, nous avons déployé des activités qui pouvaient paraître « à côté de la plaque » mais dont nous n’avons eu qu’à nous féliciter car elles ont été reprises à leur compte par divers types de personnes qui souhaitaient apporter leur concours. Ce n’était même pas une activité déléguée, car nous ne savions pas toujours ce qui se faisait.

Ca, c’était un premier niveau d’information et de sensibilisation.

Pour ce qui concernait la suite à donner aux demandes de personnes désireuses d’intégrer le Village, nous aussi avons joué le partenariat.

Bien sûr, ce qui nous intéressait, encore plus que la situation des personnes désireuses de candidater, c’était leur éventail de qualités. Nous estimions ne pas pouvoir prendre trop de risques et les qualités à découvrir chez ces personnes étaient nombreuses : aptitude à l’indépendance comme à la coopération, propension à la générosité, à l’hospitalité, à la réciprocité, à l’écoute et à l’ouverture, rigueur autant que foldinguerie, tolérance, absence de complexe vis-à-vis de l’oisiveté mais néanmoins ardeur dans les tâches, goût du don gratuit et du care, sans oublier l’humour, etc.

C’est par des stages, des séjours et des voyages – payants, et toujours organisés par des tiers – que ces qualités ont été mises à l’épreuve. Encore une fois, nous ne nous sommes pas érigés en juges : ce sont les participants eux-mêmes qui s’attribuaient mutuellement les scores. Au départ, chaque participant disposait de cinq étoiles, qu’il pouvait attribuer en fin de parcours à ceux/celles qui leur semblaient présenter les qualités souhaitées. Je n’entre pas dans le détail du mode d’attribution, mais il a très vite été rodé. Bien sûr, chaque candidat avait à cœur de privilégier ceux et celles avec qui il aurait aimé vivre plus tard, et le favoritisme a pu jouer un peu, mais cette pratique de l’attribution mutuelle d’une part a toujours été bien accueillie, et d’autre part n’a pas reçu de proposition alternative aussi satisfaisante.

C’est au sein de ce vivier de candidats que se sont opérés ensuite les tirages au sort désignant ceux et celles dont la demande allait être satisfaite.

Dans la plupart des cas, avant de prendre l’engagement de venir pour au moins trois mois en tant qu’habitants habituels et permanents – l’engagement n’était délibérément pas définitif – ces personnes ont pris la précaution de venir passer une semaine ou deux en participant à la vie des lieux au même titre que ceux ayant déjà signé.

C’est ainsi qu’il y a en permanence ici une petite vingtaine de personnes en cours d’exploration. C’est à avantage réciproque. Ces personnes viennent s’interroger sur l’adéquation entre leurs aspirations et la réalité ici. Et elles nous transmettent leur vision, qui n’est quelquefois pas sans nous surprendre, voire nous choquer….

Et quant aux lieux physiques ?

Nous avons bénéficié d’un coup de chance sans lequel les choses eussent été malaisées. Une grande ville disposait d’un bâtiment de centre de vacances devenu inadapté aux normes actuelles d’hébergement. Y faire les travaux nécessaires n’était pas envisagé par la municipalité. Notre proposition de signer un bail emphytéotique de longue durée, incluant l’engagement d’effectuer un minimum de travaux leur a retiré une épine du pied. Du coup, nous avons bénéficié d’un droit de préemption quand la ville a décidé de vendre. Il est vrai que le projet d’expérimentation que nous avons présenté a bien intéressé le maire, et que la décision du conseil municipal a notamment été prise au vu de notre projet qu’ils ont jugé « d’avenir ».

Comme aux abords immédiats de ce bâtiment se trouvait à vendre une belle quantité d’hectares de terres – non constructibles à l’époque, mais le statut d’une partie de cette surface a été modifié depuis -, ce sont les apports financiers à fonds perdus de certains soutiens à notre expérimentation qui en ont permis l’achat. Leur viabilisation ainsi que les constructions qui se sont ensuite élevées là-dessus ont pour partie été payées par ces mêmes apports, mais une part grandissante au fil du temps est désormais payée par des habitants : certains ont vendu tout ou partie de leurs biens ailleurs pour permettre ces nouvelles constructions. Celles-ci, comme vous avez pu vous en apercevoir, consistent en grande partie en des formes légères, parmi lesquelles des zomes, produites ici-même. Pied de nez aux formes habituelles d’« habiter » – c’est-à-dire de s’endetter…

A ce stade, comment s’organise un tel groupe de mille personnes, au sein duquel on doit rencontrer non seulement des personnalités tranchées mais aussi des choix de vie qui peuvent être discordants ?

S’agissant du travail, par exemple, certains ont une activité à l’extérieur, d’autres non. Vous pourrez interroger ceux qui exercent les deux activités à travers lesquelles s’est effectué le passage à deux cents habitants : une activité groupée de maraîchage et un pool de travail à distance. Nous tenions absolument à ce que le village ne soit pas qu’un espace résidentiel !

Pour ce qui est de la vie collective, certains sont portés à lui donner une grande importance – ils prennent généralement leurs repas en commun avec d’autres ayant la même propension, ce qui crée des sous-cultures aisément repérables (genre de blagues, etc.) -, tandis que d’autres aiment qu’on leur fiche la paix pour autant qu’ils fassent vivre le lieu au plan politique comme je l’ai exposé plus haut, et qu’ils apportent l’aide à laquelle ils se sont engagés.

Des sous-groupes existent, reflétant des choix. C’est ainsi qu’un bon tiers des habitants, par exemple, vient d’opter pour une péréquation des revenus. J’en fais partie. Nous espérons bien convertir les autres à ce choix que nous estimons normal dans ce contexte… C’est exprès que ça n’a pas fait partie de la charte initiale : le but n’était pas de réaliser la collectivité la plus parfaite qui se pût imaginer. Et des évolutions possibles, il en reste un bon paquet !

Bon, mais vous êtes là pour quelques jours : vous découvrirez par vous-mêmes ces diverses formes de « communisme plus ou moins individualiste » comme certains aiment les nommer. J’aime répéter que Marx a eu cette phrase : « Le communisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler : nous appelons communisme le mouvement réel qui abolit l’état actuel ».

Bilan ?

Il est certain que nous avons progressé dans nos conceptions. Il est certain aussi que nous avons élaboré pas mal d’outillage que d‘autres pourront utiliser. Ce qui ne veut pas dire que le futur de notre aventure soit garanti… Mais bon ! c’est ce qui se vit au jour le jour qui importe.

La personne que nous rencontrons dans la foulée, V., a effectué un tout autre trajet que E.

Je suis arrivée ici au sein de la vague « des 400 ». Je connaissais le projet de « village impossible » depuis quelques années déjà. Il y avait un cousinage entre ce projet et ce qui avait été instauré dans la ville où j’habitais auparavant : un village virtuel.

C’est-à-dire ?

Cette idée d’un « village virtuel » est née un jour où une de mes amies a appris que le vieux couple habitant la maison contiguë à la sienne avait dû faire appel aux secours d’urgence parce que l’homme était tombé et que sa femme ne parvenait pas à le remettre debout. Habituellement, ce couple savait pouvoir compter sur d’autres voisins – qui se chargeaient aussi de faire leurs courses -, mais ceux-ci étaient absents ce soir-là. L’absurdité de la situation sautait aux yeux : les « services » étaient en train de prendre la place des relations de voisinage… et ces services ont un coût exorbitant. C’est d’ailleurs parce qu’ils recherchent la rentabilité qu’ils peuvent trouver place dans l’économie dite développée. Pour autant, comment leur substituer la notion de relations de proximité ? Les vieux en question connaissaient leurs « voisins habituels » depuis des décennies et ne rechignaient donc nullement à leur demander des services. Mais de là à envisager qu’ils puissent accepter d’en recevoir aussi de personnes moins proches, et pourtant… bigrement plus proches d’eux que les « services », publics ou privés et en tout état de cause marchands !

Oui, comment ?

Ça n’a pas été simple de trouver des solutions raisonnables ! Mais le mieux est que nous allions en parler avec H., l’initiatrice du « Village Virtuel », qui est venue s’installer ici en même temps que moi.

Volontiers, mais – auparavant -, vous, quelle est votre forme de présence ici ?

Je retiens votre expression « forme de présence » ! Pas mal… Quand on me demande quelle est ma place, ou mon activité, ou etc., je suis toujours gênée. Parler de ma « forme de présence » me conviendrait mieux. Merci !

Eh bien, étant donné mon âge, je ne suis pas des plus actives ici. Pourtant, il est un sujet qui m’intéresse au plus haut point : le transgénérationnel. Et j’y consacre prioritairement l’énergie dont je dispose. Et peut-être ma « forme de présence ici » consiste aussi en ma croyance en ce qu’affirme une entre prise de travaux publics de la région lyonnaise que je connais bien. En substance : on peut tout accomplir dans la vie si l’on a « le courage de le rêver, l’intelligence d’en faire un projet réaliste et la volonté de voir ce projet mené à bien ».

(V. se déplace en fauteuil roulant)

(à suivre)

Et vous ?

(L’interviewer s’adresse à une amie de V. venue en visiteuse)

Je suis venue rendre visite à mon amie, qui ne cesse de me dire qu’ici la page que je préfère chez Maurice Maeterlinck – je suis Belge – n’est pas une fiction. Si vous permettez, je vous la lis ; je l’ai toujours à portée de main. C’est tiré de « Sagesse et Destinée » : « Au fond, si l’on avait le courage de n’écouter que la voix la plus simple, la plus proche, la plus pressante de sa conscience, le seul devoir indubitable serait de soulager autour de soi dans un cercle aussi étendu que possible le plus de souffrances qu’on pourrait. » Qu’il y ait ici une priorité accordée à ceux pour qui l’existence est difficile m’a interpellée. Pourtant, Maeterlinck a l’intelligence d’ajouter aussitôt : « Seulement un monde où il n’y aurait plus, à un moment donné, que des gens se secourant les uns les autres ne persisterait pas longtemps dans cette œuvre charitable… » Je ne suis ici que depuis deux jours, j’attends de voir…

(à suivre)

Rencontre avec H., initiatrice du village virtuel.

Un village virtuel c’est quoi ?

Il fait écho au proverbe africain « Il faut un village pour élever un enfant ». C’est un village invisible dans la ville, avec les avantages du village : tout le monde connaît tout le monde, ou alors il y a des groupuscules qui ont des liens avec d’autres groupuscules. Je suis partie de cette constatation : dans les villes, tout le monde est aujourd’hui naturellement isolé : les gens ont recherché l’avantage de l’anonymat en ville ; on y est libre, à l’abri de la dictature de « que vont dire les voisins ? le village ?» et de la dictature de la famille. Mais il n’y a pas l’entraide. Or tout le monde est dépendant, à un moment ou à un autre : si on est jeune, on est dépendant car on a des enfants, si on est de grands adultes on peut un jour ou l’autre tomber malade, si on est vieux, on est dépendant. En ville, les solutions sont payantes : écoles, crèches, hôpitaux, centres de soin, etc. Mais de plus en plus, ça diminue . Pour ce qui concerne les crèches, je voyais des parents qui ont des problèmes pendant des mois ; il leur fallait faire n’importe quoi parce qu’il n’y avait pas de place à la crèche. à l’autre bout de la vie, je connaissais une femme qui ne pouvait plus sortir parce que sa mère de 93 ans était grabataire ; ils avaient fini par trouver une place pour, au mieux, dans six mois dans un hôpital où elle pourrait peut-être être admise.

Auparavant, dans le vrai village paysan, on était dépendant, inter-dépendant, on était aidé par les voisins et la famille habitant autour. J’ai cherché à promouvoir la même mentalité : que l’on se crée des « voisins d’entr’aide » – pas forcément des voisins directs -, comme une nouvelle famille et un cercle d’amis. Mais avec une différence de taille : sans la dictature morale qui accompagnait généralement l’ancienne entr’aide, celle à laquelle on ne pouvait pas échapper au motif qu’elle était ‘naturelle’. Autrement dit : avec les avantages mais sans les désavantages. Quelqu’un qui t’aide ne va plus te dire comment tu dois éduquer tes enfants.

Des exemples ? Un vieux qui s’occupe des enfants des autres. Ou des jeunes qui vont passer des après-midis devant la télé, non pas dans leur chambre mais chez une vieille personne qui habite seule.

Ceci dit, au départ, je ne voyais pas comment ça pouvait se créer. Il fallait que les gens se connaissent entre eux. Dans le village c’est normal puisqu’on est voisins, ou famille. Ici, il fallait commencer par créer de nouveaux liens, et aussi de nouvelles dénominations – ce qui n‘allait pas de soi non plus ! Parler d’adopter des neveux, nièces, etc. ? Il a bien fallu trouver un nom pour cela, pour être dans le réseau, un réseau qui s’aide.

Nous avons d’abord cherché du côté des petits jobs, ou des formes de présence. Mais, tout le monde n’accepte pas la présence de la première personne venue ! Nous savions que les vieux n’accepteraient pas des gens qu’ils ne connaissent pas : il a fallu créer une culture. Au fil du temps, c’est plus simple : si je fais du baby-sitting auprès des enfants des autres un jour par semaine, il est possible que plus tard, quand je serai plus vieille, ce soient eux – ou leurs enfants – qui viennent me tenir compagnie parce qu’on se connaît déjà. Mais comment amorcer la pompe ?

Et puis : cela devait-il concerner des gens d’un même quartier ? Question. Bien sûr, si cette mentalité en venait à exister de plus en plus, tu pouvais espérer, en allant dans une autre ville, y rechercher un autre « village virtuel ». Puisque les gens ont la même mentalité, on se comprend plus facilement : il existe une éthique, une façon de vivre. Mais en attendant…

Et puis l’on s’est imaginés que ça pouvait aussi concerner les questions d’argent. Par exemple quelqu’un veut acheter un logement, ou quelqu’un a des problèmes d’argent… Car c’est tout simple : si une dizaine de personnes donne 100 €, cette personne a 1000 €. ça permet de laisser les banques de côté. Nous, tous les pauvres ensemble, nous sommes très riches ! si nous aidons chaque fois quelqu’un…

Nous savions qu’il y risquait d‘y avoir, au fil du temps, de moins en moins de places dans les crèches, comme dans les maisons de repos, dans les hôpitaux. Il y aurait donc un besoin aigu de telles initiatives ! Ce n’était pas juste une idée romantique, car il y aurait vraiment besoin de nous organiser nous-mêmes, de nous aider entre nous.

Nous voyions clairement que cela ouvrait aussi de nouvelles perspectives en matière d’architecture : des maisons jumelles, des twin-houses, où, dans une maison, peuvent cohabiter une famille avec des enfants et deux vieux : des espaces en commun – le jardin et le hall, par exemple – et pour le reste, chacun chez soi, mais sans que les portes soient jamais fermées à clé…

Les perspectives étaient vastes, comme vous le voyez !

C’était il y a combien de temps ?

Dix ans.

Et concrètement ?

Eh bien, nous avons commencé par une initiative toute bête : l’organisation de dons gratuits d’objets. Mais pas sous la forme des ’trocs et puces’ ordinaires. Chaque habitant du quartier a reçu une invitation à établir deux petites listes : d’une part ce dont il dispose et dont il n’a pas besoin, et d’autre part ce qu’il recherche. Petit à petit, la bourse s’est alimentée et les dons ont commencé à s’effectuer. Et les gens ont commencé à sortir de leur coquille, faisant un peu plus connaissance. C’est là-dessus qu’un esprit de quartier a commencé à s‘établir, et que des services mutuels se sont mis en place quasi spontanément. Le démarrage a tout de même pris trois ans…

Notre interlocutrice est appelée pour une tâche à laquelle elle s‘était engagée, et doit interrompre l’entretien. Nous reprendrons le fil un peu plus tard, espérons !

G. est l’un des actuels « gouverneurs » du village.

Drôle d’appellation que ce mot « gouverneur » !

Nous sommes en permanence une centaine à porter ce nom, puisque le gouvernement est constitué de dix pour cent des résidents, tirés au sort, renouvelés par tiers tous les trois mois. C’est une appellation dont on s’amuse nous-mêmes.

Et que fait ce « gouvernement » ?

Il est à la fois un Parlement et un Gouvernement. Mais il n’édicte que très peu de lois.

Ce qui fait que « nul ne peut ignorer la loi » ?

Les fondateurs ont choisi de créer le village à partir de quatorze lois. Et il ne peut en être édicté de nouvelles qu’à raison d’une par an.

Pourquoi cette règle ?

Tout gouvernement est porté à faire usage de ses pouvoirs, souvent pour le pire autant que pour le meilleur. Mettre un frein à cette propension est bienvenu, je trouve. Nous disposons de bien assez de machines pour nous faire obéir !

Un exemple de loi en vigueur ?

Une loi, par exemple, établit une liste de tout ce dont le gouvernement n’a pas le droit de se mêler !

Bizarre ! Un exemple ?

Celui-ci : le gouvernement ne peut pas participer en tant que tel à des actions en dehors du village. Des sous-entités peuvent le faire bien sûr, mais pas le gouvernement.

Expliquez-moi ce que fait un gouvernement de cent personnes qui ne produit qu’une loi par an !

Et encore, pas tous les ans ! (rires) Durant pas mal de temps, d’après ce qu’on m’a dit, les gouvernements ont été très occupés par le recrutement et l’arrivée des nouveaux résidents. Désormais, le gouvernement a pour tâche principale d’activer la vie politique du lieu. Ce qui veut dire : observer, réfléchir, proposer, intervenir même, par exemple en cas de difficulté de fonctionnement du village. Mais, quand il prend une décision, c’est toujours – même en cas de nouvelle loi – à titre provisoire. Toutes les décisions s’appliquent au même titre qu’une loi, mais elles peuvent être remises en cause par le gouvernement suivant (c‘est arrivé à plusieurs reprises). En ce qui concerne les « lois », il en va d’ailleurs de même : une « loi » est toujours édictée au départ à titre provisoire ; elle ne devient telle qu’après qu’ait été vérifié que ses éventuels effets pervers ne l’emportent pas . Mais les gouvernements successifs ont tendance à ne pas prendre beaucoup de décisions. Gouverner, c’est devenu, en tout premier lieu, garantir très concrètement que tout le monde peut « faire de la politique » au sein du village, c’est-à-dire se préoccuper de la vie du village dans son ensemble …malgré l’existence d’un gouvernement, pourrait-on dire…

Paradoxal !

Je trouvais ça paradoxal, moi aussi, en arrivant. Et j’en ai mieux compris les avantages depuis que je suis moi-même l’un des « gouverneurs ».

C’est une tâche à temps plein ?

Pour moi, non. J’y consacre en général une journée par semaine. Mais certains, oui, y consacrent tout leur temps. D’autres par contre – c’est le cas par exemple d’étudiants qui ne sont presque jamais là – ne sont actifs qu’épisodiquement.

On m’a aussi parlé de « vacance du pouvoir ».

Exact. Le gouvernement est en sommeil un trimestre par an, c’est en général en hiver : nous disons qu’il hiberne.

Parmi les derniers arrivés, un couple : M. & J.

Nous étions – nous le sommes toujours d’ailleurs – « famille d’accueil » temporaire de gosses à problèmes. Nous travaillons avec un Centre d’accueil d’urgence qui reçoit des gosses envoyés par le juge pour enfants. On en a vu passer, au fil des ans, de ces gosses déglingués !

Et vous avez voulu transférer votre activité dans le village ?

Oui. Et ça a été accepté. Nous pensions améliorer ainsi la situation pour les gosses et aussi pour nous-mêmes.

Concrètement ?

Concrètement, ici, nous pouvons partager un peu la tâche – à commencer par les préoccupations, ce qui est déjà beaucoup ! – avec d’autres personnes. Nous nous préparions à abandonner cette activité qui nous bouffait entièrement. Désormais, c’est reparti pour un tour ! Plus question d’abandonner…

Et pour les gosses, comment ça se passe ?

Ce que nous avions espéré se réalise bien souvent. Un enfant n’a pas forcément d’atomes crochus avec nous ; ici, la diversité des gens leur permet d’autres contacts. Pour nous ça signifie plutôt plus de travail, mais beaucoup moins de stress.

K. est arrivé au village il y a quelques jours.

Le village l’a recruté, mais il n’a pas encore donné son accord définitif. Il espère pouvoir instaurer ici une « non-école ».

« Non école » ?

Eh bien, à 28 ans, j’ai décidé de préparer le bacc. Mais je n’ai aucune envie de mener ce projet en compagnie de jeunots, et encore moins en me soumettant aux règles de la vie quotidienne dans un lycée. Je voudrais donc appeler d’autres personnes dans mon genre à se regrouper quelque part pour travailler ensemble à préparer cet examen.

Et cela pourrait se faire ici ? Y a-t-il au village d’autres personnes dans la même situation que vous ?

Je n’en ai pas rencontré jusqu’à présent. Mais ça pourrait semble-t-il s’organiser. J’ai parlé à quelques gouverneurs, ça les branche. J’ai l’impression que, à ce stade de la vie du village, ils ont besoin, non pas tant de nouveaux habitants – ça n’est apparemment pas un objectif, ici – que de nouvelles manières de faire. L’idée serait d’attirer une demi-douzaine de gens dans ma situation, pour qu’on puisse s’épauler. Tout seul, je me suis rendu compte que ça risque de dépasser mes forces. Mais à plusieurs, j’ai bien l’impression que j’y arriverais.

En fait, vous cherchez à vous intégrer dans une équipe ?

Oui, et une équipe qui bosse ! De plus, je suis persuadé que, dans un village comme celui-ci, je pourrais bénéficier de l’aide de personnes jouant un peu le rôle de profs. ça ne nous empêcherait pas de continuer à suivre des cours par correspondance… Et ceux qui n’auraient pas les moyens de se payer de tels cours, ben ils profiteraient tout de même ainsi de l’enseignement à distance des autres. Je suis persuadé que, pour bon nombre de jeunes et de moins jeunes qui ne se trouvent pas à l’aise dans l’enseignement ordinaire, ce système peut offrir une solution. Si ça avait existé il y a dix ans, je m’y serais précipité. Ceci dit, je ne regrette pas le moins du monde ces dix années passées à faire autre chose !

B. est jardinier

En fait, je crois savoir que c’est ma qualité de jardinier qui m’a fait recruter ici.

C’est votre profession ?

Oui, j’ai reçu une formation horticole assez poussée. Et depuis lors, j’ai passé une dizaine d’années à conseiller des détenteurs de parcelles de jardins populaires. C’est le potager qui m’a toujours le plus intéressé. Et j’ai aussi un intérêt pour les plantes dont la commercialisation est interdite (rires).

Et ici ?

Je n’ai encore rien entrepris dans le domaine des plantes interdites. J’ai bien une idée en tête, mais elle attendra un peu… En fait, je suis venu avec le double projet d’aider les villageois à créer des jardins potagers, et de recevoir en stage des personnes extérieures qui veulent se familiariser avec cette activité, au besoin même sur leur balcon !

Quel a été l’accueil des autres villageois ?

Il y en a beaucoup que le principe intéresse. Ceux qui passent à l’acte sont moins nombreux (rires). « Produire une partie de sa propre nourriture », c’est dans l’air du temps. Mais il y a une chose qui n’est possible que dans une collectivité : une organisation coopérative. On peut mieux effectuer certains travaux en se groupant : défricher une parcelle qui n’a pas été cultivée depuis longtemps, par exemple, c’est fastidieux si on est tout seul. Tandis qu’à plusieurs, ça peut constituer un chantier festif ! Par ailleurs, que ce soit pour des raisons de préférence ou de capacité, que ce soit par choix, il est possible de répartir les tâches individuelles, même sur des terrains personnels : l‘un sait bêcher, l’autre aime sarcler, un autre est souvent absent, etc.. Mieux : il est possible de créer des spécialisations : moi, les tomates, j’aime, mais de là à m’en occuper… ; alors j’échangerai mes blettes contre des tomates. En été, il existe déjà en embryon de marché d’échange dans le village, et je crois que ça va se développer. Ce qui est intéressant, c’est que ça se rapproche progressivement du don gratuit : car puisque les coûts de production et les temps passés peuvent être très différents, comment établir des équivalences ? Ce qui est rigolo, c’est l’évolution de ce marché vers un « après-marché » comme le pratiquent les pauvres un peu partout dans le monde : la première heure est plus ou moins implicitement réservée aux jardiniers qui échangent entre eux, mais les durant les deux suivantes les productions sont en libre-service pour tout le monde. ça ne va pas sans certains heurts, mais bon, nous n’en sommes pour le moment qu’à essuyer les plâtres !

Et les stages ?

Ils doivent constituer mon gagne-pain à l‘avenir, mais je n’ai encore eu le temps d’en organiser que trois. Pour le moment, ce sont des stages assez banals. Mais ce que je veux vraiment organiser c’est ceci : établir des parcelles qui représenteront chacune un mode de conduite différent, une option particulière, et qui seront chacune le territoire d’une centaine de personnes qui l’entretiendront par roulement à longueur d’année. Ce serait principalement destiné à accueillir des gens qui n’habitent pas au village. D’ailleurs, ce ne se passerait pas à l’intérieur du village : il y a beaucoup de friches dans un rayon de cinq kilomètres. Je ne suis pas du tout contre les friches, et il n’est pas question de vouloir toutes les mettre en valeur, mais cela crée quelques opportunités.

Comment voyez-vous ce roulement ?

Certains viendraient en fait très peu, si ce sont des gens qui viennent de loin, mais d’autres seraient là assez régulièrement. Avec une partie de leur production, ils seraient présents, eux aussi, au marché du village. Et ces jardins seraient ouverts aux visiteurs, même non-stagiaires, qui pourraient consulter pour chacun l’historique de chaque culture, et interroger sur le pourquoi du comment. Le jardin potager est un mystère pour plein de gens qui voudraient pourtant bien s’y mettre. Il y en a qui lisent des revues sur le sujet, et qui n’attendent que l’occasion de manier une bêche, et de se sentir concernés par un jardin pour de vrai. Avoir un jardin avec d’autres, c’est plus rassurant quand on est débutant.

On dirait bien que, pour vous, le jardin c’est d’abord un terrain d’exercice pour des relations entre les gens.

Pour tout vous dire, j’appellerai peut-être tout ça : « école élémentaire de la coopération ».

Vous ne dites rien d’un aspect écolo de cette initiative…

D’autres pourraient en parler. Mais, pour ma part, je préfère à tout prendre l’aspect artistique des choses. Et comme j’aime provoquer, l’on pourra bientôt admirer une parcelle qui a largement bénéficié des inventions du grand désherbeur mondial Monsanto : vous savez, une belle étendue d’où toute végétation aura disparu à l’exception de florissants et envahissants rumex, voilà une belle image visuelle du jeu que l’humanité ordinaire apprécie le plus : conquérir, dominer, contrôler puis – tôt ou tard – détruire. J’appelle ça ‘condocondé’.

Et par rapport aux étendues de maraîchage que l’on découvre en arrivant au village ?

Même si eux et moi nous entendons sans problèmes, nous ne sommes pas sur la même longueur d’ondes. Les deux coexistent. Et j’estime que c’est plutôt bien. ça ne m’empêche d’ailleurs pas de leur donner un coup de main de temps en temps…

Vous nous avez été présentée comme Lionne, mais est-ce vraiment votre prénom ?

Ca l’est devenu au fil du temps, et j’en suis d’ailleurs très fière ! On a commencé par m’appeler « la rebelle », et j’ai rouspété. Puis c’est devenu Rébellionne. De là « Lionne » (rires). Mais, dehors, j’ai un autre prénom !

Il doit bien y avoir une raison à ce vocable…

J’ai fait partie des onze premiers. Les autres me trouvaient plus rebelle qu’eux-mêmes, et je crois que c’est d’ailleurs pour ça qu’ils m’ont intégrée, pour élargir l’éventail : j’étais souvent le révélateur de leur démarche un peu plan-plan, et ils ont estimé qu’un ingrédient de mon genre les garantirait contre la médiocrité. Et surtout contre la suffisance et la bonne conscience qui, souvent, n‘étaient pas loin. Mes collègues étaient persuadés d’élaborer un truc révolutionnaire, et moi je me plaisais à mettre le doigt sur ce qui, là-dedans, était insuffisant.

C’était quoi, pour vous « insuffisant » ?

Eh bien, nous avions la chance de réunir des conditions favorables à gogo, ça n’était tout de même pas pour faire du co-housing à la nordique où seul le confort importe !

Vous êtes bien radicale dans votre jugement sur ces expériences du nord de l’Europe !

Oui. Je ne me suis pas engagée dans ce projet pour stagner dans ce registre ! Nous avons à montrer que bien autre chose est possible ! Tout d‘abord, une expérience à 20 ou 30, ça n’a aucune valeur d’expérimentation quant à la possibilité de révolutionner la vie au quotidien. Il y faut une certaine taille. Ensuite, il faut savoir pour qui nous expérimentons. La société se subdivise en classes. Ne parlons pas des riches, et encore moins des très riches et des hyper-très riches qui se portent à merveille, tant mieux pour eux ! Mais les autres, les pas riches, les pauvres et les très pauvres ont des problèmes qu’ils ne peuvent pas résoudre par eux-mêmes, individuellement. Tout ce monde se débat pour s‘en sortir, et ça n’est pas le même problème pour les uns et pour les autres. Pour certains, ils sont juste dans l’entreprenariat de survie, comme je nomme ça. Allez donc vous donner un horizon quand vous êtes dans cette situation ! Leurs souffrances morales amènent souvent les plus faibles à perdre pied. Les « un peu plus riches » ont parfois plus de chance, mais pas toujours… C’est l’espoir qui souvent fait défaut. Notre job, ici, au-delà de réussir à nous doter d’un lieu de vie supportable, c’est de regonfler l’espoir. Si on l’oublie, on fait dans le « plan-plan ». Et ce risque est permanent.

Votre réflexion est-elle politique ?

Oui. Il y en a, ici, qui estiment que s’occuper des problèmes de l’ensemble de la communauté villageoise, suffit à faire de la politique. Je ne suis pas d’accord. Ce village est indissociable de ce qui l’entoure.

Vous appartenez à un parti ?

Oh que non ! Si un parti trouve judicieux de défendre et de développer ce qui se passe dans la société civile, tant mieux ! Mais ne commençons pas par nous demander quel parti va effectuer cette transformation. Un parti doit être contraint d’adopter des points de vue extérieurs, sinon il n’exprimera jamais que ce qui se trame dans ses propres couloirs !

Lionne, n’êtes-vous pas isolée ici ?

ça dépend des moments. J’ai plus d’une fois pensé à me barrer. Vous savez, ça ne va pas de soi de tirer vers le haut des aspirations et des pratiques de gens tellement divers, si bien intentionnés soient-ils… Mais j’ai de belles satisfactions aussi. Quand je me regarde dans la glace, je n’ai pas honte de consacrer autant de mon temps à la réussite de ce village.

Vous travaillez à l’extérieur du village ?

Oui, je partage mon temps entre ici et l’entreprise qui m’emploie à 50 km. Je fais fonction de directrice du personnel – sans le salaire, puisque je n’en ai pas le titre : y a pas de petites économies ! – dans une importante entreprise de transport. Je puis vous dire que de la misère, on en génère là-dedans ! Je suis un peu Jenkill & Hide : pas toujours commode, mais ai-je le choix ? Nous sommes quatre du village à y travailler. Et, voyez-vous, c’est parce que j’ai appris à flairer l’enrégimentement comme un cochon à dénicher la truffe que je suis très vigilante ici : tout ce qui peut ressembler à une volonté d’encadrer me donne des frissons. Et là, je me rebelle, c’est vrai. Aucune envie de reproduire ici ce que je déteste dans ma vie professionnelle ! Et vous savez dans quels costumes se présente le plus souvent ce risque d’embrigadement ? Dans la tenue très select de « plus d’efficacité ». ça y est, désormais, le mot efficacité est tabou ici. Mais il en aura fallu des joutes pour qu’il en soit ainsi !

S., (pour encore) prof de musique à la ville voisine.

Ici, j’ai pu mettre à l’épreuve mes intuitions sur la meilleure manière de permettre à des jeunes de plonger dans la musique. Je n’y étais parvenue dans aucune structure tant soit peu institutionnalisée. Et si j’ai pu me lancer, c’est parce que l’expérimentation est, ici, soutenue a priori.

Comment, pratiquement ?

Eh bien, par exemple, l’échec – s’il survient – n’est pas considéré comme une tare. Ce simple fait ouvre un espace de liberté extrêmement rare !

Et vos intuitions, c’est quoi ?

Primo, l’apprentissage du solfège, c’est complètement con : c’est du rationnel, alors que la musique, c’est moitié émotionnel, moitié rationnel. L’enfant est trop jeune pour apprendre ça systématiquement et théoriquement Mon expérience de quelque vingt ans m’a conduite aussi à estimer que l’apprentissage précoce d’un instrument n’a aucun intérêt. Quand un jeune décide de « commencer » – comme on dit – le piano à 14 ans, il se peut qu’il progresse extrêmement vite, en tout cas plus vite que celui qui s’y sera mis dès 6 ans. Au bout d’un un an ou deux du premier, les deux parcours s’équivaudront. Si la chose peut être généralisée, vous imaginez les risques de décrochage que cela élimine dans les parcours. Le jeune de 14 ou 16 ans qui se met à un instrument le fait en général de son plein gré, alors qu’un tout jeune suit la plupart du temps le désir de ses parents ou de l’un d’entre eux. Je ne puis pas encore affirmer que l’on peut gagner ces quelques années, mais il me semble que dans la plupart des cas le « circuit court » donne d’excellents résultats.

Moi qui m’étais toujours laissé dire qu’il est préférable de baigner dans la musique dès le plus jeune âge !

Eh bien, justement ! Baigner dans la musique peut prendre tellement d’autres formes que l’apprentissage laborieux du solfège et d’un instrument ! Je suis pour qu’on baigne l’enfant dans la musique, dès le stade du bébé et même avant. S’il est dans un environnement où l’on chante, où l’on fait de la musique, c’est l’idéal. En Angleterre, à l’église, tout le monde chante. Ici, dans le village, y a pas d’église, et la chorale d’enfants, c’est le moyen que je promeus pour ça. Un jeune qui aura pris plaisir à participer à des chants en groupe, quelle que soit la forme de ces pratiques, aura assurément connu de bien meilleurs bains musicaux que celui qui se sera échiné sur son instrument ! Mieux : la pratique en groupe l’aura, dans le même mouvement, extrait de sa posture d’apprenant isolé. Au moment de l’adolescence, quelque chose sans doute se modifie dans le cerveau : à ce stade, quand un jeune se met à un instrument, il est déjà imbibé de musique, et lorsqu’il se saisit d’un instrument, il est parti ! Et je parle de vingt ans d’expérience de prof de musique. J’ai connu un enfant « doué » qui avait commencé la guitare à quatre ans et demi : mais à douze ans il n’avait pas le niveau de celui qui avait commencé à onze ans de la manière que je viens de dire ! Et il a même tout arrêté, épuisé de devoir subir la pression de ses parents.

Quand ils sont plus jeunes, selon votre théorie, ils baignent dans la musique, mais est-ce qu’ils l’apprennent ?

D’abord, ils apprennent à chanter, ce qui n’est pas rien ! Mais en plus, ils se nourrissent de la tonalité, des différents rythmes – sud américains par exemple. à l’inverse, les élèves que j’ai à l’école de musique et qui viennent du cours de solfège, quand nous abordons le jazz, ils ne comprennent pas de quoi il s’agit : ils essaient de se dépêtrer avec les croches et tout ça, mais ils ne comprennent pas de quoi il s’agit ! Si, dès l’enfance, à la maison, ils ont écouté du jazz et du blues, ils comprendront tout de suite que ce qu’on appelle les notes ne sont qu’un faible moyen pour noter la musique… Je pense que c’est comme parler : on apprend d’abord à parler ; l’écrit, la grammaire et tout ça ne viennent qu’après. De même, le bébé entend parler, mais il ne s’y met que plus tard… Dans « ma » conception de l‘apprentissage de la musique, le gosse n’apprend pas que la tonalité et le rythme, il se familiarise aussi avec le fait de chanter ensemble. ça concerne donc l’apprentissage des mœurs. Il existe des écoles – pas des écoles de musique, des écoles tout court – qui appliquent la méthode Kodaly, ce qui implique un cours de musique tous les jours. On dit que ça aide à créer une atmosphère de groupe dans la classe. Et la pratique de la musique ouvre aussi à une meilleure compréhension des maths, parce qu’elle agit sur certaines zones du cerveau. Il y a des études là-dessus. En regard de ça, la pratique d’une instrument, c’est tellement étroit ! L’enfant y consacre tout son temps, les parents s’inquiètent « As-tu déjà assez répété ? ». Au moment où maman démarre la voiture pour conduire l’enfant à son cours d’instrument le mercredi après-midi, celui-ci fait encore une fois vite-vite ses exercices, c’est invraisemblable ! Dans une école primaire appliquant la méthode Kodaly, j’ai vu des enfants de dix ans pratiquer des exercices de rythme. Le prof, de ses pieds et de ses mains, exécute une figure rythmique. Les enfants sont priés d’exécuter la même figure mais, pendant qu’ils le font, le prof, lui, exécute déjà la figure suivante. Et ça continue ainsi. Vous imaginez ce que ça représente pour l’entraînement du cerveau, ce genre d’exercices ! Mais, bien sûr, ces enfants ont aussi un petit instrument, une flûte ou un petit violon, et ils en font ce qu’ils veulent. Ne me faites pas dire que j’interdis l’instrument : si l’instrument est là et que l’enfant veut en jouer – en jouer, c’est-à-dire s’amuser avec – tant mieux ! Mais s’il survient un parent qui lui saute dessus « Wouahh ! c’est bien ce que tu fais, je vais t’inscrire à un cours et… » Ce qui se passe dans ces cas-là, c’est que le territoire qu’il s’est choisi se fait occuper par le parent !

Vous enseignez pourtant de manière classique pour gagner votre croûte ?

Oui, je n’ai pas le choix !

Mais ici ?

Eh bien ici, j’expérimente. Puisque des tout jeunes se forment de toutes façons à un instrument – je ne vois pas au nom de quoi j‘interdirais aux parents de suivre cette voie -, j’ai pris l’habitude de réunir régulièrement ceux qui le désirent – même s’ils sont débutants – pour préparer des concerts en commun. ça implique certes que j’écrive spécialement dans cette intention, car chaque instrument doit trouver une vraie place, mais c’est là une expérience excitante pour moi aussi.

Même les débutants ?

Oui, même ceux qui sont tout à fait débutants, bien sûr ! Dans les écoles de musique, en vue du concert de fin d’année, la direction sélectionne les meilleurs élèves pour les faire jouer devant les parents. Seuls les meilleurs ont le droit d’être sur la scène. Même dans « mon » école en ville, en me basant sur mon expérience ici, j’ai réussi à modifier ça depuis cette année : tout le monde va jouer. Je dois donc écrire des morceaux pour que chaque enfant puisse avoir sa place. Je me souviens d’un petit gosse qui, ayant commencé la guitare tard dans l’année, n’avait pas beaucoup progressé ; je lui ai demandé de jouer une seule note, mais attention ! en suivant le rythme. Résultat, en fin de concert, il avait les oreilles toutes rouges, comme les autres ! ça vaut bien mieux que tous les examens, ça ! Mon point de vue est simple : pour la musique, ja-mais d’examen ! Il n’y a pas plus contre-productif qu’un examen pour qui veut jouer de la musique ! En jouant devant les autres, on apprend à vaincre l’angoisse, par exemple. Et puis, au cours d’un concert pour de vrai, les petits entendent ce que jouent les grands, et ils se disent « Wouahh, moi aussi, quand je serai grand… » De leur côté, en écoutant les petits, les grands prennent la mesure du chemin qu’ils ont parcouru depuis qu’ils se sont engagés dans l’aventure de la musique. Ici, je me rends compte que les parents qui viennent écouter jouer leur propre enfant sont tout aussi attentifs aux progrès que font les autres enfants !

Ces concerts, c’est votre forme de présence ici ?

Pas seulement. Nous avons aussi instauré un concours annuel d’instruments non homologués. Les jeunes y participent, mais aussi des vieux. L’instrument vedette du concours de l’an passé – une monumentale contrebasse dont la caisse de résonance est constituée d’un très grand bac en plastique comme il s’en trouve dans les déchetteries – a d’ailleurs été élaboré par une équipe « tous âges ».

Tout ça pourrait aussi bien se faire ailleurs, non ? La preuve, c’est que dans votre école en ville, ça bouge…

Oui sans doute. La différence, c’est qu’ici ça va de soi. Les gens qui ont voulu venir habiter dans cette bourgade sont sensiblement plus ouverts que la moyenne. ça aide, croyez-moi ! Bien plus qu’on ne pourrait le penser. Le fonctionnement ordinaire ne cesse de placer des embûches sur le chemin. On s’y habitue. Et la médiocrité s’installe, que l’on ne conteste même plus, estimant que c’est peine perdue…

R. amateur de mots croisés

Dès mon arrivée, j’ai constaté que je n’étais pas le seul mordu de mots croisés, ici. Je me suis lancé, et j’ai interrogé à peu près tout le monde pour savoir qui avait ce même goût. J’ai été surpris de constater qu’il y en avait pas mal. Et j’ai aussi constaté – c’est d’ailleurs ce que j’espérais – que pas mal d’autres voulaient s’y mettre mais ne s’en sentaient pas capables. Je parle ici surtout des plus vieux, à qui les médias font amplement savoir que l’entretien de la mémoire constitue un bon frein au vieillissement. Avec trois autres résidents mordus, nous nous sommes demandés quoi faire. Et ça a commencé tout simplement : nous nous sommes procurés un scanner afin de copier, à l’état vierge, toute grille qui nous passait sous les yeux. Tout le monde sait que, lorsqu’une grille a été remplie, elle n’est ordinairement plus bonne qu’à être jetée. Nous avons décrété qu’il en irait différemment ici : nous avons réuni une belle collection de grilles vierges, classées plus ou moins par niveau, disponibles pour qui veut : celui qui compte en remplir une, en prend une copie. Et nous avons poursuivi en organisant des séances à deux ou à plusieurs, sous la forme d’un jeu de société : « à toi ! » – « Je prends le ‘5 – raccourcir’ et je tente ‘abréger’ » – « à moi : ‘C – pas dans la maison d’un pendu’ : ‘corde », etc. Chaque mot correct donne des points, chaque mot erroné en enlève, ce qui oblige à mémoriser les ‘coups‘.

C’est réservé aux habitants du bourg ?

Pas du tout ! Bien au contraire. Il nous arrive de faire connaître notre initiative ailleurs et, du coup, il vient des cruciverbistes de la région. Ici, ce mélange est très bien vu, car beaucoup d’habitants du bourg ont la hantise d’une collectivité fermée sur elle-même. Nous n’en sommes pas encore à des tournois avec les villages voisins, mais l’idée a commencé à faire son chemin…

F. est connu de tous dans le village, même s’il est récemment arrivé.

Vous nous avez été présenté comme « le chef-récupérateur ».

Chef, je ne sais pas, mais récupérateur, oui ! Je dois avoir ça dans le sang.

Vous récupérez au sein du village ?

Oui un peu, mais surtout à l’extérieur. Tant qu’on ne l’a pas constaté par soi-même, on ne peut pas s’imaginer tout ce qu’il est possible de se procurer gratuitement. Et comme il y en a vraiment beaucoup, je cherchais des gens avec qui partager cette manne ; mais il y a beaucoup de réticences chez le pékin ordinaire. Ici, par contre, ça marche : je puis distribuer ces richesses.

Concrètement, qu’est-ce que vous récupérez ?

Il y a deux catégories : ce qu’on me demande de chercher et ce qui se présente spontanément. Par exemple, vous avez besoin de shampooing pour dans une semaine, eh bien je vais vous le procurer. Tout simplement parce que je connais des employés de l’hôtellerie qui en récupèrent dans les poubelles. Je passe les voir : « T’aurais pas quelques shampooing ? ». Bien sûr, si vous me demandez un truc très pointu, je ne peux rien vous garantir. Et la deuxième catégorie, c’est-ce qu’on trouve sans grand effort. Il y a quelques jours, je me suis procuré une palette entière de petits biscuits comme on en sert avec le café. Il s’agissait de restes d’une réception donnée par une firme pharmaceutique à l‘intention de médecins si j‘ai bien compris. Bien sûr, faut appartenir à quelques réseaux pour que l’information vienne jusqu’à vous. J’ai mis quelques années avant de devenir vraiment performant.

Et vous ramenez vos trouvailles ici ?

Bien sûr ! Le village est un peu ma famille, donc c’est lui que je soigne en tout premier lieu. La forme de distribution que je préfère est celle-ci : un soir, on organise un tirage au sort. Les présents inscrivent leur nom sur de petits bouts de bristol – récupéré, lui aussi, bien sûr – et, au fur et à mesure de la présentation des articles à distribuer, une main enfantine tire un nom au hasard. Il va de soi que si un chauve reçoit un peigne, ça déride l’assistance… En général, en deuxième étape, les articles changent vite de main : ça donne et ça reçoit à tour de bras ! Et il y a très peu de rebut. Le tirage au sort n’est là que pour répartir temporairement le matériel.

Vous pourriez vous contenter de déposer vos richesses, en invitant qui veut à venir en prendre ? Moins compliqué et peut-être aussi efficace, non ?

C’est justement ce que je veux éviter. Pour plusieurs raisons dont la première est que ces rassemblements distributifs sont des moments où apparaît une part du symbole autour duquel nous avons choisi de venir habiter ici.

Ici même, ce ne sont pas des palettes de biscuits que vous récupérez, je suppose ?

Non, ici, les habitants se débarrassent de ce dont ils n’ont plus l’usage, par exemple. C’est donc surtout de la « seconde main » , alors que de l‘extérieur il vient surtout du neuf. Mais les articles usagés entrent dans le même circuit que le neuf : tirage au sort, puis nouvelle circulation jusqu’au destinataire final. Il a existé dans le village un Système d’échange local, un Sel, qui fut très florissant. Et il y a encore des personnes qui échangent selon ce principe, d‘ailleurs. Mais la gratuité absolue, l’absence de comptabilisation centralisée, et le côté festif des séances que je vous ai décrites ont constitué une sérieuse concurrence pour le Sel. C’est vrai qu’au cours des séances que j’organise, il ne circule que des biens matériels. Je crois que si le Sel se maintient, c’est surtout pour les échanges de biens immatériels. Faudrait p’t’êtr’ que j’aille leur rendre visite un de ces jours.

Et, dites-moi, tous les villageois participent à vos séances ?

Non, il y a des réfractaires, qui ne sont pas entièrement convaincus paraît-il, que l’origine des produits soit absolument honnête. Et il y a ceux que ça n’intéresse pas. Le gros des bénéficiaires provient d’un quart ou un tiers de la population : certains d’entre eux ne manqueraient pas une séance !

C’est dans une baraque que se réalisent les émissions de la tv locale. G. en a été l’initiateur.

Est-il vraiment besoin d’une tv locale dans un village comme celui-ci ?

Je suis d’accord, ce n’est pas absolument indispensable. J’ajoute même que ça risque à tout moment de ne plus avoir de sens, si l’on n’y fait pas assez attention.

Mais alors, pourquoi ?

Oh, ce n’est pas d’abord pour faire circuler l’information locale ! Cette information doit circuler, à mon avis, par des tas de moyens très différenciés. Et il s’en invente tous les jours, d’ailleurs. Si nous nous avisions de nous substituer à ces moyens, ce serait dramatique. Un media, c’est quelque chose qui « se met entre », et qui peut donc tout fausser. Quand nous avons pu faire exister cette TV, ça a été pour faire par ce moyen ce qu’aucun autre moyen de permettrait de faire aussi bien.

Quoi, par exemple ?

Eh bien, par exemple, le groupe qui cherche à voir clair en ce moment dans la « filière poulet » ramène de ses explorations des documents filmés. L’annonce de la rencontre qui aura lieu sur la question dans quelques jours propose aux futurs participants de regarder à l’avance un montage de ces documents, visible à la demande dans l’internet. D’une part, ça permet de gagner du temps au cours de la rencontre. Mais surtout ça permet une pluralité d’expressions : nous exposons sur notre site un montage différent – il est notamment plus bref – de celui qu’expose de son côté l’un des animateurs de ce groupe sur son propre site. Nous assumons notre rôle de semi-professionnels de l’information, et favorisons en même temps l’existence d’autres expressions. Nous refusons d‘être « la voix de son maître » que sont aujourd’hui les médias, et nous expérimentons ce que peut bien être une Tv dans un autre système que celui-là. à toute petite échelle, bien sûr, mais cette échelle-là vaut aussi le coup. Par exemple, la charte de notre Tv stipule qu’aucune production émanant, directement ou non, du gouvernement du village ne peut y trouver place.

Vous vous définissez comme un laboratoire ?

Le mot ne nous fait pas peur. La contribution que nous faisons au village se cherche d’ailleurs en permanence. Et nous sommes prêts à tout arrêter du jour au lendemain si les symptômes d’une Tv ordinaire venaient à se manifester dans notre pratique. Nous avançons à tâtons…

On nous a parlé d’un grand chantier qui devrait vous occuper pas mal de temps…

Oui, il y a un travail de fond que mène une petite équipe. C’est parti de l’expression « l’enfer, c’est les autres ». Ici, chacun sait bien qu’il n’ « aime » pas tout le monde, ce serait trop beau. La taille du village permet pourtant à chacun de co-exister avec tout le monde, contrairement à ce qui se passe dans une communauté restreinte où les frictions sont courantes entre des personnes qui n’ont pas de solution pour s’éviter. J’en sais quelque chose, pour avoir antérieurement expérimenté plus d’une communauté de petite taille ! L’ambition de cette petite équipe est de produire, à partir des vécus très différents de gens d’ici – des vécus d‘avant, mais aussi des vécus de maintenant -, une contribution utile à la réflexion sur ce sujet. Actuellement, ils s’activent à partir de ce passage du roman « Relations d’incertitude » d’Elisa Brune et Edgar Gunzig.

G. indique, affiché au mur en grands caractères :

On ne comprend jamais ceux qu’on aime. Leurs sentiments, leurs intentions, restent toujours des poissons des grandes profondeurs. Alors que pour chacun, son propre ressenti est évident comme la terre au soleil. Chacun sait quand il souffre, désire, manque d’autrui. Ce qu’on ne comprend pas, ce sont les autres.

Il ne s’agit donc plus de savoir si on peut aimer tout le monde, mais si l’on peut même comprendre ceux qu’on aime.

Mais pourquoi la TV se mêle-t-elle de ce genre de préoccupations ? ça peut faire l’objet d’un livre, mais à la TV ?…

Tout simplement parce que cette élaboration pas à pas non seulement ambitionne de partir de situations réelles vécues ici, et dont les protagonistes acceptent de témoigner, mais a pour objectif de devenir un outil de réflexion accessible à tous.

Vous voulez dire « à tous les habitants du village » ?

Dans l’esprit de ses initiateurs, c’est un travail qui pourra se diffuser très largement. Mais, pour ma part, j’estime que même si ça se limite à aider le village à progresser sur ce qui a justifié sa création – les relations entre les gens – ce serait déjà pas mal !

Une Tv-miroir ?

C’est un peu ça, oui. Mais pas question de nous limiter à la surface des choses. S’il faut une formule, « Tv-activateur » me conviendrait mieux.

Tout de même, pourquoi appeler çà TV ? Si je comprends bien, vous êtes un atelier video qui diffuse ses productions via l’internet, mais une TV ?

Au tout départ, nous avons beaucoup réfléchi à l’appellation. Et si nous avons décidé que nous sommes une TV et pas un atelier vidéo, c’est parce que nous estimons qu’une TV citoyenne doit avoir le rôle que nous jouons : être un activateur de la vie publique. En l’occurrence, ici, un activateur de la vie publique locale.

Et auparavant ? Avant de venir habiter ici ?

Auparavant, j’avais acquis de l’expérience dans l’audiovisuel coopératif. Dans la ville où j’habitais, de plus en plus de gens filmaient en vidéo et nous avions évalué à 1% la proportion d’entre eux qui allaient jusqu’à les monter. Bien évidemment, ces bouts de vidéo ne quittaient donc jamais le cercle de la famille ou des amis. La « démocratisation » des outils audio-visuels n’avait donc guère permis la prise de parole dans l’espace public. à quelques-uns, des professionnels et des amateurs, disons ‘avancés’, nous avons décidé de consacrer du temps à donner un coup de main à des personnes qui s’engageraient dans des projets d’une certaine importance. Ainsi une sorte d’école populaire de vidéo vit le jour. Nous avons pu assister à des progressions fulgurantes : ça commençait par une scène en trois plans, ou un plan-séquence, et un an plus tard, c’était devenu un beau document.

Et ici, vous avez repris cette démarche aussi ?

Non, pas exactement. L’accent est mis sur ce que je vous ai décrit comme « la Tv locale ». Mais, à côté de ça, l’expérience antérieure se poursuit néanmoins d’une autre manière. Diffuser un film dans l’internet, c’est devenu aisé. Mais ça se diffuse surtout dans sa propre tribu qu’est l’espace linguistique auquel on appartient. Je mets de côté bien sûr les films muets présentant les facéties d’animaux qui n’ont pas besoin de sous-titrage pour être vus sur l’ensemble de la planète. Le frein à la diffusion des autres films vient de la difficulté de sous-titrer. Il faut disposer d’un outillage technique pour ça. Or cet outillage devient accessible. Nous avons donc décidé d’aider des personnes – qu’elles soient du village ou non – à se servir de cet outillage. Du coup, les offres et demandes de traduction peuvent aboutir à des réalisations concrètes. Nous constatons déjà des phénomènes s’apparentant à des jumelages. Récemment, des personnes d’un village voisin sont allés rencontrer, à Bali, des personnes qui avaient fourni un sous-titrage en indonésien à leur réalisation, initialement produite en français. Ce genre de démarche nous semble très nettement plus intéressant que ce que proposent les, comme on dit, « médias sociaux » comme Facebook, Mediapart, etc.

Visite à l’atelier « vélos » collectif, très spacieux

Nous sommes trois à consacrer à peu près un quart de notre temps à gérer le parc des vélos et leur utilisation. Disons que ça représente à peu près un temps complet, au sens de la législation du travail.

En tant que gouverneurs ?

Non-non, les gouverneurs ne gèrent pas. Nous ne sommes pas dans une économie administrée, ici ! Les gouverneurs peuvent être saisis – ou se saisir – de problèmes qu’on leur demande de résoudre, mais ils n’ont aucune compétence particulière qui leur permette de gérer. Moi, dans le pays d’où je viens, j’avais déjà une belle réputation en ce qui concerne l’entretien des vélos.

C’est donc vous qui « gérez » ?

Oui. ça veut dire par exemple que, comme vous pouvez le voir dans ce bâtiment, nous avons la charge de l’entretien des vélos.

Ces vélos sont collectifs ?

Oui, c’est l’une des contraintes auxquelles nous devons tous nous soumettre : pas de propriété privée des moyens de circulation. Au fur et à mesure des besoins, les vélos sont achetés par nous trois, ou par d’autres à qui nous confions cette tâche : par exemple, quelqu’un sachant bien négocier les achats accompagne souvent l’un d’entre nous, et c’est lui qui conclut l’affaire avec le vendeur. Tous les vélos sont d’occasion, c’est un principe qu’avait édicté le gouvernement dès le départ, et ça n’a pas été remis en cause. Notre tâche consiste à les rendre en permanence « comme neufs » !

Et si je voulais venir vivre ici en continuant d’utiliser mon propre vélo ?

Cela voudrait dire que vous n’acceptez pas l’une des rares règles qui manifestent que tout habitant accepte, en venant d’ici, de se mettre un peu en dépendance des autres. Le vélo a ici valeur de symbole. Mais vous trouverez peut-être un autre village où la marque de la dépendance portera sur un autre point, et qui vous conviendra…

Donc, vous achetez et vous entretenez ces vélos.

Pas seulement ! Le parc comporte présentement 93 vélos en état. Des vélos pour gosses, des vélos pour ’dames’ comme on dit, des vélos de ville pour hommes, et aussi des vélos tous-terrains, et puis plusieurs vélos de transport, des triporteurs pour les charges lourdes, comme celui que vous apercevez là-bas, par exemple, ainsi que des vélos-pousses – vous en avez certainement aperçu en vous promenant – pour notre réseau de transport en commun. Notre tâche consiste entre autres choses, par exemple, à vérifier que leur disponibilité au quotidien correspond aux aspirations et aux besoins des gens. S’il y a un petit problème, nous essayons de le résoudre ; mais si le problème est plus grave : hop ! il est transmis au gouvernement. Celui-ci va sans doute nous consulter, mais c’est lui qui décidera.

Il décidera quoi par exemple ?

Un exemple : si ceux du haut du village se plaignent de manquer trop souvent de vélos près de chez eux parce que ceux-ci ont tendance à stagner vers le bas, il faut revoir la situation. Peut-être s’avérera-t-il que le nombre total des vélos est insuffisant et qu’il faut s‘en procurer d‘autres ? Ou peut-être la situation sera-t-elle juste exposée dans un dazibao par le/les gouverneur/s en charge de ce problème, et la situation se réglera-t-elle d’elle-même par la suite…

Il n’y a pas d’engins à moteur dans tout le village ?

Si. Il y a chaque année une vieille voiture à l’occasion de la fête du village. Une relique du temps passé… Un peu de carburant est versé cérémonieusement dans le réservoir, puis démarrage, puis un tour du village avec à son bord un ou une gouverneur/e tiré/e au sort, qui joue le rôle d’une personne de pouvoir qu’elle choisit. L’an passé, la voiture était une Panhard qui avait un peu pris l’allure d’une « papamobile ». Et en fin de journée, il est d’usage que la voiture soit compactée « à la César ». Elle reste ainsi exposée une semaine ou deux avant d’être envoyée au rebut. Nous, les « vélos » – comme on nous appelle -, nous ne nous mêlons pas de ça. La voiture dispose de son propre garage et de ses bichonneurs qui sont, eux, des bénévoles.

A la différence de vous, qui êtes tous les trois salariés ?

Oui. Nous trois, nous sommes salariés. Il y a en outre des personnes qui viennent bricoler avec nous, des vieux, des jeunes. ça fait partie de notre job de permettre à d’autres de se faire la main.

Et qui vous paie ?

Nous sommes payés par l’impôt local, et nous nous conformons à la réglementation du travail dans ce pays. Vous savez sans doute que le village rémunère des personnes pour des tâches diverses. à l’heure actuelle, je crois que nous sommes une trentaine dans ce cas, tous payés au même tarif horaire, d’ailleurs, c’est-à-dire au Smic. Ce nombre a beaucoup varié d’une année à l’autre.

Question peut-être indiscrète : Vous avez perdu des revenus en venant travailler dans le village ?

Moi, non, mais je sais que mon autre collègue « vélo » a fait le choix de ne plus gagner que la moitié de son salaire antérieur. Et ça lui convient !

Et ce choix du temps partiel ?

En réalité, je travaille à temps plein pour le village. En plus de mon job « vélo », j’ai la charge avec quatre autres personnes de l’entretien et du nettoyage des espaces publics. Et du taf, y en a je peux vous dire ! Mais c’est le vélo que je préfère ! ça ne m‘empêche pas de le partager avec d’autres. Quand la fonction a été créée, au début de l’époque dite « des 400 », j’étais le seul dans le job : j‘ai même été recruté à cause de ma compétence dans ce domaine. Mais petit à petit, plutôt que d’augmenter mon temps dans cette fonction, j’ai accepté – ça n’a pas été commode au départ – de la partager avec un autre, puis avec un troisième, qui est une troisième, d’ailleurs : L. Vous devriez parler avec elle, vous allez voir, elle n’est pas banale…

Le village n’est pas si grand : nous voici en compagnie de L.

Vous êtes donc « la troisième vélo »…

Oui, certes, la « troisième vélo », puisque vous le dites ! Mais ça ne m’empêche pas d’être la première Va-Lisette, na !

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire que je m’occupe aussi des valises et que, vu mon prénom Lise, je me suis vite fait appeler Lisette. Vous me suivez ?

Vous « vous occupez des valises » ? C’est quoi ?

Ici, « Valisette », c’est moi ! Demandez où est « Valisette » et on vous dira où me trouver… Pourquoi ? Eh bien, parce que je suis une emmerdeuse, et bien connue comme telle…

Mais « s’occuper des valises », c’est quoi ?

Je vous explique. J’ai beaucoup trimé comme femme de ménage. J’en ai vu, des maisons. J’en ai vu des bonnes femmes comme ci et des bonnes femmes comme ça ! Eh bien, ce que ne savent pas beaucoup de bonnes femmes, c’est qu’une femme de ménage, aussi mal payée soit-elle, reste une femme comme elles. Inférieure, OK. Mal payée, OK. Mais, mais, mais, douée d’au moins autant de jugeote qu’elles !

Ça va, vous me suivez ? vous inquiétez pas, je vais répondre à votre question !

S’occuper des valises, eh bien, c’est s’occuper de tout ce qui est superflu. Par exemple, chez ces bonnes femmes.

Ici, vous vous occupez du superflu, c’est ça ?

Non, excusez-moi, mais si on prenait ce problème-là à bras le corps y aurait tellement à faire ! Je m’occupe d’un truc simple, archi simple, qui, lui, est superflu, vu qu’il encombre les greniers et les caves où on me demandait régulièrement de faire la poussière : le tas de valises. Vous avez des valises chez vous ?

Oui, j’en ai. Enfin, non, mes valises sont ici, avec moi.

Eh bien, c’est la plaie, ce truc-là ! Vous vous en servez tous les combien de temps ?

Je voyage pas mal, vous savez !

Et vous « avez » une femme de ménage ?

Non.

Tant mieux pour elle ! Qu’est-ce qu’on disait, déjà ?

« S’occuper des valises », c’est quoi ?

Eh bien, je m’occupe des valises d’un peu tout le monde, quoi !

C’est pas clair pour moi.

En résumé il y a beaucoup moins de valises ici que n’en auraient les mêmes habitants s’ils n’étaient pas ici. Je me suis fait confier le stock de valises de ceux qui voulaient bien se débarrasser de ces choses qui ne servent qu’occasionnellement, et mon rôle c’est d’entretenir ce stock. Voilà !

Tous ont donc abandonné leurs propres valises comme ils ont abandonné leurs propres vélos ?

Non. Pour les vélos, c’est obligatoire, et tout à fait exceptionnel. Rien de tel pour les valises. Mais je constate une progression du nombre de ceux qui me confient les leurs.

C’est vous qui avez créé l’emploi ?

Oui, avant moi, ça n’existait pas. Cette idée d’un stock commun de valises me tarabustait depuis longtemps. Dès que j’ai entendu parler de ce village, je me suis dit : pourquoi pas là ? J’y suis venue une première fois à l’occasion d’une « porte ouverte ». Mais je suis repartie en me disant « De quoi tu te mêles ? C’est pas pour toi, ces trucs-là ! ».

Et puis ?

Et puis, ça me tournait tellement dans la tête – vous allez me dire que c’est stupide, non ? -, et puis, eh bien, je suis revenue à la charge. J’ai dû faire impression, car on m’a demandé quand je voulais venir m’installer. J’ai répondu ‘demain’ !

Et vous êtes là depuis ’demain’ ?

Tout à fait !

Et vous vous occupez des valises ?

Oui, depuis ce jour-là, je m’occupe des valises. C’est devenu comme une mission, pour moi. Je ne pourrais pas vous dire pourquoi je le fais, mais je me découvre passionnée par ça. Je suis dans mon élément. Enfin, à 54 ans, dans mon élément !

Et si l’activité croît, accepterez-vous que quelqu’un d’autre vienne faire équipe avec vous ?

Ce sera difficile, je crois. Mais bon, on verra…

Une femme de ménage pas ordinaire

Je suis venue ici pour prendre du recul. J’ai présenté ma candidature comme potentielle femme de ménage, ou auxiliaire de vie, selon ce qui se présenterait. Je n’ai pas d’attrait particulier pour les vieux en fin de vie, mais je me suis dit « pourquoi pas ? ». Et c’est comme femme de ménage que j’ai commencé à faire mon trou dans la bourgade. Pour la suite, on verra. Mon employeur, une association, fait le lien entre offres et demandes, et c’est aussi elle qui m’emploie. Moi, je me contente de trimer : une fois chez l’un, une fois chez l’autre. Je n’ai pour le moment que trois clients chez qui je fais quelques heures chaque semaine. Pour le reste, c’est au coup par coup. C’est une bonne façon de faire connaissance, je trouve.

L’association emploie d’autres personnes que vous ?

Oui, nous sommes trois. Mais, au travail, nous sommes toujours isolées. J’espère qu’il en ira bientôt autrement : je viens d’« adopter » une jeune femme qui est en train de perdre la vue, mais qui pourrait tout à fait me seconder dans cette activité.

Et auparavant ?

Auparavant, c’était tout autre chose ! J’étais prof de philo dans un lycée de banlieue.

Et ça ne vous plaisait plus ?

C’est surtout moi qui ne me plaisais plus !

C’est-à-dire ?

En tant que philosophe, j’ai commencé à me poser de plus en plus sérieusement la question « Comment en sommes-nous venus à tomber aussi bas ? ». Je me suis rendu compte que je ne pourrais être d’aucune utilité pour mes élèves tant que je n’aurais pas vu clair dans cette question.

« Tombés aussi bas », que voulez-vous dire ?

Je veux dire que si le mot « humain » a un sens, nous nous sommes complaisamment laissés déshumaniser.

Vous ne parlez donc pas des statuts sociaux comparés d’une prof de philo et d’une femme de ménage ?

Bien sûr que non ! Je parle de ce que nous expérimentons à l’échelle de la société tout entière. De la machinerie qui nous broie presque tous, qui réduit progressivement nos libertés, qui nous piège par de la propagande bien masquée, et qui va jusqu’à nous empêcher de voir clair dans ce que nous vivons. Je préfère dire machination plutôt que machinerie, d’ailleurs. Moi-même, rompue à la réflexion philosophique, je suis aussi démunie que tout un chacun. Enseigner la philo m’était devenu impossible, certes, mais c’est surtout mon échec personnel à comprendre que je veux élucider en prenant du recul.

Un coup de balai ?

Oui. Et j’ai pensé qu’un environnement comme celui-ci m’y aiderait. Non seulement m’aiderait à changer d’activité sans que ça me coûte trop, mais aussi et surtout à y voir plus clair.

Et, résultat ?

Résultat, je me suis décidée à écrire un livre. J’y dépeins ma propre progression dans l’élucidation : les éclairages que je retiens après mûre réflexion, mais aussi la difficulté personnelle que j’éprouve à sortir de cette gangue où je me suis laissée engluer au fil des ans.

Par exemple ?

J’étais une militante. Une battante, même, dans ce domaine. En militant, j’estimais pouvoir me regarder dans la glace sans honte. Le monde allait mal, certes, mais je faisais ce que je pouvais pour y remédier, estimais-je. Allez plus loin eût été outrepasser mes forces. Il me semblait que le vrai problème était « tous ces gens qui ne se rendent pas compte, ou qui s’accommodent, etc., et qui donc huilent la machine. ». Et j’ai brusquement pris conscience que, moi aussi, je m’accommodais. D’une autre manière, mais tout autant et même plus que ceux que je regardais de si haut ! Au fond, je n’avais jamais remis en cause l’asservissement au productivisme, au développement et tout ça. Je me positionnais contre le capitalisme, mais pas contre le modèle dont il n’est que l’une des formes. Ce n’est qu’à partir du moment où l’on a commencé à évoquer le « développement durable » que – tilt ! – une petite lumière a commencé à se faire dans ma petite cervelle.

Vous n’êtes pas pour le développement durable ?

J’ai découvert que la machination y avait trouvé un nouveau carburant pour se perpétuer. Pas seulement le capitalisme, j’insiste, mais cet esclavage déguisé en liberté dont il fait son miel. Au fond, je sais maintenant que je ne militerai plus jamais pour un socialisme irréfléchi, aussi humanisé soit-il pour faire passer la pilule.

Et, de ce point de vue, ici, vous faites quoi ? Vous ne militez plus, donc, je suppose.

En ce moment, j’essaie encore de comprendre l’ampleur des dégâts. J’ai besoin d’en prendre la dimension. Et pour ça, je lis. Des choses que je ne me serais jamais abaissée à lire auparavant. En ce moment, par exemple, je lis Bernanos. Jusqu’ici, j’avais estimé que les problématiques de cet écrivain ne présentaient aucun intérêt pour moi. Il a fallu que je sorte de mon bunker idéologique pour trouver la voie de cet écrivain. Vous imaginez : une nana d’extrême gauche qui se met à lire Bernanos ? Mes anciens camarades, s’ils le savaient, se poseraient des questions sur ma santé mentale ! Je vous recommande la lecture de « La liberté pour quoi faire ? » ou « La France contre les robots » par exemple. Vous savez, on n’en sort pas indemne : on se sent vraiment con ! Je ne parle pas de l’intégralité de ces bouquins – il y a pas mal de pages dont je me contrefiche ! Ces livres sont des mises en garde de tout premier ordre, formulées il y a plus de cinquante ans. Quel est cet aveuglement qui m’a fait, malgré ma formation d’agrégée de philo, préférer le combat politique au combat civilisationnel ? Ce faisant, je contribuais à mon échelle à laisser s’instaurer la machinerie dont je ne contestais guère que la forme extérieure. Lisez aussi « L’abondance à quoi bon ? » de David Riesman, tenez ! Années soixante.

Mais, aujourd’hui, une nouvelle militance se préoccupe de décroissance, de solidarité et d’équité dans les échanges : n’est-ce pas là un combat civilisationnel au sens où vous l’entendez ?

Je sais, je suis au courant. Mais je ne veux pas me bercer de l’idée que ces gens-là seraient plus perspicaces que nous ne l’avons été. Il faut, aujourd’hui comme hier, une très grande lucidité pour déjouer les leurres qui se présentent. C’est là que je m’interroge. Je me demande si la partie n’est pas déjà jouée, les gens d’en face ayant acquis une puissance jamais égalée et à peine imaginable. Renouer avec la nature pour renouer avec la nature, par exemple, me semble un objectif loin d’être à la hauteur des enjeux. Dans le passé, les adeptes de cultes à la Nature l’appelaient volontiers « la salope », il est temps qu’on s’en rappelle !

Et que vous apporte, dans la démarche qui est la vôtre, le fait d’appartenir à ce village ?

D’abord, de l’air : j’ai un intense besoin de respirer. Ensuite, des relations au quotidien qui ressemblent à ce que je crois être la pratique normale d’une vie en société. Pas tout rose, certes, mais à l’opposé de cette existence globalement destructrice que l’on nous vend prête à consommer. Je me sens, y compris intellectuellement, infiniment plus libre que dans ma vie antérieure. Et, même si je n’ai pas encore une vue globale du village, je me sens en état d’y refaire surface grâce à la diversité – et à la bonté, il faut le dire – des personnes qui m’entourent. Même si je ne fais aucun pari sur mon avenir personnel, l’une de mes hypothèses serait de « vieillir pas con » comme ça se chante ici, et de mourir à cet endroit.

N’y a-t-il pas un petit air de défaite dans vos propos ?

Je ne le pense pas. Est-ce une défaite que de regarder plus lucidement comment, tant dans mon enseignement que dans ma pratique militante, je participais malgré moi à entretenir ce monde d’arnaqueurs, d’affameurs, de tueurs ? Est-ce une défaite que de se convaincre qu’on ne peut pas continuer comme ça ? Est-ce une défaite que de rechercher une autre voie ? Je ne le pense pas. Oui, je suis critique sur la manière dont même une prof de philo, qui dispose de tout l’attirail préventif de la pensée développée par les humains depuis qu’ils existent peut se laisser berner, tant par l’institution qu’elle sert que par le parti qu’elle cherche à développer. Oui, ma présence ici – je me félicite vraiment d’y avoir été recrutée – représente pour moi un nouveau départ. La défaite c’eût été, ce me semble, de ne pas l’envisager, ce nouveau départ !

Ce qui est troublant, dans vos propos, c’est que vous mettez au même plan votre ancienne activité professionnelle et la vie militante qui a été la vôtre…

Ca a été troublant pour moi aussi de le découvrir, je vous l’assure ! Mais voilà… Bernanos : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. Hélas ! la liberté n’est pourtant qu’en vous, imbéciles ! ». Je dois avouer que même une prof de philo peut éluder durant des années la question de savoir ce qui a de l’importance dans sa vie, ce qui donne lui un sens ! J’étais toujours tellement occupée…

Ici, vous aidez des lycéens à arpenter les territoires de la philosophie ?

Que nenni ! Je me suis donnée dix ans d’abstinence ! Ma propre parole est complètement dévaluée à mes yeux. Nous verrons bien ce qu’il en advient, une fois ces dix ans écoulés. De plus, vous savez à quoi me fait penser l’enseignement de la philo au lycée ? Au catéchisme.

Vous estimez impossible d’enseigner la philo autrement que comme un catéchisme ?

Comprenez-moi bien : je compare l’enseignement de la philo aux adolescents à l’enseignement du catéchisme aux enfants. Dans les deux cas, le risque est grand que le rite d’initiation accompli – la communion pour le gosse, le bac pour le jeune – ils s’empressent de jeter tout ça aux orties ! Vous trouvez, vous, que le doublement de la durée moyenne des études a entraîné un doublement de la sagesse dans la société ? Ce prétendu affranchissement tant vanté est un leurre. J’ai souvent parlé avec d’anciens élèves, devenus étudiants à l’université : pour nombre d’entre eux, la qualité de la formation qu’ils reçoivent est tout à fait secondaire, ce qu’ils veulent c’est la carte verte d’accès au supposé mirifique royaume des diplômés. On ne peut pas continuer comme ça !

Et pourtant, pas d’activité politique au sein du village, je suppose ?

Au sens que je donnais à ce mot, bien sûr que non ! Oui, je constate que bien des habitants sont en manque de repères politiques, et alors ? Les biscuits que je pourrais leur fournir sont frelatés. Vous savez, quand, avides de communautés, nous allions dans les entreprises en grève, c’était « pour la convergence des luttes » comme le disait notre vulgate. Mais pourquoi évitions-nous de nous solidariser pour de bon avec ces travailleurs que nous prétendions aimer ? Nous allions sur place quelques jours, ou quelques semaines, au maximum quelques mois, espérant pêcher un militant ou deux de plus pour notre organisation et, la fois suivante, nous nous solidarisions avec d’autres « travailleurs en lutte ». Mon choix, en posant ma candidature pour venir ici, ça a été de chercher à me solidariser dans la durée avec des gens dont je partage la commune humanité. Sans intention cachée. La « convergence » est incertaine, mais il y a quelque chance qu’elle ait lieu, et qu’elle ne se limite pas à ce « politique »-là. Je verrai bien ! Notez bien que je reste partante pour aller soutenir des mouvements sociaux réellement anticapitalistes, et même y emmener des gens d’ici. Mais pas dans les mêmes dispositions qu’auparavant !

Il doit bien y avoir quelques militants politiques ici, non ?

Oui. Surtout de gauche, bien sûr… J’espère que les diverses tendances représentées profitent d’être voisins pour se parler sans se mépriser. Pour ma part, je n’engage pas d’échanges sur ce sujet.

Tout de même, la critique radicale que vous portez à l’institution d’enseignement…

Ca aussi, c’est quelque chose que j’ai mis du temps à m’avouer ! J’y baignais dans une deuxième vulgate ! L’émancipation par l’enseignement, tu parles ! Cette institution recèle et entretient un problème civilisationnel majeur. Et elle est irréformable ! Tous ces jeunes pour qui elle n’a pas de sens, et qui pourrissent en son sein… C’est lamentable ! Cerise sur le gâteau, mon organisation syndicale revendiquait un supplément de scolarité obligatoire de deux ans! Mais, bon sang, celui à qui ça convient poursuivra sa scolarité au-delà de 18 ans sans qu’il soit besoin de l’y pousser par une loi ! Quant à celui qui y dépérit déjà, cet allongement équivaudrait à de l’acharnement sadique !

Vous voici femme de ménage…

Ce n’est pas une vocation en soi ! Je doute d’ailleurs qu’aucune femme de ménage vive sa condition comme une vocation… Mais c’est sur ce type d’emploi que j’ai postulé pour être ici – pas comme prof de philo, surtout pas – et pas comme militante politique non plus, vous imaginez bien. Alors, j’exécute mon contrat, celui qui me permet d’expérimenter ce que j’appelle un « pays virtuel ».

Vous avez aussi parlé d’une personne que vous avez « adoptée ».

L’adoption, ici, n’a pas le sens habituel. L’une des raisons d’être du village est de recevoir des personnes en difficulté. Avec deux principes comme « générosité » et « hospitalité », ça va de soi. Mais ce n’est pas le village en tant que tel qui reçoit : c’est aux habitants d’en faire leur affaire. Et c’est ainsi que, en accord avec sa famille, j’ai « adopté » R. Non seulement elle est en train de devenir progressivement aveugle, mais elle a toujours eu beaucoup de mal à se situer dans l’existence. Désormais, elle habite chez moi, mais je ne suis pas sa tutrice pour autant. En fait, j’épaule sa tutrice, je la seconde.

Laquelle habite aussi au village ?

Non, elle vit à deux cents kilomètres d’ici, dans la ville où j’enseignais auparavant.

Vous définiriez donc la communauté qui se vit ici comme un « pays virtuel » ?

Oui, j’ai l’espoir que nous soyons vraiment en train de créer ici un « pays virtuel ». Sans cet espoir, je n’aurais sans doute pas posé ma candidature. Si vous me permettez une image un peu osée : depuis Londres, de Gaulle n’a pas gagné la guerre, mais il avait créé un pays virtuel… Bien sûr, avant ce village, il existait diverses formes de communautés où les gens choisissaient de se regrouper. Pourtant, ce qui est nouveau ici, c’est qu’il s’y mène tout un tas d’expérimentations, certes minuscules, mais très diverses, très bariolées. Un vivier où d’autres pourront venir puiser, j‘espère.

L’un des fondateurs nous guide, à travers le village, jusqu’au quartier où il habite avec sa compagne.

Le quartier où nous habitons, vous le voyez, se présente comme un habitat très groupé : 30 logements autour d’une place. Ils sont tous identiques : cuisine et une salle au rez-de-chaussée, une grande pièce à l’étage + cave et grenier.

L’ensemble contraste fortement avec le reste du village.

Il a été bâti tout au début de l’aventure, à l’époque où il n’était de toutes façons pas possible d‘envisager un habitat plus lâche : les terrains avoisinants ne sont devenus constructibles qu‘un peu plus tard. Les habitats légers n’ont commencé à apparaître qu’après l’élargissement du village. Au tout départ, nous hésitions entre aménager en logements les bâtiments de l’ancien centre de vacances, ou créer quelque chose de plus adapté. Les coûts estimés étaient à peu près les mêmes. Finalement, nous avons retenu les deux solutions : une aile du bâtiment a été aménagée, et ces 30 logements ont vu le jour. Les logements du grand bâtiment sont conçus pour recevoir des groupes d’une demi-douzaine à une quinzaine de personnes. Ils ont d’abord servi à ceux qui recherchaient ici une vie collective intense. Maintenant, au fur et à mesure qu’il s’en libère, ils servent de premier point de chute aux nouveaux arrivants, qui peuvent ensuite migrer vers un autre habitat s’ils le souhaitent.

Et ce quartier où nous sommes, on le croit conçu selon la forme d’une goutte de liquide un peu oblongue.

Ah ! la forme elle-même a fait l’objet d’intenses discussions : rond, carré, ovale, etc. Ce qui plaisait à toutes les personnes concernées : une place centrale. Mais quelle forme lui donner ? Le carré était moins cher. Mais finalement, nous avons opté pour la « poire ». C’est d’ailleurs ainsi qu’est désigné le quartier. Et il a vite été décidé que l’ensemble ne comporterait ni bâti collectif ni même équipement collectif comme des jeux pour les enfants par exemple : rien que des petites maisons entourant une vaste pelouse. Pour se rendre aux locaux à usage collectif il est nécessaire de « sortir », condition pour éviter un fonctionnement en vase clos.

Que toutes les maisons soient identiques n’est pas l’effet du hasard, je suppose ?

ça a été amplement discuté aussi ! Les partisans d’une très grande diversité ont fini par se ranger aux arguments de ceux qui optaient pour cette unité visuelle qui caractérise la « poire ». L’argument de poids fut celui des coûts : répliquer trente fois un même modèle sur un même chantier est bien sûr moins dispendieux. L’autre argument fut que nous devions travailler dans l’urgence, et que ceux qui avaient d’autres projets pour leur logement trouveraient à les réaliser plus tard, ailleurs. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé, puisque nous ne sommes plus, je crois, qu’une première moitié des premiers occupants. Pour ma part, je n’ai aucune envie d’aller ailleurs !

Il existe une grande mobilité au sein du village, je crois ?

Oui, ça va et ça vient. ça vit, quoi ! Il arrive même que ceux qui ont fait construire à titre privé changent de logement. Le principe est que l’environnement global étant inchangé, mais la vie entraînant des modifications quant aux préférences, il est encouragé d’expérimenter diverses manières d’habiter ici. Nous, nous n’avons pas bougé, mais j’en connais qui en trois ans ont déménagé trois fois.

Ce qui frappe, c’est qu’ici l’entrée principale des maisons se trouve sur la façade extérieure, côté rue, et non du côté de la place.

On dit ici souvent que nous mettons en œuvre un communisme pas mal individualiste. Ce n’est pas faux. Nous avons, en effet, veillé dès le début à assurer une possibilité pour chacun de s’abstraire des contacts au quotidien si c’était son choix. Certains habitants passent de préférence à pied par la place pour se rendre ailleurs dans le village, mais d’autres non : ils passent plutôt par la rue. Côté rue, chaque maison a aussi son petit jardin privé, qui est clos ou non selon les cas.

Visite à A., devenu brusquement très dépendant alors que, jusqu’à 87 ans, il était parfaitement autonome.

Je suis venu ici – plus exactement j’ai été recruté ici – après le décès de mon épouse. Nous avions déjà entendu parler du projet, mais elle, elle ne se sentait pas capable de s’adapter. L’idée lui plaisait au moins autant qu’à moi, mais elle avait peur de ne pas être à la hauteur. Avec son accord, j’avais posé ma candidature pour le cas où elle mourrait la première. Je ne me voyais pas garder l’appartement où nous avions vécu pour y demeurer en solitaire. J’ai toujours aimé voir du monde. Et puis, cette expérience m’attirait. Bien sûr, la perspective de devenir dépendant a beaucoup joué. Je n’avais aucune envie de me retrouver à ce moment-là – c’est-à-dire maintenant, en réalité – en maison de retraite. Je n’aurais d’ailleurs pas eu les moyens de payer. Et, garder l’appartement en ne voyant y passer, de toute la journée, que des professionnels de soins et d’aide, je craignais beaucoup de dépérir dans cet environnement. Je suis arrivé ici il y a un an, j’ai eu le temps de faire connaissance avec les gens, avec les divers modes de vie des uns et des autres, d’être d’accord avec certains et moins avec d’autres, pour constater que, tout compte fait, j’y trouvais bien la sérénité que je recherchais. Et puis voilà : cette chaise roulante, qui est désormais mon seul moyen de circulation…

A l’origine du village, il y avait ce slogan « Vieillir pas cons »…

C’est d’abord ça qui avait attiré mon attention. Je crains par-dessus tout la dégradation que peut entraîner la vieillesse. Mon épouse a levé l’ancre sans avoir eu à connaître ça, tant mieux pour elle. Et je veux, moi aussi, éviter cette épreuve autant que faire se pourra. Je suis membre de « Le droit de mourir dans la dignité » et j’espère pouvoir prendre congé de manière humaine.

Question peut-être un peu brutale : vous sentez-vous dégradé depuis que vous avez perdu une partie de votre autonomie ?

Je ne passe pas mon temps à m’interroger à ce sujet, mais tout de même j’en suis venu à me rassurer : ne plus pouvoir s’habiller seul, prendre un bain seul, et même parfois – ça dépend des jours – manœuvrer seul ma chaise roulante, ce n’est jamais qu’un retour à ce que nous avons tous connu quand nous étions petits !

Quelqu’un vous aidait tout à l’heure à lacer vos chaussures. Au début, était-ce difficile à admettre ?

Pas tant que ça. Vous savez, à mon âge, l’esprit s’y est fait ! Et, ici, on s’encourage mutuellement à se préparer concrètement. Certes, je n‘ai pas d‘atomes crochus avec tous les vieux et les vieilles que je croise ici, mais il y en a tout de même avec qui j‘ai plaisir à évoluer. Pour en revenir à votre question, ce n’est pas la dépendance, telle que je vis, qui m’affecte. Ce qui me serait difficile à supporter, ce serait – que mon état s’aggrave ou non d’ici la fin – de ne plus vivre un peu normalement à cause de ça.

Alors : comment vit-on « un peu normalement » dans ce village, quand on est vieux et dépendant ?

Je continue, par exemple, à participer deux fois par semaine aux séances de « joute de mots croisés ». J’ai toujours aimé les jeux de société, et ici, j’en ai abondamment l’occasion, car il n’y a pas que cette joute. évidemment, cela fait bien longtemps que je n’ai plus shooté dans un ballon, mais j’adore la règle du jeu très spéciale qui prévaut ici, et je suis souvent sur le bord du terrain. C’est vrai que le jour où je ne pourrai plus du tout participer aux joutes, ou aller applaudir le match, j’aurai mal…

Cette préparation dont vous avez parlé, concrètement c‘est quoi ?

Mon initiation a commencé il y a trois mois, brusquement. Bien sûr, je savais que ça pouvait m’arriver un jour ou l’autre, et j’avais donc commencé à m’y préparer, comme le font, je pense, tous les vieux ici. Je commence par le plus amusant : on se familiarise avec le fauteuil roulant. Déjà, quand j’étais jeune, je m’étais beaucoup amusé avec le tricycle de ma grand-mère, que l’on faisait avancer en pédalant des bras ; ma grand-mère avait perdu très tôt l’usage de ses jambes. Piqûre de rappel, ici, avec un vrai fauteuil roulant… Une vingtaine de personnes du village, des jeunes comme des vieux, se sont portés volontaires pour véhiculer à la demande des personnes en fauteuil roulant : c’est avec quelques-unes d’entre elles que je m’étais entraîné. Une manière comme une autre de faire connaissance… On s’entraîne à manœuvrer et aussi, les jambes plus ou moins entravées, à se diriger vers le fauteuil et à en sortir pour regagner son logement ou se poser sur la toilette, par exemple. Il y a d’autres personnes qui sont volontaires pour passer du temps avec une personne aux mouvements limités, par exemple une personne alitée, ou un handicapé, ou un vieux : j’avais donc, aussi, fait un peu connaissance avec quelques-unes d’entre elles. Et, depuis quelques semaines, elles sont venues, tantôt l’une tantôt l’autre, me rendre visite. C’est important, car ici je suis loin de ma famille et, en arrivant, je ne connaissais personne. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’il est plus facile pour un vieux que pour un jeune de rencontrer d’autres habitants, ce serait mentir car les occasions sont extrêmement nombreuses pour qui le veut bien, mais j’ai vraiment apprécié ce processus. D’ailleurs, j’ai moi-même fait partie de ces volontaires, allant rendre visite à peu près chaque jour à trois personnes avec qui le courant passait bien, deux vieux qui ne sortaient quasiment plus, ainsi qu’une jeune tétraplégique. J’espère pouvoir reprendre ça bientôt.

La vie quotidienne a-t-elle changé depuis que votre propre dépendance est là ?

Pour l’heure, je suis toujours dans le logement qui m’a été attribué – et que j‘ai choisi – en arrivant, mais en raison de ce qu’il me faut bien appeler mon handicap je vais bientôt en occuper un autre, qui sera de plain-pied : une unique grande pièce avec un coin chambre, un coin toilette, un petit salon et une kitchenette. Ce type de logement, je l’avais aussi non seulement visité auparavant en rendant visite aux deux vieux dont j’ai parlé, mais même expérimenté à l’essai durant quelques jours. Ces logements spéciaux sont contigus, un peu comme un motel, ce qui permet aux personnes chargées des soins corporels de ne pas avoir à se déplacer en permanence d’un bout à l’autre du village. Elles ont sur place des locaux professionnels. C’est très bien conçu, je trouve. Vous avez sans doute vu que, dans ce « motel », un logement sur deux est occupé par une personne non dépendante : il s’agit pour partie de personnes habilitées à recevoir chez elles des personnes dépendantes, ou qui sont en cours d‘habilitation. Administrativement, ce nouveau logement constituera mon nouveau domicile, et les soins que je dois désormais recevoir seront aussi considérés par la Sécu, là-bas, comme « soins à domicile ». Tout cela implique un tas de démarches : pour ce genre de tracasserie administrative et de paperasse, il y a aussi une demi-douzaine d’habitants qui y consacrent bénévolement du temps. C’était un point qui me souciait particulièrement : je n’ai jamais aimé ces tâches-là, je laissais souvent traîner les choses, et c‘était d’ailleurs la plupart du temps ma femme qui s‘en occupait. Et puis aussi, je me demandais comment ces relations avec ci ou avec ça pourraient de passer le jour où, quasi obligatoirement si je vis encore quelques années, mes facultés mentales laisseront un peu plus à désirer. Pour le moment, j’en suis là. Pour la suite, on verra… Mais, à ce stade, je me félicite d’avoir cherché à venir habiter ici. Et grand merci à ceux qui ont accepté ma candidature. Pour la suite, c’est un mystère. Mais j’aimerais n’avoir jamais à connaître de ces maisons de retraite où les vieux n’ont pas d’autre compagnie que d’autres vieux, tous un peu déglingués, et des personnels de soins qui sont au travail, c’est-à-dire eux-mêmes un peu stressés !

Vous avez parlé de votre recrutement : comment s’est-il passé ?

Vous savez sans doute que, si vous voulez être admis, il vous faut donner des gages. Mais il n’y a pas de critères fixes. Au moment où j’ai posé ma candidature, je ne pouvais pas savoir si, au cas où ma candidature serait acceptée j’aurais même l’opportunité d’y venir, puisque ma femme ne voulait pas de ce chamboulement dans sa vie, et que je n’envisageais pas d’y venir seul de son vivant. Je me suis contenté d’exposer ma situation – je me disais que, avec ce slogan « vieillir pas cons », il leur fallait bien peupler le village de quelques vieillards ! – et d’indiquer les services que je pouvais encore rendre. Je n’ai aucun problème pour lire, aussi ai-je déclaré que je me proposais pour effectuer régulièrement une lecture de journaux à voix haute. Je l’ai d’ailleurs fait un peu, à mon arrivée, mais j’ai dû abandonner car ma voix n’est plus ce qu’elle était ! Suite à ma candidature, j’ai reçu une invitation pour une semaine de découverte du village. à cette occasion, des gouverneurs ont dû me tester un peu, je suppose. Et j’ai été déclaré « bon pour le service », c’est l’expression consacrée. Je crois que ça a pas mal rassuré ma femme qui, à ce moment-là, se sentait déjà partir. Je me suis abstenu de lui dire qu’il me restait encore à franchir l’étape du tirage au sort. Ce n’est qu’après son décès que je me suis à nouveau manifesté auprès du village, et que j’ai appris que l’on m’attendait « quand je voudrais ». Un mois plus tard, j’étais là. Permettez-moi de revenir sur la question de la préparation. Si, il y a vingt ans, quand mon état-civil m’a rappelé que j’approchais de la septantaine, j’avais omis d’être réaliste, j’aurais fait aujourd’hui partie de ces vieux malheureux de l’être. à cette époque, j’avais mille occupations et centres d’intérêt, j’avais même des projets ! J’ai pourtant commencé à prêter attention à tous ces signes de dégradation que je présentais. Et la conclusion en a été que je devais réduire progressivement la voilure avant même d’y être contraint. Si vous n’êtes pas préparé à mourir sans état d’âme, vous ne pouvez pas bien vieillir. C’est mon opinion.

L’une des gouverneurs

Vous êtes cent gouverneurs : parmi eux, quelle est votre fonction ?

Je suis membre du gouvernement depuis quatre mois, maintenant. Les premières semaines, en dehors des rares réunions plénières du gouvernement, j’ai passé le temps que j’y consacre à comprendre de quoi il en retournait : pourquoi ce fonctionnement ? comment ça marche ? quels résultats jusqu’ici ? et aussi : quoi y faire ?

Le temps que vous y consacrez, c’est-à-dire ?

A peu près un jour par semaine. Chacun est libre de fixer l’ampleur de sa contribution, et j’ai estimé que je ne devais surtout pas y consacrer trop de temps : les autres activités que j’ai, dans le village comme en-dehors, me prennent pas mal, et je n’avais aucune envie de me surcharger.

Alors : quoi y faire ?

Les sujets de préoccupation sont nombreux, et ils seront sans doute sans fin ! Certains, par exemple, élaborent en ce moment un projet pour une nouvelle génération de toilettes dites « sèches ». D’autres sont en train de considérer la place de la petite enfance dans le village. Nous, ce qui nous occupe, à cinq, c’est de trouver quelques solutions au « différentiel » qui existe, au plan administratif, entre les règles internes et celles qui s’appliquent dans le pays auquel nous appartenons.

Il s’agit de « droit » ?

Oui, appelons ça comme ça. Au sens très large, puisqu’il faut y inclure aussi l’espèce de droit coutumier, non écrit, qui prend forme ici.

Exemple ?

Exemple, la notion de domicile. C’est là-dessus que je suis en train de me creuser la tête en ce moment, alors parlons-en. Ce n’est pas simple. Dans ce pays, les termes « habitation » et « domicile » représentent souvent la même réalité, même si, pour diverses raisons, on peut être « domicilié » ailleurs que là où l’on habite. Généralement, lorsque vous déménagez, vous changez d’adresse, mais vous changez aussi de domicile. La réglementation exige même que vous vous mettiez en règle à cet égard dans certains délais. Problèmes, ici : primo, il n’y a pas d’adresse au sens habituel du terme, et deuxio nous cherchons comment cette question du domicile peut être réglée au mieux dans notre situation : il y a beaucoup de mobilité au sein du village, elle est même très encouragée, et s’il faut changer de « domicile » à chaque changement, ça n’en finit plus.

Vous n’avez pas d’adresse précise ?

Je prends le cas du courrier. Nous faisons comme dans d’autres pays, au Japon, par exemple : pour m’envoyer un courrier, vous écrivez une lettre à l’adresse « la grande maison de bois derrière la maison du gardien », et ça arrive. ça exige un peu de gymnastique de la part des facteurs, mais ils l’ont toujours bien pris jusqu’ici. Et nos correspondants, ça les amuse aussi ! L’administration, un peu moins…

Pourquoi cette situation ? C’est un refus d’être mis en boîtes ?

Les rues n’ont pas toujours eu de nom, et les habitations n’ont pas toujours eu de numéro, dans ce pays. Imaginez que nous voulions donner des noms aux voies où nous circulons ici : le mot « rue » serait déplacé, et je ne parle pas des problèmes pour leur choisir un nom ! Mais la question qui me préoccupe, c’est celle des mutations de logements dans le village qui entraînent normalement l’obligation de modifier l’adresse du « domicile ».

Pourquoi tout le monde n’aurait pas son domicile « chez X. », l’un des habitants peu mobiles ?

Nous y avons pensé. Ce n’est pas aussi simple : imaginez que ce « peu mobile » décide d’aller voir ailleurs ! La piste que nous creusons en ce moment : nous demanderions tous a être considérés comme « gens du voyage », avec une adresse purement administrative à la mairie de la commune dont nous dépendons. Intéressant du point de vue des relations extérieures, mais hélas, les communes ne sont pas tenues d’accepter les demandes. Elles peuvent, par exemple, faire valoir que le quota de 3% de gens du voyage serait amplement pulvérisé : la commune, avant la création de notre village, ne comptait que quatre cents habitants ! Nous pourrions aussi envisager de nous répartir administrativement entre diverses communes aux alentours. C’est à voir. Si c’est jouable, ce qui était au départ une difficulté pourrait ainsi se transformer en un atout : en effet, si nous nous inscrivons sur les listes électorales de ces communes, si nous nouons d’autres liens administratifs avec elles, nous agissons contre le risque de repli sur nous-mêmes. Mais voilà : il y a un risque que nous modifiions ainsi l’électorat de ces communes, et je n’ai pas de dessin à vous faire concernant l’accueil que de telles demandes pourraient provoquer dans les communes concernées ! Bref, ce n’est pas commode. Certains, ici, vivent déjà sous ce statut de « gens du voyage » et, avant d’arriver dans le village, ils étaient domiciliés dans diverses communes. ça les oblige à pointer avec un intervalle grand maximum de six mois auprès d’un officier de police judiciaire, mais ils estiment que ça leur convient.

Ok, c’est plus clair. Le « différentiel », je me demandais si j’allais être au niveau, mais je crois que j’ai compris. Comment une décision sera-t-elle prise, si tant est que vous parveniez à une proposition ?

Le mécanisme en vigueur actuellement – ça n’a pas toujours été ainsi – est le suivant : au sein du gouvernement, un petit comité s’autosaisit d’une question ; il n’a pas à recevoir de validation ; quand il estime que sa proposition tient la route, c’est-à-dire après que, informellement, tous ceux que ça intéresse dans le village aient eu leur mot à dire, et que le comité ait fait son choix, il la propose en séance plénière ; un délai minimum de deux mois est fixé avant lequel la plénière ne peut pas en faire une proposition « du gouvernement » ; quand ce délai est atteint, généralement pas mal de discussions ont à nouveau eu lieu, formelles et informelles, et il en sort – ou non – une proposition « du gouvernement ». Oui, si une unanimité (il est convenu que 99 voix sur cent suffisent) a été trouvée. Non dans le cas contraire. Il se peut que cette question reste donc un certain temps pendante au point que, lorsqu’une voie de solution apparaît, les membres du gouvernement qui avaient formulé la proposition initiale ne soient plus dans le coup. C’est déjà arrivé. Si le gouvernement accouche de l’unanimité, il ne produit encore, à ce stade, qu’une proposition : pas une décision. Tout cela peut paraître compliqué et bien formel, mais dans les faits les choses se passent souvent sans problème. Et puis, quelquefois, une autosaisine ne conduit pas à une proposition de décision : il n’en résulte qu’une information qui sera diffusée via nos fameux dazibao. D’ailleurs, pour le sujet qui me préoccupe en ce moment, il n’y aura peut-être jamais de décision, alors même qu’une nouvelle modalité se sera tout de même mise en place.

Je ne comprends pas.

Le gouvernement n’interagit pas – il n’en a pas le droit – avec l’extérieur. Ce qui veut dire que, s’il « propose » que soit privilégiée la domiciliation administrative dans des communes de la région, les démarches seront faites par les intéressés eux-mêmes : aucun membre du gouvernement n’ira, ès qualité, rencontrer par exemple les élus ou le préfet pour leur faire part de leur « proposition ».

L’expérimentation quant à la « gouvernance » comme on dit savamment désormais est certes intéressante, mais j’entrevois quelques difficultés. Un : que ça soit toujours les mêmes qui soient aux commandes, malgré les précautions prises – ou peut-être à cause de ces précautions -, soit parce qu’ils ont une grande gueule, soit parce qu’ils sont rodés à ce genre de fonctionnement. Deux : puisqu’il s’agit d’autosaisine, après tout, des problèmes évidents mais dont personne ne veut s’occuper ne restent-ils pas en suspens ? Mes craintes sont-elles fondées ?

Pour la seconde, il me semble que quelle que soit la forme du gouvernement, sous quelque latitude que ce soit, des problèmes évidents ne sont pas pris en compte. Ce que vaut notre contribution, je ne le sais pas, mais ce que je sais c’est que tout ce qui peut permettre débusquer des niches de pouvoir injustifié est à promouvoir. Vous voyez : je défends à cent pour cent notre expérimentation, et pourtant j’ai mis pas mal de temps à me convaincre de son bien-fondé (rires) ! Des grandes gueules et des « plus rodés », oui, ça existe. La question est : comment on fait avec, au jour le jour ? Je ne constate pas, jusqu’à présent, de problème de ce côté. Vous me direz, c’est parce que je fais sans doute partie des « plus rodés » !

Théâtre & Compagnie

J’ai plusieurs d’activités. Par exemple, je fais du théâtre au village. Nous avons monté une belle compagnie, composée de gens du village, qui est susceptible de présenter des pièces à l’extérieur, n’importe où dans le pays et même au-delà. Sept ou huit personnes ont un statut professionnel. On se débrouille pour donner aussi des rôles à d’autres personnes qui font du théâtre en amateur, en essayant de les rendre vraiment très très pointus. Nous sommes des professionnels à l’extérieur. Mais quand nous jouons ici, nous nous considérons comme des amateurs : nous jouons gratuitement.

Vous aviez déjà cette activité auparavant ?

Oui, j’avais déjà cette activité auparavant, mais la compagnie est née ici. J’en suis à l’origine. Pour subvenir à mes besoins économiques, ainsi qu’à ceux de la compagnie, je vends des objets de récupération sur internet : certains, je les récupère gratuitement, d’autres, je les achète à un prix respectable et je les vends aussi à un prix respectable.

Cette activité, vous la pratiquiez aussi avant de venir au village, ou vous l’avez inventée ici ?

Je la pratiquais déjà avant. J’écris, aussi. Et il y a une autre activité que j’ai découverte au sein du village. J’écoute les gens qui ont des problèmes, pas forcément psychologiques, mais plutôt spirituels : des inquiétudes, par exemple. C’est une espèce de coaching. J’applique mes expériences et les techniques du théâtre pour faire de l’expression corporelle, par exemple. Je discute beaucoup avec les gens.

Vous faites payer ?

Non, c’est gratuit. Mais je ne fais ça que pour les gens du village.

Beaucoup de gens viennent vous solliciter ?

Ah oui, je suis « complet » tous les jours. En échange, s’ils veulent – ce n’est pas obligatoire – ils peuvent m’offrir quelque chose : une tomate, ou un thé, ou un objet qui selon eux peut me servir pour subvenir à mes besoins d’existence. Mais ça n’est pas obligatoire.

Vous dites avoir découvert cette activité au village : est-ce que ça veut dire qu’il y a plus de problèmes dans le village qu‘ailleurs ?

Non, je pense que tous ces problèmes sont inhérents à l’être humain. Mais comme nous sommes dans un système d’exploration, il y a plus de doutes, de questions sur soi et sur les relations avec autrui. Je peux donner des conseils pour mieux exprimer sa colère, par exemple, ou manifester sa timidité, ce qui dans notre société à l’extérieur du village sont des choses négatives, alors qu’à l’intérieur, ça peut devenir un atout.

Une contestataire

Je suis au village depuis à peu près trois mois. Je me sens super bien, en ce qui concerne les rapports avec les gens. Le système « y a pas de système », le fait d’explorer toutes ces possibilités me fait me sentir bien. Mais il y a une chose avec laquelle je ne suis pas du tout d’accord. J’ai postulé, puis j’ai été retenue. Mais j’ai un copain qui, lui aussi, a fait la même démarche sans être retenu. Je trouve ça injuste : à mes yeux, ils lui ont complètement coupé la possibilité alors qu’il se sent capable, et moi aussi je sens qu’il est capable. Je pense que toute personne qui effectue la démarche a, en soi, la volonté de faire des choses nouvelles. Et je considère que si cette personne est capable de vivre avec moi, par exemple, et que je suis moi-même capable de vivre avec les autres, c’est comme une chaîne, elle est capable aussi de vivre avec les autres. C’est-à-dire que c’est une extension de moi, et aussi c’est une individualité. Mais j’hésite énormément à quitter le village rien que pour ça, parce qu’il y a une petite chose qui me paraît injuste. ça me pèse énormément même s’il y a plein de choses positives qui peuvent se créer. En même temps, je suis consciente que, quand j’ai décidé de venir au village, c’était complètement individuel. Je savais qu’il y avait la possibilité soit qu’il ne soit pas retenu. Mais j’aurais aimé au moins que ça ne soit pas en raison d’une décision humaine : quelque chose comme le hasard, le tirage au sort, une décision qu’on peut peut-être plus respecter parce qu’elle est presque divine.

Si le tirage au sort avait seul été en vigueur, vous auriez accepté ?

Oui, oui, j’aurais accepté complètement, parce qu’en ce cas-là il n’y a aucun humain qui décide de ma vie. C’est la chose qui me choque le plus dans le système extérieur : on est toujours soumis à un regard, à une approbation d’autrui. Tu es bonne pour être étudiante, tu aptes à être pauvre, tu n’entres pas dans une boîte de nuit parce que tu es arabe, ou tu entres parce que tu es très belle, ou tu es bienvenue dans notre pays parce que tu es étrangère… Que ce soit en positif ou en négatif, il y a toujours une décision d’autrui sur notre vie, et ça c’est la chose qui peut-être m’a marquée le plus et que je déteste. Et voilà que je constate que c’est la barre pour entrer au village. Du coup, ça m’inquiète.

Un anti-libraire

Je viens d’arriver dans le village. Je me suis dit que ça doit être un bon endroit pour exercer mon métier un peu différemment. Je suis libraire, mais je rêve de faire ce métier autrement. Je me prépare à être anti-libraire.

C’est quoi, un anti-libraire ? Aïe, aïe (rires) ! Et pourquoi cela serait-il plus facile ici ? Plus adapté ?

Eh bien parce que le village semble prometteur en terme de projets un peu différents quant à l’imagination. Il ne s’agit pas de répéter les processus classiques en vigueur dans le système. J’ai envie d’explorer ce que pourrait être un libraire-mais-qui-ne-l’est-pas, à cause justement du système qui nous oblige à suivre des chemins tout tracés. Donc voilà, je me déclare « anti-libraire ». Effectivement, les mots précèdent la fonction, car je ne sais pas encore trop bien ce que ça pourrait être, mais « personne ne va aussi loin que celui qui ne sait pas où il va » (rires).

Qu’est-ce qui pose problème dans la fonction de libraire ?

C’est tout le côté marchand, devoir remplir le tiroir-caisse. Le libraire, c’est un commerçant comme un autre, sauf qu’il vend des livres. Or justement, pour moi, le livre n’est pas un produit comme les autres… ou en tous cas j’aimerais qu’il ne soit pas que ça. Et le village me semble un bon endroit pour tester…

Vous n’avez pas encore instauré la fonction d’antilibraire ?

Non, non, mais j’ai quelques pistes.

Ce sera un local ? On y vendra des livres ?

Oui, l’antilibraire ne nie pas le côté « libraire ». On peut imaginer que des livres soient vendus, mais j’espère plutôt les vendre aux gens de l’extérieur, et pouvoir les offrir gratuitement aux villageois. La fonction de libraire vers l’extérieur pourrait financer l’antilibrairie à destination des gens du village.

Ce que vous espérez, c’est une zone de gratuité un peu expérimentale. Comme ceux qui font du théâtre, payant à l’extérieur mais gratuit à l’intérieur. Quelqu’un a aussi parlé du marché où les biens seraient échangés durant la première heure, mais donnés une fois passée cette première heure.

Oui voilà, ce genre de pratique, par exemple, me semble aller dans un sens intéressant…

Mais les livres ont un coût : comment allez-vous faire pour les donner ? Si vous êtes un commerçant qui achète des livres pour les donner, cela signifie une perte.

La différence, c’est que je suis un peu récupérateur, et même très récupérateur. Et des livres, je me fais fort de pouvoir en récupérer en grosses quantités sans les acheter, ou à très, très bas prix. Franchement l’approvisionnement, ce n’est pas ce qui m’inquiète. Je sais par expérience que lorsqu’on s’installe comme bouquiniste (en boutique ou sur les marchés), il ne se passe pas une semaine sans qu’au moins une personne ne vous contacte pour que vous la débarrassiez de ses livres. Imaginez-vous, rien qu’en France, les éditeurs eux-mêmes envoient déjà 100 millions de livres par an au pilon. Des livres neufs qui ne sont même pas entrés dans le « circuit » ! Ajoutez-y le « désherbage » régulier des bibliothèques publiques, etc. Alors pensez au rebut total. Tout le monde ou presque a des livres qui l’encombrent et souvent ne sait pas qu’en faire. La société est tellement consommatrice-et-gaspilleuse de livres, que ce n’est vraiment pas un problème d’en récupérer.

L’avantage du livre, en effet, c’est qu’il n’est pas périssable.

C’est plus difficile, en effet, de récupérer de l’alimentation, mais ça n’est pas impossible : moi-même je ne me nourris presque que comme ça. Mais oui, l’avantage du livre c’est qu’on peut stocker indéfiniment ceux qu’on récupère. Mais l’idée de l’antilibrairie, c’est aussi de ne garder que le bon pour le village, parce qu’il y a aussi beaucoup de déchet ou en tout cas de…

Et que fait-on du déchet ?

Ben on le vend ailleurs (rires) ! Ou on peut aussi le brûler : je compte bien faire ça, un « nautodafé », provocateur surtout aux yeux des gens de l’extérieur, parce que je crois que les gens du village ça les provoquera moins.

Vous en êtes si sûr ?

Peut-être pas en effet, car le livre est tellement porteur de sacralité et de sens… Plus que n’importe quelle autre chose. Oui, ça choquera peut-être aussi les gens du village. Mais j’espère que de la provocation naîtra une réflexion.

Dans votre itinéraire de libraire devenant antilibraire, le village constitue une étape ou un aboutissement ?

Ce n’est qu’une étape. Antilibraire, ce n’est pas une fin en soi. C’est juste une étape vers toujours plus d’allègement : ne garder que le meilleur et brûler le reste, s’alléger. Ce n’est qu’une étape. à terme, chacun pourra, comme dans Fahrenheit 451, « être un livre » et le transmettre de manière orale.

Un retour à la tradition orale ?

Presque, oui. On pourrait se dispenser d’écrire, de vendre, d’acheter des livres.

Cela veut dire quoi « être un livre » ?

Chacun choisit le livre qu’il préfère, l’apprend par cœur et le transmet aux autres à l’occasion de lectures publiques. D’ailleurs, il est question d’organiser ça de temps en temps avec le bistrot du coin, puisqu’il est avide d’événements. Donc, une fois par mois, on peut imaginer une lecture publique : une personne viendrait lire tel livre dont elle est le porteur. Et on enregistrera cette lecture pour les gens qui n’auront pas pu y assister, et qui pourront ainsi l’écouter.

Pourquoi une personne serait-elle porteuse d’un seul livre et en ferait-elle des lectures publiques ?

Surtout pour s’affranchir de la lecture telle qu’elle est pratiquée de nos jours : une consommation passive, comme on consomme des feuilletons à la télé ou, pour certains, une drogue. Moi le premier, je lis beaucoup et j’ai du mal à m’en affranchir. C’est du temps perdu, la lecture, c’est du temps où l’on vit par procuration, on ne vit pas sa vie, on adopte les idées d’un autre. L’idée générale, c’est de s’affranchir de la littérature car comme disait D.H. Lawrence: “Ne trahissons-nous pas la vie pour la qualité morte du savoir?”

Une mère de famille, accueillie ici depuis deux mois.

Et auparavant ?

J’étais en prison. J’avais accouché sur mon lieu de travail, et j’avais mis le bébé à la poubelle. J., qui m’héberge ici, était venue me visiter en prison. A ma sortie, elle m’a proposé de m’installer provisoirement chez elle.

Vous vous connaissiez donc auparavant ?

Avant la prison, non, pas du tout.. C’est elle qui a pris contact avec moi. Le compte-rendu que la presse avait fait du procès l’avait touchée et elle m’a proposé de venir me rendre visite. Au début, j’étais méfiante.

J.- Oui, ce qu’avait déclaré A. au tribunal m’avait profondément remuée. à la question du président « Comment expliquez-vous votre geste ? » tu avais répondu, je m’en souviens très bien : « Après la naissance du quatrième, j’ai pris un congé d’un an. Or pendant un an, j’en ai eu marre de ne passer mes journées qu’à faire le ménage, qu’à faire à manger et à faire le taxi pour tout le monde, en faisant passer les enfants avant moi-même, et n’ayant plus de sous à la fin du mois. Alors, recommencer pour un cinquième, pas question ! Tout ça parce que j’avais oublié de prendre la pilule. » Et tu avais enfoncé le clou : « J’en ai marre : ce que je veux, c’est trouver ma place dans ma propre histoire, pas seulement dans celle des autres. » Quand j’ai lu ça dans la presse locale, je me suis mise en colère ! Tuer des petits quand ils sont en surnombre, bien des animaux le font, c’est de bonne logique ! Et on interdirait à une femme d’agir de même, alors qu’on tue des gosses sans état d’âme tous les jours pour des raisons qui ne valent certainement pas mieux, et qu’on ne remet surtout pas en cause ! Il suffit de penser aux mines anti-personnel…

Et vous avez pris contact avec A. ?

Dès qu’elle a été condamnée à 10 ans de prison, j’ai voulu aller lui rendre visite pour la soutenir. Elle était un peu moi-même puisque je fais partie de ces nombreuses femmes qui se sont fait avorter – et pas qu’une fois ! – avant que ça soit légal. J’aurais très bien pu faire de la prison moi aussi pour des raisons somme toute similaires !

A. C’est en parlant avec J. que j’ai commencé à comprendre où j’en étais moi-même. Mais c’était un peu tard ! Elle, elle était bien au courant de tout ce qui concerne l’avortement, l’accouchement sous X. et tout ça. Moi, j’étais au fond du trou quand le cinquième s’est annoncé. Aucun dialogue avec mon mari. Pas l’habitude de parler avec un médecin. Après coup, j’ai remonté la pente difficilement. Un procès, c’est déjà pas fait pour vous remettre d’aplomb, mais une condamnation à dix ans, ça n’arrange rien !

Aujourd’hui, vous êtes ici.

Je ne sais pas pour combien de temps. Comme mon mari était totalement incapable de s’occuper des enfants, ils ont été placés. Je n’ai pas voulu qu’ils viennent me visiter en prison. Ici, oui, peut-être. Mais qui sont-ils aujourd’hui ? Et puis je ne peux pas imaginer de les reprendre comme s’il ne s‘était rien passé. J. me dit que, dans un contexte de famille élargie, comme ici, ça serait peut-être possible. Je n’en sais rien. J’ai réfléchi en prison, où j‘ai pu parler à cœur ouvert avec quelques autres femmes. Je sais maintenant qu’élever des gosses dans une famille ordinaire, surtout s’il y en a plusieurs, c’est au-dessus des forces de beaucoup d‘entre nous. Loin des grands-parents, des oncles, tantes, cousins, cousines, sans possibilité de se reposer sur eux quand c’est un peu dur… Ici, je demande à voir.

Un agent de voyage un rien spécial

Maintenant que je suis à la retraite, je désire créer quelque chose que je n’ai pas pu expérimenter quand j’étais agent de voyage « normal » : une « agence de voyage inversé ». Et j’ai pensé que cette expérimentation serait facilitée si je la menais depuis ce village.

C’est quoi un « voyage inversé » ?

C’est un voyage sur place, qui repose sur les mêmes deux piliers que le village : générosité et hospitalité.

Un « voyage sur place » ? ça n’est guère plus clair…

Ca permet à des gens qui n’ont pas beaucoup voyagé de le faire, et à d’autres qui ont beaucoup voyagé de voyager différemment.

Diable !

Allez ! j’explique… Il s’agit d’un voyage dans son propre pays ou sa propre région, effectué pour accompagner quelqu’un que l’on reçoit. Toute personne ayant l’occasion de recevoir un étranger, qu’il vienne de loin ou non, lui « fait visiter » le pays. Je voudrais aller plus loin en ajoutant deux éléments. Premièrement, le client de mon « agence de voyage inversé » sera l’accueillant : c’est lui qui paie le voyage et le séjour. Le visiteur est un invité. Deuxièmement, le projet comporte un volet de découverte comparée du pays d’où vient le visiteur.

Si je comprends bien, vous voulez faire payer par des villageois des voyages à des personnes venant d’ailleurs, pour qu’ils voyagent ensemble dans la région ?

Pas seulement des villageois, mais oui, des villageois aussi. à commencer par moi-même. Puis permettre aux visiteurs et aux accueillants de découvrir en toute tranquillité leurs pays respectifs, leurs situations respectives, etc. Cette manière de découvrir ne me semble pas possible quand nous effectuons un voyage ordinaire dans un pays étranger : il y faut des conditions favorables. Si le village constitue le lieu où ça s’expérimente, il en retirera une valeur ajoutée.

Mais encore faut-il trouver des voyageurs que ce processus intéresse !

La gratuité dont ils bénéficieront sera le premier atout, bien sûr.

Mais qui inviter de la sorte pour que l’opération soit à avantage réciproque ?

J’envisage de commencer bientôt, en puisant dans le fichier de personnes rencontrées, à titre professionnel ou non, lors de mes très nombreux voyages autour de cette planète.

Un commerce inéquitable ?

Oui, inéquitable si l’on veut, mais juste. « Que celui qui a de l’argent paie », ça peut être une règle de vie dans une société juste, non ?

Ne créez-vous pas une dette, ne serait-ce que morale, de la part du bénéficiaire d’un voyage gratuit ?

Quand on gagne à la loterie, on ne se pose pas ce genre de question ! Bien sûr, il faut que le « bénéficiaire », comme vous l’appelez, constate qu’il apporte une richesse qui, sans lui, ne serait pas là.

Quel intérêt pour le village ?

Accroître le nombre de personnes qui, venant d’un autre univers, participent ne serait-ce que temporairement à notre vie. Cela me terrorise d’imaginer un petit village gaulois seulement préoccupé de ses propres affaires. Si je suis ici, c’est pour contribuer à ce qu’il y ait toujours plus de relations avec le reste de l’humanité.

Manière de provoquer un essaimage sur tous les continents ?

Ça ne fait pas partie de mes motivations. Mais, sait-on jamais ?

Les étudiants en journalisme qui ont mené les interviews précédents rencontrent cette fois un autre observateur qui, lui, est là à demeure depuis deux ans.

Vous êtes ethnologue : peut-on, selon vous, parler du village comme d’une communauté ?

Oui et non. Il y a, à l’évidence, communauté en ce sens qu’un « nous » rassemble les habitants. Ils sont très clairement porteurs d’une même intention : révolutionner la socialité couramment admise depuis quelques dizaines d’années dans ce pays.

Révolutionner ?

Si ouvrir des perspectives au lieu d’en fermer constitue une révolution, c’est bien le mot qui convient. Je constate pourtant qu’il n’a pas cours ici. Sauf exception, on parle plus vaguement d’« inventer autre chose ». Mais il s’agit pourtant bien d’un processus de rupture. Nous pourrons y revenir. Ma conviction est qu’une communauté existe donc bel et bien ici, avec tout ce que ça suppose de sentiment d’appartenance, par exemple. Et pourtant, ce qui est plus réellement à l’œuvre, ce sont DES communautés au sein du village. Là aussi, il se manifeste des appartenances. Les lignes de force se lisent surtout de ce côté-là, me semble-t-il.

Quelles communautés ? Et qu’entendez-vous par lignes de force ?

Il y a, par exemple, ceux qui privilégient l’accueil, le soin, le care. Il y a ceux qui ne jurent que par la gratuité. Pour d’autres, c’est la « légèreté ». Et plusieurs mouvances nettement plus utopistes se croisent, dont les membres se reconnaissent bien entre eux : ceux qui envisagent de rejoindre de petites communautés axées sur l’autosubsistance, ceux qui portent haut le flambeau d’une nouvelle conception de l’économie mondiale, etc.. Ces communautés intentionnelles sont à mes yeux ce qui fait que l’ensemble non seulement fonctionne, mais s’enrichit des confrontations, augmentant ses chances de ne pas s‘encroûter dans une bonne conscience. Quant à ce que j’appelle « les lignes de force », il s’agit de la projection que se font les uns et les autres de ce que sera leur existence dans dix ou vingt ans.

Pour les plus vieux, l’affaire est entendue (rires)…

Pas vraiment ! J’ai en tête un vieux, décédé il y a à peine six mois. Son goût pour l’exploration l’avait conduit ici, mais tout de même un peu à reculons. Au fond, il était désespéré. Pas tant de vieillir que de constater l’échec de tout ce à quoi il avait cru au fil de sa vie. Résistant à 16 ans, réfractaire à l’enrôlement militaire d’office qui avait suivi la Libération, puis militant syndicaliste, puis élu local, il évoquait à qui voulait l’entendre l’effondrement successif de ce qu’il appelait ses « illusions ». Sa venue ici constituait, disait-il, une sorte de dernier antidote à son désir de suicide. « Antidote tout provisoire » prenait-il soin d‘ailleurs de préciser. Eh bien, ce vieux bonhomme est mort – tous ses proches en ont témoigné – infiniment plus serein que lors de son arrivée. Lui-même, parlant de ses derniers mois, évoquait « le temps des cerises ». Je crois pouvoir dire qu’il ne parlait pas que de sa situation personnelle. Il se nourrissait de la conviction que, bien au-delà de sa propre existence, se manifestaient ici des raisons d’espérer pour les temps qui viennent.

Parlant avec les habitants, on ressent chez eux une sorte de fierté d’être là. Comme une fierté d’être pionniers. Mais il y a tout de même un certain confort à être pionnier dans ce contexte…

La fierté, le sentiment d’être pionniers, oui sans doute. A bon compte ? oui, peut-être. C’est vrai que des pionniers, dans l’histoire de l’humanité il y en eut qui connurent une existence plus rude, ne serait-ce que physiquement. Mais je suis persuadé que le cas du vieux bonhomme évoqué à l’instant est un peu emblématique. Le désespoir qu’il avouait volontiers est certes moins net, mais en réalité plus partagé, dans ce pays, qu’il ne semble à première vue. Et la lutte qu’il menait contre son désespoir y est tout aussi partagée. Tous, nous tentons de « vivre heureux en attendant la mort » comme disait Pierre Desproges …de son vivant. Et il y a, de plus en plus répandue me semble-t-il en Occident, l’intuition qu’à la perspective de la mort individuelle – dont nous détournons autant que possible notre attention, même si nous ne pouvons aucunement la nier – s’ajoute en ce moment celle de la mort collective, celle de l’humanité. La grande différence entre les deux perspectives est que la première non seulement est inéluctable, mais n’est pas de notre fait. Alors que la seconde n’a rien d’inéluctable, et qu’en outre, nous appartenons peu ou prou au peloton d’exécution… Une culpabilité latente induit divers comportements que chacun observe à l’œil nu dans des pratiques écolos, par exemple. Mais elle peut tout autant expliquer la frénésie d’immersion dans ce que ma thèse appelle les « biens de consolation » et leur mise en scène. Il me semble qu’une bonne proportion des personnes rassemblées ici ont traversé ces deux types de consolation sans s’y arrêter. L’écologie, ici, va de soi : ce n’est pas un vrai sujet de préoccupation. D’ailleurs, des pratiques déviantes à ce sujet ne condamnent pas du tout à l’ostracisme : ne pas trier ses déchets, par exemple. Celui qui rapportera de la ville quelques mangues arrivées par avion du Burkina Faso n’aura pas à se cacher s’ils est prêt à endurer les blagues, rien de plus, qui en découleront. Certains se disent « post-écolos », comme il sont – pourrait-on dire – post-consommateurs. Mais ça débouche sur quoi ? Les formes anciennes de l’activisme militant dont notre vieux de tout à l’heure était le représentant ne constituent assurément pas une voie d’espoir. Eh bien, je crois que la fierté dont vous avez parlé est d’abord l’expression d’une satisfaction : celle d’avoir trouvé comment vivre « pas cons » selon l’expression qui a cours ici. C’est peu, dira-t-on ; je pense pour ma part que c’est déjà beaucoup ! Et c’est là où la diversité des communautés au sein du village est de toute première importance. Sans elle, la bien-pensance menacerait !

Vous estimez donc qu’elle ne menace pas ?

Peut-être menace-t-elle, mais elle ne me semble pas à la veille de dominer. Je constate surtout une jouissance liée à de nouvelles formes de liberté. Une joie, plutôt qu’une jouissance, d’ailleurs.

Nous avons rencontré au moins une personne qui ne partage pas cette joie : il a décidé de tirer sa révérence. Il ne veut plus, dit-il de ce « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ».

Il y a indiscutablement des personnes qui ne trouvent pas leur place au village. Les raisons sont multiples. Et il y a déjà eu quelques vagues de départs : deux ou trois personnes certaines semaines, et même une bonne dizaine quasi simultanément il y a à peine un mois. Nul n’est tenu de déclarer les raisons de son départ, mais il y a toujours eu, au sein du gouvernement, une ou deux personnes en veille à ce sujet. Si bien que l’on arrive à identifier quelques tendances. Effectivement, il y a des déçus, comme c‘est le cas de la personne que vous citez. Le contraire serait étonnant. Il s’agit parfois de personnes qui s’attendaient à trouver ici un paradis ; or, ce n’est pas un paradis. Il y a ceux qui ont tenté d’influer sur la marche des choses et qui n’y sont pas parvenus ; on peut comprendre qu’ils préfèrent aller tenter leur chance ailleurs. Mais « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », je ne ressens pas cela. L’une des taches du gouvernement, depuis deux trimestres au moins, consiste précisément à identifier et faire mûrir les conflits, même latents. Ce n’est pas chose toujours aisée, et cela a conduit quelques personnes à décider de s’y former. Je vous invite à en rencontrer. Ce qui peut prêter le flanc à la critique que vous rapportez, c’est que les habitants ne lésinent pas, c’est vrai, sur la production de définitions de ce qui se joue ici. Vous entendrez peut-être quelqu’un parler d’ « auto-école de confiance », un autre vous dira que le village est peuplé de gens « pas seulement conformes et pas seulement rebelles », etc. C’est un amusement fréquent, surtout chez les beaux-parleurs …qui ne manquent pas. mais c’est là l’écume des choses, selon moi. Ce qui est vrai, si l’on considère le mot « confiance », c’est que la vie ici est à même de développer aussi bien la confiance en soi que la confiance en les autres. Avez-vous remarqué que beaucoup de logements ne sont jamais fermés à clé ?

Notre courte exploration, limitée aux interviews puisque c’est sous cette seule forme que nous avions décidé d’explorer le village, nous fait nous demander s’il n’y a pas ici deux types de personnes : certaines semblent en repli, comme heureuses de trouver un havre, tandis que d’autres débordent d’inventivité et de désir de création. Sont-ce là, pour l’ethnologue-philosophe que vous êtes et en reprenant votre expression, deux « lignes de force » ?

Il me semble que votre distinction ne divise pas les habitants en deux franches catégories. Ce serait plutôt, selon moi, au sein de chaque personne que se présentent ces deux facettes. Même chez R., que l’on considère ici comme le fou du village, et que vous avez sans doute croisé, ces deux facettes sont lisibles : il est assurément bien plus tranquille qu’il ne l’avait jamais été, et sa créativité semble bel et bien en plein épanouissement ! Pour certains la fonction « abri » dominerait, tandis que pour d’autres la richesse du lieu réside dans la capacité à s’exposer. Mais est-ce si différent ? Dans tous les pays, les gouvernants disposent d’un chiffon rouge leur permettant de museler leurs administrés à volonté : c’est le mot « sécurité ». Ce mot de sécurité me semble, une fois débarrassé de cette horrible charge, caractériser l’une comme l’autre des deux facettes : par exemple, bon nombre de ceux qui s‘exposent ne le feraient pas ailleurs, par manque de filet. Si bien que, de ce point de vue, il ne s’agit nullement de deux lignes de force mais d’une seule. Je puis, certes, me tromper.

Et cette définition donnée par E. de la politique : « s’occuper des affaires collectives » ?

C’est pas si simple, selon moi. Dans une collectivité dont les membres ont tous choisi d’être là pour des raisons grosso modo similaires, l’action politique ne peut pas s’exercer comme dans les collectivités habituelles où il y a toujours des intérêts majeurs en conflit. Ici, même s’il y a aussi des intérêts en conflit, ils sont fondamentalement mineurs ; dans la plupart des cas, les heurts concernent des divergences de points de vue. Mon opinion est que ramener la politique à des questions de gestion du quotidien c’est la nier. Avec E., nous avons eu l’occasion de nous en expliquer, et …nous sommes restés chacun sur notre point de vue.. Si surgissait au sein du village une catégorie d’accapareurs – ce qui reste possible – oui, il pourrait alors y naître une authentique activité politique. Pourtant, une société apolitique n’aura jamais de fondement tant qu’existeront famines, ressentiments à grande échelle, nationalismes, racismes, élitismes, religions instituées, guerres et autres formes de criminalité organisée, je tire donc ma conclusion : le village n’est pas un lieu auto-suffisant de ce point de vue. Il s’y développe bel et bien un « nous » – qui commence diablement à faire défaut dans les sociétés à grande échelle -, mais il serait illusoire de penser que cela fonde un mode de vie généralisable.

Quelqu’un a évoqué son espoir qu’il s’agisse ici d’un « pays virtuel ».

Il serait plus modeste et plus réaliste de parler d’un laboratoire.

De quels accapareurs potentiels parlez-vous ?

Oh, je ne limite pas l’accaparement à la sphère économique. Par exemple, en Chine, les cent millions d’hommes sans femme sont au cœur d’un phénomène d’accaparement d’un tout autre genre ! Ici aussi, d‘une autre manière, un risque similaire existe : les partisans de l’amour libre constituent une menace permanente pour la stabilité des ménages ! Tant qu’un partenaire est perçu comme un « bien », ce risque existe. Imaginez un instant que la revendication de liberté sexuelle s’étende jusqu’à l’incitation aux relations sexuelles entre adultes et enfants. Le bruit en courrait vite et cela mettrait le village tout entier dans son ensemble en drôle de posture, si ce n’est vis-à-vis de la loi, du moins aux yeux de l’opinion publique. Il ne s’est jamais produit de situation de cet ordre, mais si c’était le cas, l’affaire serait riche d‘enseignements ! Pour le moment – je répète ma conviction – c’est la diversité des mouvances internes qui est paradoxalement le gage de l’unité du village : elle contraint à la tolérance, au respect – je préfère ce second mot. Nous constituons même, de ce point de vue, un sacré laboratoire ! Je précise tout de même que, un groupe humain étant un organisme vivant, rien ne le garantira jamais contre des poussées de fièvre. L’histoire de l’humanité regorge de situations où une coexistence pacifique s’abolit soudainement ; dans les situations extrêmes, les uns s’arrogent une jouissive posture de « justiciers », les autres se trouvant transformés en gibier.

Vous-même, comment êtes-vous venu ici ?

J’étais de retour d’un séjour d’observation ethnologique de cinq ans en Chine populaire, à Chengdu, très précisément, haut-lieu de la pollution industrielle. Je n’étais pas certain de pouvoir me réadapter dans mon pays d’origine dont mes amis me décrivaient la déliquescence. Et je voulais rédiger une thèse de philosophie.

Cette thèse porte sur le village lui-même ?

Non, elle est née là-bas : je me suis intéressé au double phénomène des hommes sans femme du fait de la politique de l’enfant unique, et des migrants internes sans emploi. Cent millions d’humains dans chacune de ces catégories, qui se recoupent souvent, d’ailleurs. Une telle double bombe à retardement constitue à mes yeux le talon d’Achille de cette nouvelle puissance mondiale. Ma tentative : l’exprimer va l’outillage conceptuel des philosophies chinoises. Et je suis arrivé ici. L’observation assidue du village – que voulez-vous, c’est une déformation professionnelle ! – me prend bien plus de temps que je ne l’avais imaginé au départ, et j’ai déjà dû reporter par deux fois la date du dépôt de ma thèse…

Question qui nous intéresse en tant que journalistes débutants : vous vous situez comment, par rapport à votre objet d’enquête ?

Vous avez pu constater que je suis pas mal enthousiaste ! Tout à fait conscient que ça introduit un biais dans mon observation, j’ai décidé de ne jamais prendre le village comme objet d’une production académique. Mais, autant ma relative distance se justifiait à Chengdu, autant elle n’aurait aucune justification ici. Ce qui fait que participer à des échanges comme celui que nous avons en ce moment, ou comme il s’en organise de temps en temps en diverses villes, oui, je suis toujours partant. Ces échanges sont toujours à double sens, et ils modifient dans bien des cas le regard que nous portons sur nous-mêmes en interne.

Mais, concrètement, vous êtes impliqué au quotidien ? Comment vous situez-vous par rapport aux mouvances et communautés dont vous avez parlé ?

Oui, bien sûr, j’ai moi-même le sentiment d’appartenir au village, et même comme beaucoup d’autres, qu’il m’appartient un petit peu ! (rires) Et quant aux mouvances, je me trouve particulièrement à l’aise dans deux ou trois d’entre elles. Par exemple, dans le groupe d’activistes qui « exploite » les médias d’information. Je pense que, si je quittais un jour le village, c’est avec ceux qui pratiquent cette activité – si elle demeure – que je garderais le plus de liens.

De quoi s’agit-il ?

Je préférerais que quelqu’un d’autre vous fasse découvrir ça.

Rencontre avec trois « dégrippeurs d’info »

Tous les trois, vous êtes les « dégrippeurs de l’info », c’est-ce qu’on m’a dit. Comment ça marche ?

Très simple. Chaque semaine, chacun rapplique au club avec une info qu’il vient de pêcher et qui l’inspire.

Pour parler concrètement, par exemple cette semaine…

Cette semaine, je vais venir avec un article du Monde titré « Un quart des prélèvements d’eau potable révèlent des traces de médicaments ».

Et comment fait-on pour « dégripper » cette information ?

Eh bien, nous commencerons par évoquer ce que ça nous fait, d’apprendre ça. à bâtons rompus. Chacun laisse venir en vrac. Moi, par exemple, je dirai sans doute que, à ce compte-là, quand un homme boit un verre d’eau, il prend la pilule…

Vous êtes combien, au club ?

Il y a une dizaine de « piliers ». Et certaines semaines, nous sommes plus du double. Il y a souvent une ou deux ou trois personnes venues de plus loin.

Donc, chacun va dire ce qu’évoque pour lui l’information. Et ensuite ?

Attendez, pas si vite ! C’est déjà beaucoup, que chacun puisse dire ce que ça lui fait ! Habituellement, nous sommes les terminus individuels de l’information, des dépotoirs en réalité. Les nouvelles nous parviennent comme des déchets ultimes. Il n’y a plus rien après. C’est pour cela que, rien que d’en parler, c’est déjà donner une autre place à l’information. Les discussions de bistrot, ça jouait le même rôle. Moi, j’ai souvent découvert des réactions auxquelles je n’aurais jamais pensé ! Sur cette question des médicaments dans l’eau, je suis curieux de savoir comment d’autres auront réagi.

Si vous êtes vingt participants, vous passerez en revue vingt informations ?

Sans doute que non. D’abord, parce qu’il est rare que tout le monde vienne avec quelque chose à commenter. Et puis, nous avons convenu depuis pas mal de temps que chaque information, sauf exception, ne devait pas nous retenir plus de six minutes.

Pourquoi six minutes ?

Nous avons un peu tâtonné. Nous voulions éviter de nous étendre à n’en plus finir. Et puis, comme nous avons dégotté un sablier de six minutes…

J’en reviens à ma question : et ensuite ? Car, si j’ai bien compris, les choses ne s’arrêtent pas là ?

Généralement, une information sort du lot. Et celle-là, effectivement, nous entreprenons de lui donner une plus longue vie encore ! Voici comment ça marche. Une information va émerger cette semaine, ça pourra être l’information sur l’eau dite potable, ou une autre. Après la rencontre, l’un des piliers du club va préparer un appel à propositions. Via l’internet, un petit dossier va être constitué et diffusé. Le but : inviter à la conception d’affiches. Diverses propositions vont arriver dans le mois et, au fur et à mesure de leur arrivée, elles seront consultables à distance. Toutes devront comporter le même rappel très succinct de l’information, le reste étant libre. Il y a des contributeurs qui privilégient le texte, d’autres l’image. Certaines semaines, nous avons reçu jusqu’à trente propositions d’affiches. Comme elles sont obligatoirement sous licence Creative Commons « modifiable », quiconque peut ensuite les télécharger pour en faire ce qu’il veut.

Et ça aboutit à des affiches sur papier ?

Oui, c’est le but. Des affiches ou bien des affichettes. Nous savons que des affichettes sont ainsi apposées régulièrement dans certaines entreprises, par exemple. Nous allons essayer d’aller plus loin bientôt : chaque semaine, deux ou trois propositions seront traitées plus professionnellement de manière à passer en imprimerie, y compris pour être éditées en très grand format.

Y a-t-il beaucoup d’initiatives du village qui débordent ainsi ses limites ?

Nous sommes assez nombreux à penser que ce sera, à terme, l’un des critères de sa réussite. Le fonctionnement actuel des « dégrippeurs » vient de là. Sinon, nous nous serions peut-être contentés de partager, ici, sur place, nos réactions aux informations. Or, très vite, la piste des affiches a été explorée et mise en œuvre. Nous espérons bien que d’autres initiatives aillent dans le même sens.

Comment le définiriez-vous, ce « sens » ?

Il y en a qui parlent d’un laboratoire, pour caractériser le village. En général, ils pensent à ce qui se passe en interne, et c’est vrai que le microcosme est riche de ce point de vue. Difficile, cependant, de définir ce qui serait transférable. Par contre, le lien que nous entretenons à propos de l’information, lui, veut d’emblée élargir les limites du laboratoire. Ce que nous faisons ici pourrait prendre son origine n’importe où, mais nous bénéficions ici d’une densité de gens pro-actifs plus forte que dans la population générale. C’est un atout considérable !

J. est philosophe

Quand j’ai posé ma candidature pour venir habiter ici, je pensais surtout améliorer mes conditions matérielles d’existence : ce n’est pas tous les jours qu’un village tout entier place le « soin » au premier rang des pratiques collectives à développer. Nous sommes sans doute de plus en plus nombreux à nous trouver en dehors de la grille de la normalité : pour ce qui me concerne, il s’agit de mon handicap physique, pour d’autres ce sera l’inadéquation à occuper un emploi, ou l’âge, ou des troubles divers. En tout cas, j’ai voulu expérimenter. Mon compagnon a un peu hésité, mais depuis que j’ai été tirée au sort, il fait des pieds et des mains pour se faire recruter lui aussi… Bien sûr, une fois ici, la philosophe que je suis s’est mise à gamberger, si bien que la dimension « soin » n’est plus mon centre d’intérêt majeur : j’ai élargi ma réflexion à l’ensemble des relations entre individu et collectivité.

Vous êtes philosophe enseignant ?

Non, je suis juste philosophe. La petite allocation que je reçois du fait de mon handicap m’a toujours permis de pratiquer l’oisiveté professionnelle (rires). C’est ainsi que j’ai pu pratiquer la philosophie à titre personnel. Et à temps plus que plein !

Vous publiez ?

Peut-être un jour. Pour le moment, non. Je jugule mon aspiration à publier : j’ai peur que cela vienne troubler ma recherche. Mais j’écris un peu, oui. Et même tous les jours.

Ici, au village, vous parlez de votre travail ?

Je parle, oui. Comme le font ceux qui exercent d’autres activités et qui veulent bien partager les réflexions que cela leur inspire. Mais guère plus. Même avec la prof de philo qui habite ici, nous n’échangeons pas particulièrement. J’ai peur du baratin. Et elle aussi, désormais, je crois.

Comment allez-vous nous « parler sans baratin » des liens entre individus et collectivité au sein du village ?

Eh bien, je puis poser quelques questions ! J’estime d’ailleurs que la principale fonction de tout philosophe est d’interroger. Je ne prends pourtant pas Socrate pour guide, croyez-moi ! Les questions m’importent plus que les réponses, et je soupçonne fort ce vénérable de n’avoir pas eu la même échelle de valeurs, malgré les apparences…

Alors, allons-y ! Je commence par une question d’ordre général : Où se situe la limite entre individu et collectivité, et quelles formes cela peut-il prendre ? Si l’on ne se satisfait pas des apparences et des idées reçues, cette question suffirait à nous occuper durant une vie entière, non ? Pour ma part, les réponses habituelles des sociologues comme celles des psycho-sociologues ne m’éclairent généralement pas plus que celles de la plupart des philosophes quant ils évoquent, par exemple, la « liberté individuelle ». Quelques avancées des neuro-bio-sciences me fournissent davantage de matière à réflexion.

Et, quant à ce qui s’invente ici : La collectivité « village » résulte-t-elle principalement des interactions entre les individus ou entre les sous-collectivités qui le composent ? Pour envisager cette question, il faut écarter l’image des poupées russes, car la grande particularité de ce village, à mes yeux, est qu’il est tissé des multiples appartenances que manifestent les individus. Il se pourrait qu’il soit, en réduction, très emblématique de ce qui se émerge un peu partout en ce XXIème siècle. Mais, je précise, c’est loin d’être sûr !

Pour poser plus généralement la question que j’essaie de creuser ici : L’individu va-t-il devoir apprendre, dans le futur, à se défaire des mono-appartenances plus ou moins bien emboîtées – d’où l’image des poupées russes – qui lui ont donné sa figure d’aujourd’hui, qui ont forgé ses représentations du monde, et qui prévalent encore dans le domaine politique ? C’est-ce point qui m’intéresse surtout, car je ne connais pas d’autre perspective pour que tombe en désuétude le goût de la guerre, que d’aucuns prétendent instinctif.

Et donc, très concrètement : Le village, en tant que mythe commun à ses habitants, constitue-t-il à cet égard un atout, ou au contraire une forme de plus qui freinera cette possible évolution ? La première hypothèse exigerait que ce mythe en vienne au plus vite à fondre comme neige au soleil, après avoir été utilement fondateur. Actuellement, je note pourtant des tendances dans l’autre sens. Rien, donc, n’est joué.

Quelles tendances notez-vous, par exemple ?

Un premier exemple : la question de la « représentation » du village à l’extérieur. Il est convenu que le gouvernement ne peut avoir qu’une fonction interne et qu’il ne peut pas s’occuper d’affaires extérieures. Or, en ce moment, ce principe pourrait être mis à mal : il est question qu’il s’auto-mandate pour une mission temporaire, en principe tout à fait exceptionnelle. Mais la question se pose : indépendamment des circonstances qui, peut-être, justifient aujourd’hui une telle décision, cela ne risque-t-il pas de créer un précédent ?

Un autre exemple : la fête. Du point de vue qui m’intéresse, la réalité du village peut en grande partie se lire à travers les fêtes. Peut-être savez-vous qu’il n’existe pas de « fête du village ». Si j’ai bien compris, la question s’est pourtant trouvée régulièrement à l’ordre du jour des gouvernements successifs. Et aujourd’hui, c’est à nouveau le cas. Des fêtes, il y en a beaucoup, organisées ou non, dans le cadre des entités, formelles ou non, qui constituent le village, mais il n’y a jamais eu de « fête du village ». L’on comprend que, la tradition aidant, cela en chagrine certains. Ma question est : plus le village se manifestera à lui-même et à l’extérieur, plus notre sentiment d’appartenance au village en tant que tel ne risque-t-il pas de prendre le pas sur nos diverses appartenances à ses sous-ensembles ?

Un autre exemple : les regrets de certains que le village ne soit pas « plus écolo », ou « plus spirituel », ou « plus radical », etc. A ce titre, quelques mouvements centrifuges sont d’ailleurs en train d‘éclore. Il est probable qu’une grappe non négligeable d’habitants, par exemple, s’en aille bientôt créer une communauté délibérément utopique de type Amopie. La nostalgie de la mono-appartenance peut ainsi prendre diverses formes, comme vous le voyez.

Le camping, tenu par un couple

Nous avions décidé de revendre notre propre camping, et puis, un beau jour, l’une de nos filles nous a parlé du projet de village. Ca a fait tilt. Notre camping marchait très bien, comme on dit, mais c’était archi-classique. Nous avions fini par constater que, en dehors du tiroir-caisse, nous n’en attendions plus rien. A cinquante ans, belle perspective ! Quand nous sommes venus ici « pour voir » – c’était les tout débuts -, nous pensions à un changement complet. L’idée de « reprendre un camping » ne nous effleurait même pas.

Et vous avez trouvé l’opportunité…

Nous ne l’avons pas trouvée : c’est nous qui, après quelques jours de présence, avons proposé que des gens venant en reconnaissance, comme nous, puissent être hébergés dans une « hôtellerie de plein air » comme l’on dit aujourd’hui. à ce stade, notre idée n’était pas du tout de jouer ce rôle ici. C’était juste une suggestion que nous faisions à nos hôtes. Et puis, de fil en aiguille…

De fil en aiguille, vous avez créé le camping, et maintenant vous en êtes les gestionnaires…

ça s’est fait tout seul. Il existait un vrai besoin. Un besoin d’hébergement temporaire d’une part, mais aussi un besoin pour la collectivité de générer un peu d’argent. Au départ, il y avait peu de résidents et la collecte d’impôts ne pouvait pas être très folichonne, et pourtant il fallait tout de même de l’argent ! Nous avons convenu avec le gouvernement de l’époque qu’une partie des ressources du camping iraient dans la caisse publique du village. C’était une sorte de loyer, si vous voulez. Et puis voilà…

On dit que le prix est élevé. C’est vrai ?

Oui, les tarifs sont quasiment le double de ce que nous appliquions dans notre ancien camping. Bien sûr, c’est voulu.

« Faut payer pour voir » en somme ?

C’est un peu ça. Rares sont ceux qui en font la remarque. En fait, c’est sur cette recette que se paie le village lorsque ses membres passent du temps à recevoir les visiteurs et à répondre à leurs questions. Les accueillants ne perçoivent rien en échange de ce temps passé, bien sûr, mais la collectivité oui.

Combien de personnes pouvez-vous accueillir ?

Il y a actuellement cinquante-cinq emplacements. Moins que ce que nous avions auparavant. Mais c’est plus de travail.

Pour vous, qu’est-ce qui est différent d’avant ?

Ce qui est différent, c’est la vie tout simplement. Nous savions intuitivement qu’une vie de cons c’est pas obligatoire, mais allez donc trouver le moyen d’y échapper ! Vous connaissez beaucoup de moyens, vous ?

Aujourd’hui, deux séances un peu spéciales se tiennent au village : l’une au « parlement » et l’autre chez le « juge de paix ». Petite enquête avant d’y assister.

En sus du Gouvernement, il y a donc un Parlement ?

Il ne faut pas s’y tromper : les deux n’ont absolument aucun lien. Le « parlement » est un rassemblement où ça parle, mais pas du tout des « affaires » de la collectivité. Ce sont des volontaires qui parlent de ce qu’ils connaissent de près, et les autres tendent l’oreille. Par exemple, aujourd’hui, ceux qui parleront connaissent particulièrement bien, l’un, « comment marche techniquement l’internet » – en tant que télétravailleur, je suis archi-dépendant de l’internet, et pourtant, son fonctionnement technique a toujours constitué pour moi un immense mystère, une boîte noire, et j’ai bien hâte de me faire déniaiser ! – et, l’autre, les traductions de Mallarmé en diverses langues – bon, ça m’intéresse moins, mais j’y serai tout de même. Il y a deux semaines, autre exemple, l’un des maraîchers installés ici exposait son dada : les interactions entre les plantes.

Un genre d’université populaire ?

Euh… il ne faut pas s’y tromper non plus ! Le but premier n’est pas de transmettre des connaissances, pas du tout : il s’agit d’accroître la transparence entre les habitants, et les sujets exposés ne sont qu’un moyen pour y arriver. Ordinairement, les gens ne se sentent pas toujours incités à parler du cœur de leur activité professionnelle, ou parfois ils n’y tiennent tout simplement pas. L’idée des créateurs de ce parlement a été que, si les habitants ne se connaissaient que très superficiellement, l’on retomberait dans une existence ordinaire, grandement marquée par la peur de l’autre. Si l’on se connaît mieux, ont-ils fait valoir, on a moins peur d’autrui. Et, conséquence collatérale : si d’autres s’exposent sans dommage, je puis oser m’exposer moi aussi.

Il ne vient donc jamais d’invités qui connaîtraient de près un sujet, eux aussi ?

Ce n’est pas l’objet du parlement. Il n’y a pas, non plus, d’invitations aux gens qui ne sont pas résidents, ou pas en visite, dans le village. Disons même que, si nous en venions là, ce serait désolant : il ne s’agit pas de devenir un lieu de rayonnement à l’intention des gens extérieurs au village. Certains habitants ont un peu ça derrière la tête. à titre individuel, pourquoi pas ? la démarche peut être tout-à-fait louable. Mais si le parlement en tant que tel entrait dans ce jeu, il aurait perdu sa fonction. Or cette fonction, selon moi, est majeure !

Vous disiez tout à l’heure que « les autres tendent l’oreille ». Je comprends donc qu’ils n’interviennent pas, en posant des questions par exemple ? Ce ne sont donc pas des conférences-débats ?

L’une des convictions des créateurs du parlement était que l’une des choses les plus délicates à réussir est précisément ça : une conférence-débat. La méthode faisant défaut, ils ont préféré ne pas aller dans ce sens. Mais, après les exposés, le questionnement est tout de même encouragé.

Je ne comprends pas. Comment cela ?

De deux manières un peu structurées, et puis de manière informelle. Un : l’exposant accepte de recevoir chez lui, de préférence durant deux semaines qui suivent, les personnes qui voudraient lui poser des questions, demander des précisions, faire état de ce qu’ils n’ont pas compris, etc. Ca sert de prétexte à l’apéro, par exemple. Deux : pour diverses raisons, il a aussi été instauré un forum dans l’internet. Même durée de vie : deux semaines. Il s’est souvent produit que des personnes établissent une synthèse de l’exposé + questions/réponses, à l’issue de ce laps de temps. Mais, selon moi, c’est là une tendance qui pourrait faire dévier le parlement de son rôle premier. Ce qui est bien plus important c’est que, étant donné que les personnes qui « parlent » lèvent le voile sur ce qui les passionne – c’est souvent le cas – il nous est loisible à tous d’engager la conversation avec elles à l’occasion d’une rencontre fortuite, même des mois plus tard. En quelque sorte le parlement produit du matériau pour la communication entre habitants.

Le juge de paix

Il y a donc des conflits…

Parfois des conflits. Parfois des différends. L’un comme l’autre sont assez logiques !

Et un juge de paix est nécessaire pour les résoudre ?

Sans doute que oui, puisque la fonction a été créée. C’est tout récent, d’ailleurs. Ce sera aujourd’hui la troisième séance.

Quels genres de problèmes ?

Lors de la première séance, il s’agissait d’un acte grave : quelqu’un avait mis le feu à la maison de sa voisine. C’est du domaine d’un tribunal ordinaire, si la personne lésée porte plainte. La question qui s’est posée ce jour-là était : oui ou non, le recours au tribunal de la République est-il souhaitable ?

Et la réponse a été ?

Que ce recours n’était pas souhaitable pour le village – vous imaginez la réputation de ce qui est parfois vu dans la région comme un « camp d‘indiens » ! -, mais qu’il n’y avait sans doute pas d’autre moyen pour la voisine de se faire payer les dégâts par l’assurance du voisin. Libre à la voisine d’agir comme elle l’entendait, bien sûr.

Ca arrive souvent, que les voisins mettent le feu ?

C’était exceptionnel (rire). Et c’est d’ailleurs ce qui a provoqué la création de la justice de paix.

Le gouvernement ne pouvait pas se saisir lui-même de cette affaire ?

Il en a discuté. Ses fonctions sont pas mal encadrées. Il a finalement considéré que, même s’il y allait de la réputation du village, cela restait une affaire privée entre deux habitants.

Mais alors pourquoi un juge de paix ?

Précisément pour cette raison : c’était une affaire privée. Et les personnes en question étaient en conflit depuis quelque temps. Peut-être que, si la justice de paix avait existé, ils n’en seraient pas venus à cette violence. L’un aurait peut-être été encouragé à s’en aller. Maintenant, ce sont les deux qui font leurs bagages. Pas idéal…

J’aurais imaginé que les conflits de voisinage ne pouvaient pas exister étant donné la mobilité qui prévaut ici…

Ce n’était pas une question de voisinage. Aujourd’hui, oui, nous aurons à traiter d’un cas de ce type. Une affaire des plus banale, d’ailleurs : le bruit de la fontaine à eau d’une personne indispose sa voisine, à qui ça donne envie de pisser à tout bout de champ.

Ces deux personnes ne peuvent pas résoudre le problème toutes seules, comme des grands ?

Elles le pourraient sans doute. Mais l’une d’elle a voulu donner du grain à moudre à la toute nouvelle justice de paix. Et l’autre s’est montrée d’accord. Après tout, pourquoi pas ? Je trouve que c’est pas mal que la fonction ne reste pas en sommeil.

Pourquoi ?

Précisément pour la raison que je vous disais tout à l’heure : il vaut parfois mieux chercher des solutions sans attendre que les choses s’enveniment.

Et alors : ce juge de paix ?

C’est une fonction collégiale. Il ne peut pas y avoir moins de six membres. Certains se sont proposés pour en faire partie, sans doute parce qu’ils se sentent une compétence de conciliateurs ;

C’est votre cas ?

Non, moi je fais partie de ceux qui ont été tirés au sort. Je serai d’ailleurs peut-être récusé, vu que je suis un ami proche de l’une des deux personnes concernées.

Vous vous sentez aussi une âme de médiateur ?

Pas vraiment. C’est pas dans mes habitudes. Mais, bon, je me dis que l’occasion peut faire le larron !

Qu’est-ce qui peut être décidé, dans le cas dont vous allez avoir à vous occuper ?

Il ne sera rien décidé du tout. Les juges ont, si j’ai bien compris, pour fonction, de chercher à y voir clair. Et ainsi de permettre aux deux d’y voir plus clair, eux aussi. C’est à eux de décider ensuite. Je vois tout de même un petit problème : comme ces séances sont publiques, ceux qui veulent en débattre dans les chaumières peuvent s’en saisir eux aussi, et ça ne peut qu’alimenter les cancans !

Mais supposons que, l’une des personnes ayant saisi le tribunal, l’autre ne veuille pas en passer par là…

La loi édictée à cette occasion par le gouvernement dit que cet autre est tenu de se présenter, lui aussi.

Vous êtes le premier à nous parler de cancans…

Oui, je sais, on chante les mérites de la transparence, et tout ça… J’ai un peu étudié l’histoire, et je sais que la transparence était un dada de Calvin, l’horrible autocrate de Genève. Aujourd’hui d’ailleurs, en Hollande, qui est encore largement sous influence calviniste, ceux qui masquent un peu trop leur intérieur aux passants, de nuit comme de jour, se font toujours mal voir. Je sais bien qu’ici le contexte est différent, mais j’ai un peu peur que cette fameuse transparence dérive vers une pure et simple pression conformiste. Pour le moment, c’est supportable. Sinon, d’ailleurs, je ne serais plus ici.

Quelqu’un nous a parlé de sa « forme de présence ». Vous, c’est quoi, votre forme de présence ?

Je suis peut-être surtout un musicien. Les très bons locaux de répétition qui se trouvent à la sortie du village ne sont pas pour rien dans le fait que je sois ici. Vous savez que, pour des groupes de rock comme de toutes les formes de musique amplifiée, c’est pas simple de répéter. Questions de voisinage, et tout ça…

Mais il existe une justice de paix, ici ! (rires)

Si on peut s’en passer, c’est pas plus mal, vous ne pensez pas ?

Où l’on parle « recrutement »

Au gouvernement, vous avez pour responsabilité le recrutement et, demain, vous présentez un plan à ce sujet…

Oui, c’est ma tâche comme celle des deux autres personnes qui s’y sont collées aussi. J’ajoute que c’est ma préoccupation constante en ce moment. J’ai essayé de tourner la question en tous sens, car la séance que nous préparons pour demain est particulièrement importante à mes yeux.

Je pensais que le recrutement était clos…

Pour le moment, la barre des mille habitants est maintenue, c’est vrai. Peut-être, dans un proche avenir sera-t-il question de la placer un peu plus haut, mais ce n’est pas la question en ce moment.

De quoi s’agit-il, alors ?

Des règles pour l’avenir. Car des recrutements, il s’en fait en permanence, ne serait-ce que parce que des vieux meurent. Et il en mourra toujours. Sans doute pas que des vieux, d‘ailleurs… Au départ, les règles étaient assez simples : qualification d’abord, puis tirage au sort. Mais il y a toujours eu un certain flottement.

Comment ça ?

Vous comprenez bien que, le jour où l’absence de boulanger est jugée regrettable, on n’attend pas qu’il y en ait un à se porter candidat comme par magie : on se met à rechercher très activement un boulanger ou une boulangère. Il y a bien d’autres situations où les procédures de recrutement ont été adaptées. Ce « deux poids, deux mesures » crée inévitablement des tensions.

Nous avons rencontré une personne qui n’avait pas de mots assez durs pour critiquer le fait même que d’autres ont décidé si, oui ou non, elle pouvait venir s’établir ici. S’ajoute à cela que, si elle-même a été recrutée, son compagnon est resté sur la touche…

Ce sont de toutes ces situations bancales que nous devons sortir. Et je crois intimement que cette personne a raison sur le fond. Nous avons passé le cap de l’établissement initial, qui justifiait assurément ces procédures, mais maintenant ? Pourquoi les mouvements seraient-il encore contrôlés par qui que ce soit ? Je vais proposer quelques pistes, et j’ai bien l’impression que, demain, ça va chauffer !

Vous voulez bien lever un peu le voile ?

Bien sûr, mes propositions sont déjà en circulation, comme c’est d’usage. Alors, voilà : je vais carrément proposer d’abandonner le terme même de « recrutement ». Mes collègues qui ont la même fonction que moi au gouvernement ne partagent pas mon point de vue là-dessus. Ce qui laisse augurer que l’ensemble du gouvernement pourrait se montrer profondément divisé sur la question. je conviens sans difficulté que, au départ, il fallait sans doute une procédure particulière permettant de créer un socle. Mais c’est du passé. Maintenant, non seulement ça n’est plus nécessaire, mais en outre, cette procédure est, de fait, très largement contournée.

Comment ça, contournée ?

Fort heureusement, si vous habitez ici et qu’un ami veut venir passer quelque temps chez vous, vous n’allez demander d’autorisation à personne ! Mais si l’ami prolonge son séjour de telle sorte qu’il devient lui aussi plus ou moins un « habitant », qui peut s’élever contre ça ? Je ne comprends d’ailleurs pas pourquoi la femme dont vous avez parlé n’a tout simplement pas accueilli chez elle son compagnon ! Et puis, pour ce qui concerne les personnes en difficulté, la question se pose aussi : il faut maintenir ici un taux de vieux – ça, je suis tout-à-fait d’accord, c’est même en partie pour ça que le village s’est créé. Or les procédures de recrutement en vigueur ne sont pas adaptées. Elles ne sont d’ailleurs pas plus respectées pour les vieux que pour tout un tas d’autres personnes moins valides ou en difficulté. Et pour ma part, plutôt qu’une loi contournée, je trouve que « pas de loi » est plus sain.

Quels sont les risques ? Il doit bien y en avoir ?

Les risques d’une loi contournée, c’est le porte-à-faux permanent. Le risque de « pas de loi », c’est que les quantités de personnes qui aimeraient venir habiter ici déferlent…

Eh bien, alors, comment faire ? Accepter qu’il n’y ait pas de limites à la croissance ? Envisager qu’une petite ville se constitue progressivement ? Au fait, iriez-vous jusqu’à envisager que la collectivité de fait se transforme en une véritable commune ?

Vous poussez un peu le bouchon ! Je crois que, pour quelque temps encore, la jauge de mille se justifie. Et, de toute façon, cette question ne fait pas partie de ma mission au gouvernement. Non, ce que je vais proposer c’est autre chose, qui ne sera pas du goût de beaucoup : qu’il soit établi des critères de préférence. Par exemple, en ce qui concerne les vieux – pas seulement les personnes dépendantes, mais tous les vieux – je propose de privilégier le critère de « misère financière ».

C’est-à-dire ?

Je connais assez de gens qui, pour leur retraite, n’ont pas de quoi vivre. Et bien souvent, à la misère financière s’ajoute un sentiment de honte. C’est inhumain ! Si le village veut prouver son utilité, c’est là un domaine de plus où il peut le faire.

Mais comment les revenus des personnes en question augmenteraient-ils ici ? D’un coup de baguette magique ?

J’appartiens au club de ceux qui veulent instaurer la péréquation des revenus entre habitants. C’est sans doute au sein de ce club que les choses pourraient trouver une solution. Nous sommes déjà un bon tiers de volontaires, et il y a des gens qui sont en train de creuser très activement la question.

Un tel village au sein du village, vous le verriez prendre de plus en plus d’importance ?

Non, le village est fort heureusement traversé par de multiples tendances. Ce serait un drame si l’une devenait hégémonique.

Mais, même sans devenir hégémonique, le « club » dont vous parlez serait amené à se doter de fonctionnements bien codifiés : il ne serait alors plus du tout un simple « club » !

L’histoire le dira. Pour le moment, je vais tenter de défendre ma proposition de « critères de préférence », et pas seulement pour les retraités dans la misère. Certains y voient un virage à 180° par rapport aux origines. Il faut trouver comment atteindre les mêmes objectifs avec des moyens différents. Pas besoin de vous faire un dessin : ça ne va pas être de la tarte !

Familles d’accueil – Exceptionnellement, interview d’un gamin

Marco, j’ai compris que tu es ici chaque week-end, accueilli par une famille…

Oui.

Et le reste du temps, tu es où ?

Je suis ailleurs.

Tu connaissais déjà cette famille ?

Non.

Le week-end, tu joues avec les jeunes de ton âge qui habitent ici, je suppose ?

Non, pas tellement. Il y a une PS3 chez les gens et, moi, je préfère ça. Mais, quand même, la fille est super gentille, et j’aime bien quand ses copines viennent chez elle. C’est pas souvent, parce qu’elle préfère être dehors. Mais surtout, il y a le papy. Lui et moi, on va souvent faire un petit tour. Il est rigolo. Il m’a déjà appris deux tours de magie. Les autres papys qu’il rencontre sont rigolo aussi. Enfin certains. Comme ça, ça me fait plein de papys. Les miens, les vrais, je les connais pas. Je les ai jamais vus. Peut-être que j’en ai pas, en fait. Ce que j’aime surtout, c’est quand ils jouent aux cartes au bistrot. Là, dans mon petit coin, je suis bien. Mais au bout de quelque temps, j’ai hâte tout de même de revenir à la Play Station. Alors, je le laisse avec ses copains. Je voudrais bien l’adopter comme papy.

Le gouvernement s’est montré preneur d’un rapport sur les pistes à creuser quant à l’usage de la monnaie en interne. Débat entre deux des gouverneurs qui commencent à plancher sur la question.

B. – Quand je suis arrivée ici, j’ai cru débarquer sur une planète éloignée du système solaire ! (rire) J’étais boulangère ambulante : j’allais de festival en manifestation avec mon four ambulant. Je me suis laissée recruter parce que je voulais me poser un peu avec mes enfants, tout en continuant de gagner ma croûte. Mon pain est bon – on me le dit -, il se conserve longtemps – on n‘a pas besoin de me le dire -, et ça a plu aux recruteurs. Total : j’ai débarqué ici deux mois plus tard. Et au bout d’à peine six mois, voilà que je me retrouve gouverneure ! En peu de temps, j’en ai fait du chemin ! Comme je vois passer à la boutique une bonne partie des habitants et comme, de surcroît, je fais partie des boulangères bavardes – non, des boulangères qui aiment converser ! -, ma façon de voir les choses s’est mise à évoluer à une vitesse grand V !

A. – Moi, je fais partie des fameux « onze » qui ont creusé le premier sillon. A l’époque, j’avais pris une année sabbatique pour me coller à temps plein sur le chantier. Depuis lors, j’ai repris mon activité de visiteur médical, et je voyage donc pas mal à nouveau, mais je veux absolument réduire la voilure : un mi-temps me conviendra parfaitement d’ici un an ou deux.

Qu’est-ce qui vous a conduits, l’un et l’autre, à prendre en charge cette réflexion sur l’usage de la monnaie en interne ?

A. – J’ai adopté, il y a un an le point de vue du Zeitgeist qui énonce que, à ce stade de l’évolution de la planète, il serait absurde de s’accrocher à l’usage de quelque monnaie que ce soit. A Zeitgeist, nous n’avons d’ailleurs pas une plus haute idée des systèmes de troc, qui n’ont absolument pas fait leurs preuves à grande échelle.

B. – Je te fais remarquer que, ici, nous sommes à toute petite échelle. Moi, je serais tout-à-fait prête à « vendre » mon pain contre une monnaie locale qui serait garante d’un bon troc. Le troc sans monnaie, j’en suis bien d’accord, ça ne peut pas aller bien loin, mais si une monnaie est mise en circulation pour le faciliter, ça pourrait tout changer. Le problème ce n’est pas la monnaie en tant que telle, selon moi, mais le fait que nous sommes dépendants d’une monnaie qui sert aussi à spéculer. Voilà où est le vrai problème ! Le seul, selon moi. Or, une monnaie non spéculative résoudrait cette question de a jusqu‘à z. Pourquoi aller chercher plus loin, comme tu veux le faire ? C’est de l’aventurisme, je trouve. Et ce serait vraiment dommage de ne pas profiter des super conditions que nous avons ici pour expérimenter une monnaie locale ! Ca marche dans d’autres endroits, pourquoi pas ici ?

A. – Bon, ton raisonnement se tient, il n’y a rien à y redire.

B. – Je te remercie. Mais alors, je ne comprends pas pourquoi tu veux prêcher le gratuité. Tu me diras que je pense à mon tiroir-caisse et que je ne vois pas donner tout bonnement mon bon pain… Oui, il y a du vrai là-dedans, bien sûr !

A. – Je t’ai déjà dit que je ne veux pas prêcher contre la création d’une monnaie locale ici. Si, au bout des débats que nous avons en ce moment, cette décision est prise, je n’y serai pas hostile. Je ferai même partie des utilisateurs les plus convaincus de cette monnaie.

B. – J’ai un peu de mal à te suivre…

A. – Tout ce qui peut aider à mettre en doute la religion de l’argent me semble positif. Si notre monnaie réussit à nous convaincre que nous n’avons pas plus besoin des banques que des autres organismes financiers ce sera un pas en avant, c’est indiscutable. Ce parasitisme économique me fait gerber ! Et tout ça a pignon sur rue, ce qui justifie du même coup l’argent dégueu, les monstres fortunés, la corruption, bref tous les trafics auxquels on peut s’adonner quand les banques vous bénissent !

B. – Mais, alors, pourquoi diable vouloir chercher plus loin que des monnaies indépendantes ?

A. – Parce qu’il faut chercher plus loin. Qui dit monnaie dit prix. Qui dit prix dit rareté. L’économie que nous vivons n’est peut-être plus rien d’autre qu’une grande machine à créer de la rareté. Toi, la boulangère, tu ne sais donc pas que la planète pourrait produire assez de céréales pour nourrir les milliards que nous sommes ? Car la rareté ne vient pas d’abord des conditions physiques, climatiques ou autres. Elle vient d’abord du fait que les paysans sont progressivement précipités, tous, les uns après les autres, dans le gouffre des marchés, et que ceux-ci les ruinent après les avoir saignés pour soi-disant s’y adapter. Si l’objectif est que tout le monde mange à sa faim, c’est la notion même de marché qui est contre-performante. Les banques, les spéculateurs et tous les vampires de cet acabit sont l’arbre qui cache la forêt ! Ouvrons les yeux ! Ne nous contentons pas des catéchismes à la mode ! La notion même d’échange économique doit se faire pulvériser !

B. – Et tu en tires quelle conclusion pour le problème qu’on nous a demandé d’éclairer ?

A. – J’en tire la première conclusion que si une monnaie locale est utile, comme je te l’ai dit, allons-y : ça lézardera toujours un peu la baraque à fric ! Mais ça n’est pas à la hauteur de ce que je crois urgent, et que notre expérience pourrait tenter.

B. – Donne-moi des exemples : qu’est-ce qui serait gratuit, ici ?

A. – Au marché, pas mal de choses sont déjà gratuites, et c’est comme ça depuis le début. A mon avis, il faut à tout prix le préserver. Et – toujours à mon avis – il est très important que celui qui prend le fasse en la présence de celui qui offre. Si ce n’était plus le cas, ce serait grave. Ce qui est gratuit ne doit pas être un déchet. A ce sujet, une remarque : les mots posent problème, car est-ce qu’on prend ou est-ce qu’on reçoit ? est-ce qu’on donne ou est-ce qu’on offre ? En tout cas, moi, quand je repars avec un cabas plein, je sais de qui je l’ai reçu, et ça n’est pas rien, ça ! J’aime les produits de V., le maraîcher, et j’aime tout autant aller lui donner un coup de main quand il en a besoin. Il sait qu’il peut compter sur moi dans ces cas-là. En vérité, nous sommes encore mentalement conditionnés à une forme d’échange, et moi le premier. Mais j’aimerais arriver à un système où je recevrais de lui les mêmes légumes, alors que je serais incapable de lui rendre le moindre service en retour. Nous devons nous fixer l’objectif de créer l’abondance en tous domaines.

B. – Tu rêves !

A. – Oui, je constate que rêver fait partie de nos capacités humaines. Et c’est tant mieux !

B. – Moi, j’ai les pieds sur terre. Je voudrais exposer un peu plus complètement ma proposition. Je peux ?

A. – Fais !

B. – Je veux bien qu’on m’achète mon pain en monnaie locale, mais j’en veux aussi un peu en argent ordinaire, parce que je ne vois pas comment je pourrais m’en passer : mes gosses me coûtent, et l’orthodontiste en ville n’acceptera sans doute pas de se faire payer en une autre monnaie…

A. – Serait-ce un problème que trois formes coexistent : une plus grande gratuité, une monnaie locale et ce que tu appelles l’argent ordinaire ? Non ! Absolument pas ! Je répète que je t’encourage vraiment à proposer aux autres gouverneurs qu’une monnaie locale soit mise en circulation. Je suis même certain que la majorité des habitants se mettraient à l’utiliser dès sa création, et ça c’est une condition idéale pour que ça marche. Mais, bon, il faudra que tu envisages aussitôt comment sera géré cet argent. Si c’est un système centralisé, comme dans les SEL, je suis personnellement assez réticent. Si c’est une planche à billets qui se met en route et qui génère de la monnaie avant même que des biens ou des services aient été échangés, ça, ça me convient déjà mieux, mais faudra être très vigilant : y aura-t-il une parité avec la monnaie des banquiers ? Fixe ou variable ? etc. Moi, je ne veux pas perdre de temps à m’occuper de ça, mais si ça t’intéresse, vas-y !

B. – Je ne me sens pas les compétences, j’avoue. Mais je n’ai pas signé pour gérer ça ! Comme toi, je ne me suis engagée qu’à explorer de nouvelles pistes ! Et j’ai même une seconde piste à proposer. Tu vois que j’ai mis les bouchées doubles ! Moi qui étais intellectuellement en friche avant de venir ici, je me suis faite sacrément contaminer !

A. – Ta deuxième piste, c’est quoi ?

B. – Tu sais que je fais partie de ceux qui ont opté pour le principe de la péréquation volontaire des revenus. Parce que c’est une simple question de justice. J’ignore si nous parviendrons à mettre ça en place, mais bon… J’espère que oui. Et je sais pertinemment que tu ne fais pas partie de cette mouvance. Ne compte pas sur moi pour essayer de te convaincre d’y adhérer…

A. – Ah, mais si : j’aimerais que tu essaies. Je n’ai jamais dit que je n’y viendrais pas, mais tout simplement, je ne veux pas prendre trop d’engagements en même temps. Allez, vas-y, tu m’intéresse !

B. – Bon, à présent déjà, les personnes payées par le village reçoivent toutes le même salaire horaire. C’est ce Smic qui doit à mon avis servir de base à la péréquation. Un retraité pauvre qui perçoit mensuellement moins que ce montant doit arriver à ce même niveau de revenus, et la boulangère que je suis peut bien abandonner une part de son revenu pour que ça soit possible.

A. – Même si tu te crèves au travail alors que le retraité non ?

B. – Eh bien oui : même si je me crève au travail et le retraité non. Oui, monsieur ! Tu vois que, au cul du pétrin, la nuit, ça y va les méninges ! Et tu sais pourquoi je dis ça ? Parce que le retraité, ou la retraitée qui tient compagnie à un malade ne se crève peut-être pas, mais n’empêche que sans lui ou elle notre village n’existerait pas comme il est. Et moi, je l’aime, ce village. Comme il est.

A. – Au fait j’y pense : quand je travaillerai à temps partiel, ça va bien m’arranger de participer à votre système de péréquation ! (rires)

B. – Figure-toi que j’ai encore mieux à te proposer !

A. – Houlà ! Tu m’intéresses !

B. – J’ai proposé que ça soit envisagé chez les péréquateurs, et on m’a fait les gros yeux et un grand non de la tête… Je n’en parle donc plus dans ce cadre-là.

A. – Et tu veux me recycler ton idée, c’est ça ?

B. – Ben oui, tout simplement. Et je vais même essayer de te convaincre. Supposons créée notre monnaie locale. Tu me suis ?

A. – Jusque-là, ça va.

B. – Je te propose de percevoir chaque mois, en monnaie locale, de quoi vivre : par exemple, l’équivalent d’un Smic mensuel. Même si tu ne visites plus du tout les cabinets de médecins. Et même si tu ne tiens pas, non plus, compagnie aux malades. Je te fais rentier. Oisif reconnu d’utilité publique du seul fait de son existence. Revenu minimum d’oisiveté, j’appelle ça : RMO.

A. – Çà me va aussi ! Çà me va même très bien !

B. – Mais attention, tu ne pourras pas dépenser cet argent-là en dehors du village !

A. – Aïe…

B. – J’ai la parade. Je te propose quelque chose d’intéressant : tu commences par venir chez les péréquateurs. Là, tu vas automatiquement être péréquaté sur la base de l’argent qui provient de l’extérieur du village.

A. – Même si moi-même je n’en ramène plus du tout ?

B. – Même si toi tu n’en ramènes plus du tout. Oui, Monsieur ! Et tu vas cumuler les deux ressources. Mais il y a un inconvénient : tu devras peut-être te contenter d’un revenu très bas en monnaie ordinaire. Ben oui !

A. – Crois-tu que je pourrai néanmoins payer mon garagiste en ta monnaie locale, si je le convainc qu’il pourra payer avec cet argent les légumes qu’il achète à V. ? Je sais que, lui et moi, nous avons le même fournisseur en légumes. Pour moi, chez V. c’est gratuit, je te l’ai dit, mais je suis absolument certain que V. accepterait de fournir ses produits contre ta monnaie quand elle existera. Et donc, le garagiste acceptera forcément que je le paie moi aussi en cette monnaie-là.

B. – Attends ! Si toi et moi avons le même garagiste, et s’il l’idée lui prend de venir m’acheter du pain, bien sûr que j’accepterai « ma » monnaie, comme tu l’appelles. Par contre, si ça accroît ma clientèle, je freine, car je n’aimerais pas devoir augmenter ma production. Je suis au maximum de mes possibilités. Pas envie d’embaucher.

A. – Et pourquoi je ne viendrais pas, moi, tenir ta boutique ? J’aurai déjà tellement de revenus par ailleurs, si j’ai bien compris, que l’argent ne sera plus la question. Hé-hé ! Tu vois où tu en arrives ? A de la main-d’œuvre gratuite !

B. – Qu’est-ce que tu veux dire ?

A. – Que nous pourrions, à nous deux, inventer un système bien huilé qui aboutira à générer toujours plus de gratuité. C’est bien ce que je te proposais en commençant, non ?

B. – Tu me troubles !

A. – Pas besoin de me faire un dessin ! Je sais parfaitement que cette histoire de gratuité ne peut que troubler. Tu crois que ça ne m’a pas troublé, moi, lorsque j’ai commencé à explorer la chose ?

B. – Toi, si je comprends bien, tu sais retomber sur tes pieds quoi qu’il arrive ! Moi, je suis vite déboussolée sur le coup. Alors, donne-moi le temps de souffler, s’il te plaît

A. – Accordé.

B. – Ton histoire de gratuité généralisée me semble tellement fumeuse que ce que tu viens de me dire ne suffit pas à me convaincre.

A. – Il faut regarder les choses en face. Il y a déjà tellement de gratuité, ici : la bibliothèque d’échange, le libraire qui commence à donner ses livres, la fin du marché – on en a déjà parlé -, les services que l’on se rend sans contrepartie un peu comme au sein d’une même famille. Au fond, ce qui se paie, ici, va tendre à devenir l’exception.

B. – Oui mais ta théorie, si j’ai bien compris, s’appuie sur l’idée que la gratuité pourrait être généralisée…

A. – Oui. Je confirme.

B. – Ce que je vois plutôt c’est que tout ce qui n’était pas encore payant est en train de le devenir.

A. – Tu parles de quoi ?

B. – Le cas typique est celui de l’eau, denrée de base. Y aura-t-il encore dans un siècle un humain qui n’aura pas payé, voire payé d’avance, l’eau qu’il boit ?

A. – C’est l’une des tendances. Mais tu vois aussi que, parallèlement, dans le domaine de l’information, tu accèdes de plus en plus gratuitement à des quantités d’informations utiles. Et je ne te parle même pas de la musique. C’était inimaginable il y a ne serait-ce que vingt ou trente ans ! Et ça, c’est l’autre tendance. Si je propose de généraliser la gratuité ici – OK, ce sera peut-être après une phase de monnaie locale – c’est parce que nous devons accompagner ce mouvement, l’expérimenter. Et nous avons tout à y gagner, non ?

B. Avant que je soutienne ta thèse et ta proposition, tu auras bien du boulot à faire pour me convaincre. Et, crois-moi, ça va être pareil du côté des autres gouverneurs !

A. – Une prochaine fois, j’argumenterai de manière un peu plus précise, et j’essaierai de te montrer que nous disposons aujourd’hui, à l’échelle de l’humanité, des moyens de générer l’abondance de biens et de services. Çà ne résout pas tous les problèmes que nous nous posons dans cette existence, mais tu avoueras que l’horizon se dégagerait considérablement si nous allions dans cette direction !

Un archiviste

Un matin, ma voisine est tombée. Je l’ai relevée, puis ramenée chez elle où je l’ai assise. Elle m’a alors confié qu’elle ne se souvenait jamais de la journée précédente et qu’elle était toujours en train de revivre la même journée, une journée type. Et au cours de cette journée type, il y avait fatalement un moment où elle tombait. Me rendant compte que, pour elle, il s’agissait d’un jour sans fin, sans cesse recommencée et toujours perdue, je lui ai tout simplement demandé en quoi consistait cette journée. Et, petit à petit, en reconstituant sa journée type – ce qu’elle pensait être sa journée type, alors que chaque fois c’était une journée différente, bien sûr – ça m’a donné envie d’écrire cette journée, en recueillant tous ses éléments. Ce que j’ai fait. Et, le lendemain, je la lui ai décrite. Résultat : alors même que la veille au soir elle m’avait fourni ces éléments, elle a été choquée, car pour elle c’était une nouvelle journée qui commençait. Elle m’a donné l’impression d’être un voyant. Eh bien, pour les gens, c’est un peu ce que je suis devenu.

Et comment ça se traduit concrètement ?

Quand ils ont besoin de se souvenir de quelque chose, ils me confient une partie de leur mémoire.

S’agit-il de secrets ?

Non, pas ce ne sont pas des secrets, puisque par principe, ils autorisent l’accès à ces archives de mémoire au terme d’un certain laps de temps. Par exemple « à ma mort », ou « dans dix ans ». Mais le délai peut être bien plus court ! Quand le délai est passé, je viens les voir et je leur raconte ce qu’ils m’ont confié. Ou alors, ils me demandent de le transmettre à quelqu’un d’autre. C’est ainsi qu’il m’arrive d’aller porter la mémoire.

Vous ne levez pas beaucoup le voile sur ce dont il s’agit…

C’est tellement divers ! Mais, au fil du temps, mon rôle a évolué : j’en suis venu à encourager quiconque le veut bien à raconter l’une de ses journées, une journée qui lui a plu, voire qui a été pour lui fondatrice. Par le côté « micro-mémoire », ça se distingue nettement du récit de vie.

Ainsi, vous êtes le collectionneur des journées du village ?

Exactement, c’est-ce que je suis devenu. A l’opposé d’une chronologie du village, je recueille des sortes d’instantanés. En les montant sous forme de collage, on a accès à ce que pourrait être la vie du village.

Et, en procédant ainsi, avez-vous acquis une vision différente du village ?

Il va de soi que je porte maintenant un tout autre regard sur le village : je vois bien des interactions, des correspondances secrètes entre certains membres du village qui ne se côtoient même pas mais dont les journées sont similaires. Exemple : le meunier, qui ne lit que le soir, presque en secret, a quelque chose à voir avec la bibliothécaire qui, elle, fait semblant de lire toute la journée, et va faire, le soir, le pain pour toute la famille. Puisque je suis le seul a détenir ces « photos », je suis aussi le seul à déceler ces correspondances.

Vous me disiez tout à l’heure qu’on vous prenait pour un voyant, mais cette activité fait de vous, plutôt, un voyeur !

Non ! Je ne suis pas d’accord ! Je suis plutôt celui qui va chercher insidieusement à relier des personnes qui pourraient se rencontrer au sein du village. Cette fonction de marieur est, toutefois, un peu marginale. Mais je ne suis pas du tout voyeur, non, non, non ! Ça ne m’intéresse pas du tout de savoir qui a fait quoi, qui a pris ceci ou cela à son petit déjeuner. Ce qui m’intéresse est de créer des liens secrets entre les gens.

En créer, ou en identifier ?

Je les mets en lumière, en fait. Je les révèle à la manière d’une image qui se révèle au cours d’un tirage photographique.

Et vous gardez ces images pour vous-même ?

S’agissant des correspondances dont j’ai parlé, oui. Mais les images brutes, les récits d’une journée proprement dits, j’ai l’occasion de les faire connaître au cours des veillées funèbres. Quand une personne qui m’a confié une journée meurt, plutôt que de faire une oraison funèbre banale, on met en lumière cette journée. Leur vie prend ainsi un relief extraordinaire, tant pour ses proches que pour ses amis, et même pour ceux qui ne l’ont que très peu connu. La veillée funèbre prend alors une dimension apocalyptique – si l’on veut bien se souvenir qu’une apocalypse est, en fait, une révélation – : on comprend qui a réellement été cette personne qui vient de partir. Elle était peut-être devenue une personne exécrable au fil des dépôts de la vie et du quotidien – personne n’est à l’abri d’une telle évolution : l’habitude peut nous forger un costume déplorable -, mais cette pratique nous met face à la personne nue, à ses impressions, à ses sentiments, à sa pulsation première pourrait-on dire.

De la douceur avant toute chose

On vous présente comme « le gouverneur qui ne gouverne plus »…

Je vous explique. Quand je suis arrivé ici, je me suis impliqué au maximum dans la vie de ce fichu village. Et aujourd’hui, les gens ont l’impression que je me tire les pattes. Pourquoi ça ? Tout simplement parce que j’ai atteint certaines limites. Peut-être que j’ai un peu exagéré au début ? J’étais retraité, j’avais du temps, et surtout faire réussir cette expérience me tenait à cœur. Et ça me tient d’ailleurs toujours autant à cœur : toute cette énergie ne doit pas avoir été déployée en vain. Et puis, voilà, un beau matin, j’ai donné l’impression de reprendre mes billes. J’étais gouverneur depuis trois mois, j’avais donc encore six mois à faire, et j’ai pris la résolution de ne plus gouverner que du bout des doigts, si je puis dire. Actuellement, je me contente donc de participer aux décisions finales, sans prendre part aux échanges qui les précèdent : je dis oui ou je dis non, mais rien de plus. Contrairement à ce qu’on vous a dit, je continue donc de jouer mon rôle de gouverneur. Différemment, bien sûr. Mais on a peut-être oublié de vous expliquer que chacun est libre de concevoir son rôle de gouverneur comme il l’entend ? Un étudiant qui ne revient au village qu’un week-end sur quatre ou cinq – il y en a – est tout-à-fait fondé à ne participer comme moi que du bout des doigts sans que l‘on songe à le lui reprocher. Heureusement, d’ailleurs, car sinon ne seraient dans le coup que ceux qui disposent de tout leur temps !

Mais, ce retrait, pourquoi ? et pourquoi soudainement ?

Parce que, soudain – pour ne rien vous cacher, c’était une nuit -, je me suis rendu compte que je n’étais plus celui que j’avais été. Je m’emmerdais dans les discussions mais je tardais à le reconnaître. Primo, mon ouïe a récemment baissé considérablement, donc difficile de participer comme auparavant à des débats. Et puis, j’ai pris du recul. A mon âge, il est temps de se libérer de plein de choses. Vous êtes jeune, ça ne vous dira sans doute pas grand-chose, mais je vous pose tout de même la question : comment voulez-vous mourir joyeusement si vous avez développé jusqu’au bout des attachements qui seront autant de motifs de regret de quitter cette bizarre aventure qui se nomme existence ? Or, pour moi, préparer cette fin, ça fait partie du programme. Je l’ai dit à quelques-uns, qui m’ont systématiquement répondu « M’enfin, t’es loin d’être au bout du rouleau ! ». Ce qui est peut-être vrai, mais je voudrais maîtriser la sortie, y aller en douceur. Pas envie de me faire piéger par ce terminus. Nous sommes ainsi faits, vous comme moi sans doute, que n’importe quoi pourrait nous satisfaire pour peu que ça nous détourne de cette chiennerie de fin de vie.

Vous êtes le premier à évoquer franchement cela devant nous. Et pourtant, il y avait un slogan au tout départ du village : « Vieillir pas cons ».

Je me demande si le résultat est à la hauteur des ambitions. J’aimerais bien qu’on s’en préoccupe de nouvelle manière, même si c’est loin d’être facile. Car « Vieillir », oui, on s’en préoccupe, c’est vrai, mais « mourir », c’est encore tabou pour beaucoup. Des plus vieux que moi, je m’en occupe un peu plus qu’auparavant. J’ai des engagements pour pousser des fauteuils roulants et je les respecte. J’en ai encore la force et quand ce ne sera plus le cas, je me mettrai encore un peu plus en recul.

A l’heure actuelle, vous fréquentez surtout des vieux, donc ?

Oui. Et figurez-vous que nous ne parlons guère. Il y a, dans ce village, une inflation de paroles. Je ne conteste pas que débattre de tout soit nécessaire, car c’est sans doute ce qui permet au village de s’irriguer au mieux. Mais vient un moment – et j’y suis – où le silence devient une valeur en soi. Donc, ces plus vieux que moi savent qu’ils peuvent compter sur ce qu’il me reste de muscles, mais pas sur ce qu’il me reste d’oreille. Ça peut vous paraître bizarre, du coup, que j’aie accepté de m’entretenir avec vous…

D’autant plus merci.

Je l’ai fait de manière très utilitaire, vous savez ! Je veux en profiter pour exprimer, cahin-caha et d’abord pour moi-même, des bouts de réflexion sur ce que pourrait être « un village pour mourir pas cons ».

Par exemple ?

Par exemple, quelqu’un qui meurt, c’est aussi un pan de la vie collective qui fout le camp. Ce qui veut dire que cette même personne, quand elle est vivante, constitue un pan de la vie collective qui s’en ira un jour. Vous comprenez ? Comment réintégrer la mort comme une donnée de base de l’existence ? Le lieu me semble idéal pour en finir avec la conception solitaire de la mort.

C’est votre testament ?

Oui. Et avant d’en finir, j’aimerais aussi dire deux mots de la formule « communisme individualiste » qui a parfois cours ici ? Moi, j’aime cette façon de présenter le village. Chacun des deux mots constitue un pôle, et je trouve judicieux que chacun oscille entre deux. Si vous n’êtes pas assez tourné vers vous-même, vous vous perdez dans l’aventure collective. Il y en a, ici, que je soupçonne de fuir ainsi. Mais c’est compréhensible. Après tout, cette chiennerie de fin de vie nous pousse à rechercher de la douceur. On n’en est pas toujours conscients, mais je crois que ce que recherche un peu tout le monde – et je ne parle pas seulement du village, ça me semble une généralité -, c’est cette douceur. Ca peut prendre de multiples formes, et le repli sur soi n’est à cet égard pas plus répréhensible que l’activisme collectif à tout crin.

Affaires religieuses

Je suis arrivé il y a trois ans dans le village. J’ai adhéré au Comité des fêtes et, à un moment donné, la question des fêtes religieuses s’est posée. Comme il n’y avait pas d’église, un groupe de chrétiens s’était en effet emparée de la question : comment pourrions-nous disposer d’un lieu de culte où, au moins, les grandes fêtes de notre religion seraient célébrées. Vif débat au comité des fêtes, bien évidemment : un lieu de culte, cela signifie-t-il un lieu dédié à cette seule fonction ? combien de personnes environ s’agit-il de satisfaire ? etc. Les chrétiens à l’origine de la question, eux, sans attendre l’issue de ces débats, ont contacté le maire pour faire avancer l’idée, ou en tut cas essayer d’y voir clair.

Le maire, ou le gouvernement du village ?

Oui, le maire, le maire de la commune. Le village dépend d’une commune, d’ailleurs bien moins peuplée que le village lui-même. Et ils n’y sont pas allés par quatre chemins : ils ont demandé par écrit au maire dans quelles conditions la commune pourrait financer la construction d’une église. Réponse lapidaire du maire, qui avait préalablement consulté la préfecture : les fonds publics ne peuvent pas aller à un lieu de culte. Ils ne se sont pas découragés et, au cours d’une rencontre, ils lui ont posé une nouvelle question : si se constitue une association ad hoc, la mairie pourrait-elle la subventionner au titre d’activités culturelles ? Ils s’appuyaient sur le fait que certaines communes subventionnent des communautés de croyants dont le but est réellement, et sans ambiguïté, religieux même s’il est officiellement énoncé comme culturel ?

Et qu’en a pensé le Comité des fêtes ?

Le Comité des fêtes a pondu un texte, pour appuyer la demande de ce groupe d’habitants, et c’est moi qui ai été désigné pour aller présenter au maire le projet d’association culturelle de croyants, dont l’un des buts était de célébrer les fêtes religieuses, outre qu’elle devait aussi – c’était le second but officiellement inscrit dans les projets de statuts – permettre à ses membres de se cultiver ensemble. Il était bien convenu que ce projet ne devrait absolument pas contribuer à l’effet ghetto toujours à craindre pour le village, et que l’association serait ouverte à qui voudrait à des kilomètres à la ronde. Sauf qu’il n’y avait, pour le moment, dans l’histoire que des habitants du village…

Vous faisiez partie des croyants en question ?
Non, pas du tout. Mais j’avais déjà eu l’occasion, du fait de ma profession antérieure, de fréquenter des élus, et ça me titillait de réussir à faire aboutir ce projet.
Et qu’a répondu le maire ?

Je me suis arrangé pour présenter les choses sous l’aspect pratique. L’association aura besoin, ai-je argumenté, de tables, de chaises et de petit matériel. Le maire a commencé par proposer que le matériel banalisé servant – pas souvent, il faut bien le dire – en cas de manifestation communale soit mis de temps en temps à la disposition d’une telle association. Oui mais, lui ai-je fait valoir, ce sera chaque samedi soir : faire effectuer par l’employé communal une navette hebdomadaire ne serait pas très judicieux, non seulement en termes de frais de trajet, mais aussi en termes d’emploi du temps de l’employé. Le maire en a bien vite convenu. J’ai fait valoir que l’implantation du village apportait pas mal de ressources à la commune, qu’elle avait permis de maintenir l’école, que le boulanger – un cousin du maire – y trouvait largement son compte, etc. En fait, puisque le gouvernement n’est pas habilité à se mettre en rapport avec des instances extérieures, peu de contacts avaient été pris jusqu’alors avec le maire concernant des questions financières. Nous nous en sommes tenus là, sur le moment. Je sentais qu’il réfléchissait à tout ça, mais je ne voulais surtout pas obtenir un accord verbal dont il pourrait toujours se dédire ensuite. Nous sommes allés au café, où nous avons parlé de choses et d’autres et notamment de la battue aux renards qui se préparait au même moment. Et puis, spontanément, au cours de la conversation, le voilà qui me lance « Si le conseil vote 1 000 euros cette année, ça pourrait faire l’affaire pour deux ou trois ans ? ». Les croyants avaient pensé demander 800 euros. J’ai dit que oui, probablement. Et ça a été tout cette fois-là. Sauf que, lors de la réunion suivante deu Comité des fêtes, est apparu Brahim. Le bruit avait couru bien sûr que l’association avait de bonnes chances de se faire subventionner, et sa constitution était en cours. Brahim, lui, est venu expliquer que, même si les croyants de sa confession étaient moins nombreux au village, il y en avait tout de même une bonne dizaine. « Je ne vois pas pourquoi, vous les chrétiens, vous vous feriez équiper un endroit pour prier ensemble, et nous, musulmans, nous devrions nous contenter de prier quasi-clandestinement. Nous pensons juste que la commune nous aide à disposer, nous aussi, de matériel adapté à notre culte. » Quand l’un des chrétiens lui a rétorqué que personne au village ne connaissait le nombre de juifs qui y résidaient, il a failli mal prendre la chose… Mais quelqu’un a calmé le jeu : pourquoi ne pas équiper un lieu de manière à ce qu’il puisse servir à divers cultes ? « De toutes façons, a-t-il ajouté, les jours de prière ne sont pas les mêmes, donc ça doit être possible ! »

C’était une solution de bons sens, non ?

Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Brahim, têtu et persuadé qu’une discrimination était à l’œuvre, est allé tâter le terrain au Conseil général. Il n’a pas été entendu. Je regrette qu’il n’ait pas saisi la perche qui lui était tendue, car elle me semblait y si je puis dire – de bonne foi. Tout s’est passé comme s’il avait profité de l’occasion pour développer un antagonisme religieux.

Résultat ?

Les chrétiens se sont disputés à propos de la conduite à suivre. Il n’y a pas eu d’association. Les fêtes religieuses continuent d’être célébrées par ceux qui le désirent dans une paroisse située à dix kilomètres, et ce n’est sans doute pas plus mal pour le village.

Merci d’avoir lu, marquant ainsi votre intérêt pour cette fiction Pour habiter pas cons et, faut-il espérer, pour ce qui pourrait en découler concrètement !

À ma connaissance, une telle bourgade n’a pas d’équivalent.

En matière de taille, la « ville libre » de Christiania (infos plus bas) à Copenhague – 40 ans à près de mille sur 35 hectares – est ce qui s’en rapprocherait sans doute le plus.

Une démarche spirituelle comme celle qui présidait à la création d’Auroville à Pondichéry ne me semble pas utile : Jacques Généreux, l’auteur de ‘La Grande Régression’ écrit « Si l’on perd le désir et la capacité de faire progresser l’égalité, la solidarité et la convivialité entre les hommes, la plus avancée des sociétés peut sombrer dans la barbarie », et ça me suffit pour que nous tentions de bifurquer ensemble.

L’expérience de la coopérative Longo Mai est un peu éloignée de ce qui se dessine ici.

Reste la commune (une authentique commune) de Marinaleda, en Andalousie, « una utopia hacia la paz » de 2600 habitants, zéro banquier, zéro flic, zéro chômeur, et où les habitations se louent 15 euros par mois.

Si vous connaissez d’autres expériences, je suis preneur d’infos. Laissons de côté les pseudo « communes et républiques libres » que l’on rencontre dans certaines villes européennes, tout comme les communautés Amish d‘Amérique du Nord (même si leur rejet du conformisme consumériste mérite le respect !).

J’expose ici un peu plus complètement ma démarche.

Ce village, je compte bien qu’il se crée dans les années qui viennent, car j’espère y habiter avant de prendre congé ! Je n’en serai pas concrètement l’initiateur : j’apporterai ma contribution comme d’autres, mais j’estime n’avoir ni la capacité ni l’âge pour initier et coordonner sa réalisation.

Ce que je crois pouvoir faire, par contre, c’est créer quelques conditions qui pourraient y aider :

– rédiger d’ici un an un livre qui présentera la chose comme « pas con » (un éditeur s’est d’ores et déjà proposé spontanément),

– demander à diverses personnes d’apporter leur vision de ce que serait un tel village, et accompagner ceux qui veulent bien entrer dans le jeu de l’interview de fiction que je propose,

– parler de l’intention générale dans des contextes qui pourraient en favoriser la concrétisation.

Je ne vais pas spontanément vers les institutions pour présenter cette intention, car je crains qu’elles ne mettent plutôt des bâtons dans les roues.

Pourtant, il m’est arrivé de rencontrer un groupe de travail un peu institutionnel qui réfléchit prospectivement, et à qui ce genre d’idées n’a pas l’air de faire peur.

Ma conviction est que de vrais projets de tels villages pourront prendre corps à la rencontre entre, d’une part, des dynamiques déjà existantes comme celle que je viens d‘évoquer et d’autre part, une ou plusieurs personnes qui se seront emparées du travail préparatoire dont ce site commence à porter la trace.

Les projets de co-habitats de petite taille ne couraient pas les rues il n’y a pas si longtemps, et n’avaient donc pas l’heur de plaire aux « décideurs » : aujourd’hui, ça prend petit à petit place dans la panoplie des modes urbanistiques. Viendra le temps où émergera encore plus de droit à décider dans le domaine de l’habitat : créer de petites villes ouvertes comme celle que nous allons imaginer ensemble !

Je ne fais aucun pari sur le lieu, la région, le pays où l’on pourra ainsi, demain, « habiter pas cons ».

J’en suis actuellement à la phase des interviews de fiction.

L’on m’a rétorqué qu’il me suffirait d’aller partager l’existence de communautés réellement existantes pour écrire un livre. Pour diverses raisons, ce n’est pas ma démarche.

Il m’a aussi été fait grief d’opter, en sollicitant des collaborations comme je le fais, pour une solution de fainéant. Peut-être est-ce vrai, après tout, car je ne suis pas l‘ennemi de l‘oisiveté… Mais je crois surtout qu’un livre présentant un village à créer doit refléter des visions très diversifiées. C’est pourquoi j’aimerais que quelques dizaines d’autres personnes complètent mes cogitations.

Pour l’interview proprement dite, il existe plusieurs possibilités :

– vous vous interviewez vous-même (ça peut se faire par écrit, c‘est ainsi que j’ai procédé moi-même),

– quelqu’un de votre environnement vous interviewe,

– je viens vous interviewer individuellement,

– je viens un jour ou deux participer à une rencontre que vous aurez organisée, où se trouveront d’autres personnes intéressées à jouer le jeu, et à coups de jeu théâtral, d’atelier d’écriture, on prépare les interviews de chacun,

– ou bien

Vous reprenez à votre compte certains des interviews qui sont de mon cru, pour vous les approprier et leur donner une autre tonalité, sans oublier d’apporter votre propre grain de sel (me demander si celui que vous voulez rhabiller est dispo pour ça).

Peut-être y a-t-il d’autres manières de procéder…

J’assurerai la transcription des interviews que j’aurai moi-même réalisés.

Si, comme je l’espère, l’on dépasse en fin de compte le nombre de 100 interviews, certaines d’entre elles figureront dans le livre envisagé et les autres – toutes – seront consultables via l’internet.

Merci, d’ores et déjà, à Hilde, Tony, Marisol, Patrick, Guy, Maya, qui ont bien voulu se prêter au jeu…

Je constate, sans que cela m’étonne du tout, qu’il y a, pour beaucoup, une distance entre l’intention de se faire interviewer et sa concrétisation.

Le passage par la fiction peut constituer un obstacle, ou bien c’est simplement la peur de se lancer, ou bien tout ça semble un truc d’extra-terrestre, que sais-je ?…

Plusieurs « rôles » ont été envisagés par ceux/celles qui le porteront : la sorcière du village, celui qui invente des solutions économes d’habitation qui ne sont pas à la sauce écologique courante, la thérapeute sociale, le voisin, le restaurateur du lieu, etc. D’autres personnes ont seulement manifesté une intention d’ordre général ; je puis, à la demande, leur fournir un catalogue de « postures d’habitant » (par exemple celles que j’aurais volontiers adoptées si j’avais décidé d’écrire ce livre tout seul). Demandez !

Question délicate : quel est le niveau de contradiction acceptable entre les diverses contributions ?

Pour ma part, j’estime 1) que des dissonances sont les bienvenues, mais que 2) des contradictions franches sur ce qui se passe dans le village seraient difficiles à avaler par un lecteur.

Ce qui implique, avant de contribuer, de lire ce qui a déjà été produit…

L’une des manières de ne pas trop orienter la production de ceux qui vous succéderont : ne pas trop donner de détails. Exemple : celui qui évoque « le bas du village » n’induit pas trop de conséquences pour ceux qui contribueront après lui ; mais si l’on s’avisait de parler des oliviers et de la garrigue, ou des Alpes voisines, il s’agirait là d’options excessives.

Mais, bien sûr, les opinions sur ce qui s’y passe gagnent à être discordantes ! Je n’aimerais pas qu’il sorte de tout ça une image de village « idéal » où règne le conformisme ! Des situations de conflits sont inévitables dans toute vie en commun, non ?

Quelques sources d’inspirations

On peut aussi trouver de l’inspiration

Chez Passerelle Eco en allant consulter les infos sur des initiatives de petite taille.

Le site Toits de Choix, active les neurones…

Et puis l’incontournable DVD « Vivre en Cohabitat » de Matthieu Lietaert.

Licence Creative Commons Mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 4.0 International.

J’aime me poser des questions, et j’ai des convictions : les deux marchent de pair !

Mes billets, au jour le jour, s’ajoutent à pas mal de mes écrits anciens…

Aujourd’hui, je suis aussi l’éditeur de desinfo.

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