Il pleuvait sans cesse sur Brest

Ceci est le début d’un roman que je tente de bricoler en ce moment.
Irais-je au bout ? Ça …

Il pleuvait vraiment sur Brest ce jour-là. Une grosse pluie tiède.
Tu avait passé ta matinée à tenter de lire un livre en espagnol, « Carta a una Maestra » : l’aventure pédagogique d’un prêtre italien du siècle dernier. Même que le Pape venait d’en faire l’éloge, en tirant comme d’habitude la couverture vers le Vatican.
Puisque ce livre existe aussi en français, tu tespérais le dénicher pour éclaircir les difficultés de l’espagnol que tu ne pouvais pas surmonter seule.
Et tu avais fait une pause.
Après ces dernières semaines au boulot, tu dégustais d’avance son programme de la journée « Aujourd’hui : rien ! ». Ton regard se porta vers la couverture d’un Palmer de Pétillon, quasi-Brestois comme toi.
Il y a quelques jours, tu terminais ta saison de vendeuse d’articles de cuir dans un village touristique.
Plus tôt dans l’année, tu livrait des plats par Uber Eats ; mais ton scooter ayant rendu l’âme, tu rendis ton bac isotherme.
Ces revenus ne te faisaient guère décoller du niveau du RSA. Certes, tu n’étais plus à découvert chaque fin de mois mais, pour autant, le solde de ton malheureux compte bancaire n’avait glorieusement crevé qu’une seule fois le plafond des 1 000 €…

dimanche 2 janvier

Comme la majorité des autres (enfin…c’est ce que je crois), j’arrive à vivre dans la société qui est aujourd’hui la nôtre.
D’ailleurs, j’y vis.
Non : disons que je tente d’y vivre.
Et pourtant, dans l’existence telle qu’elle nous est faite, je constate tant de choses inadmissibles ! et je me persuade qu’elles ne sont pas fatales…
Que ça pourrait être autrement !
Des exemples ?
Je constate que bien des jobs n’ont, au fond, aucun sens. Le mien, outre le fait qu’il est dur, très dur même, très-très dur, est parfaitement dénué d’intérêt.
Quand je n’ai pas l’esprit diverti, baignant dans le film absorbé la veille au coucher – un peu comme un prozac – eh bien j’suis pas à la hauteur.
Parfois, quand on évoque cette situation absurde avec des amis – ce qui est archi-rare, faut dire, et puis c’est toujours en passant -, je découvre d’autres tâches qui pourraient présenter un peu d’intérêt, mais qui, elles aussi, sont mises en œuvre sans aucun accord avec ceux qui les réalisent : comme si elles étaient faites par des robots.
J’ai remarqué que les tâches qui permettent de se procurer de quoi subsister ne sollicitent pratiquement jamais les facultés réelles de ceux qui les accomplissent.
Oui comme des robots qui seraient implantés en chacun de nous…
C’est comme si l’énergie propre des personnes était constamment mise de côté !
Niée.
Mieux, même : éradiquée…
Un peu comme les boyaux que je passe ma vie à arracher aux poulets.

7 janvier

Plutôt qu’un job, j’aimerais que, un jour, on me proposer une utilité : une activité où je serais vraiment utile. Et où, aussi, je pourrais montrer de quoi je suis capable pour peu qu’on me fasse confiance.
Mais, bon, qu’on ose vouloir autre chose qu’un « emploi » comme ils disent, ça semble tout à fait scandaleux…
En sera-t-il toujours de même en 2050, quand j’aurai fait mon temps ? L’immensité de nos désirs sera-t-elle toujours aussi terrifiante au regard du ridiculement peu que l’existence nous permet d’en satisfaire ?

samedi 12 février

Plus ça va, moins j’accepte que mon sort soit décidé, jour après jour, par des gens dont les intentions me sont fondamentalement étrangères, et qui me considèrent au mieux comme un pion-un-point-c’est-tout. Fondamentalement hostiles, devrais-je dire !
J’enrage à constater que ce vaisseau où je me trouve embarquée est piloté par des sourds et des aveugles.
Changer ? Hum… pas commode !
A vrai dire même, j’n’ai pas la moindre piste sérieuse… Pourtant renoncer à changer me semblerait une grave compromission avec ces sourds et ces aveugles.
Je voudrais tellement avoir la chance d’essayer !
Et, vraiment, si je venais à échouer, eh bien, cet échec serait mille fois moins honteux qu’un non-échec bien peinard dans ma coquille…
Oui mais voilà : que faire ? comment faire ? par où commencer ? avec qui en parler ? où aller chercher ce qu’il faut pour ça ?
En vingt cinq ans d’existence, je n’en ai pas rencontré l’ombre d’une miette…
Désespérant !
Vais-je garder cette honte toute ma vie ? Brrrr…

Ce journal intime, vieux de 9 ans, tu n’en avais plus relu les pages depuis des années…
A l’époque, tu travaillais chez Gwad, à Plougonézet.
Être embarqué chez Gwad, c’était comme devenir fonctionnaire : l’avenir assuré. Et même, estimaient certains, avoir réussi ! Hum… Mais bon, c’était collectif : bonne ambiance dans l’usine, patates échangées contre gibier sur le parking de l’entreprise, collègues en RTT venant en été faire griller les merguez pour ceux de l’intérieur.

dimanche 5 mars

Au fest-noz, hier soir : stupeur !
Derrière les chanteurs, une immense banderole ; et dessus, en très gros : GWAD, le nom de l’abattoir où je passe mes journées !
Choc !
Je me suis arrêtée net de danser. Brutalement, je ressentais le même étau que toute la semaine, le même malaise.
Et même plus fort : comme une brûlure.
Le ciel venait vraiment de me tomber sur la tête !
Je poursuivais le même cauchemar !
Danser des heures et des heures le samedi soir, c’est pour moi recharger mes batteries pour la semaine à venir.
Si désormais le week-end c’est encore la semaine… !!! ???

Oui, ça je le comprends parfaitement, que mes patrons fassent leur pub, je ne vois pas pourquoi je le leur reprocherais.
Mais venir me faire leur pub …à MOI ?
Comment dire ça ? Impression que, au train où ça va, je rapporterai bientôt plus à ma boîte en dansant la Bretagne le samedi soir qu’en tripatouillant des boyaux de poulet sur la chaîne toute la semaine.
Merde !

Il y a quatre ans, tu avais voulu faire psycho à la Fac.
Découvrant qu’une filière se nommait « éthologie », tu avais bifurqué en cours d’année.
Les animaux, tu aimes vraiment ça.
Mais tu as tout raté. Tout s’est arrêté
.

6 avril

Une question me hante, et je n’ai encore trouvé personne à qui la poser. C’est un genre de question qui n’a – c’est clair ! – pas sa place à l’université.
Ce miroir aux alouettes, l’université, m’a plus que déçue : désespérée.
Pour moi, toute question y avait sa place : UNIVERSITE, le mot lui-même…
J’ai persisté longtemps à le croire. Trop longtemps.
J’ai fini par tirer la conclusion que c’était moi qui n’y étais pas à ma place…
Impasse, donc. Impasse pour moi. Et impasse, aussi, pour ma question !

24 mai

Mon cœur est vide.
Vide comme une journée de travail dans cette boîte.
La beauté dont nous sommes entourés, pourquoi cette société n’en met-elle en exergue que certains éléments, triés selon des critères auxquels je n’entends rien ? Si je n’ai jamais mis les pieds dans un musée de beaux-arts, c’est parce que je n’imagine même pas y rencontrer cette beauté.
Cette beauté qui me transporte parfois au-delà de tout bonheur.
Parfois fascinante, parfois terrifiante.

30 mai

Jeudi dernier, Cécile était vraiment mal en point, mais elle avait tenu, comme toujours, à venir bosser pour ne pas perdre sa journée.
Eh bien, jamais encore, en deux ans, je n’avais vu la chaîne fonctionner à ce point pour que le résultat soit au top malgré la défaillance de l’une d’entre nous.
Ça a duré toute la journée. Elle était parcourue, cette chaîne, d’un courant très spécial.
« Ensemble est un si joli mot » dit la chanson d’Henri Gougaud. C’est vrai que c’est un joli mot ça : Ensemble !

Bon, mais c’est sans doute ridicule de formuler des choses pareilles de nos jours…

Et brutalement, le tocsin : vos patrons envisageraient de fermer.
Choc ! Fermer une boîte dont les comptes étaient en pleine forme encore l’an passé ?
Les chaînes à l’arrêt.
L’occupation nuit et jour.
Le bras de fer avec la direction.
Une solidarité et une détermination extraordinaires. Extraordinaire !
Des embrouilles aussi. Des coups de gueule racistes : « espèce de mal peigné ! », ça on ne l’entendait jamais auparavant.
Et puis l’espoir qui revenait certains jours.
Enfin, le licenciement collectif, le « tsunami » comme vous l’avez appelé : 777 personnes d’un coup.

17 août

Du matériel humain mis à la casse, du jour au lendemain.
La dignité…On te respecte tant que tu es à la niche…
Puis, tu deviens chômeuse : un statut social que tu n’imaginais pas…
À vrai dire, t’es plus rien.
Face à notre Breizh Unit Export d’une société transnationale, nous n’étions déjà rien du tout.
Mais, chômeuse, t’es vraiment moins que rien.
Et y en a qui viennent te faire comprendre que, si tu te bougeais un peu plus le cul, tu t’en sortirais… Tu parles ! Quand on crée, dans une zone archi-rurale, des centaines de demandeurs d’emploi ayant à peu près tous la même qualification, où est la solution ?
Et puis, cette accusation d’être des « illettrées » que nous avait lancée un fringant ministre….
Illettrés peut-être, mais qui fournissions tout de même quelques millions de poulets par an à l’exportation, et donc des paquets de devises, et aussi des paquets de subventions européennes à qui de droit…
Recevoir cette injure, plus être licenciée, plus être marginalisée, ça a réveillé plein de choses au fond de moi.
Oui, je me suis réveillée, c’est le mot.
Et ce fut presque une libération. Des chaînes qui fondaient.
Mais pas de joie pour autant : un blues sournois.
D’ailleurs beaucoup d’entre nous n’ont tenu qu’en avalant des cachetons. Moi aussi, d’ailleurs, au début.

Plus besoin de me lever à quatre heures, mais plus de cadre, non plus.
Pas évident…

lundi 8 septembre

Mathieu Glaz s’est suicidé hier. Le troisième depuis le tsunami !
J’ai peine à comprendre… En début de semaine, il venait d’être recruté pour un CDI qu’il allait commencer lundi prochain.
Oui, c’est vrai qu’il semblait bizarre au téléphone. Je n’ai su lui dire qu’un stupide « Mais si, tu verras, ça ira. »
Mathieu, c’est quelqu’un pour qui une tâche, quelle qu’elle soit, doit être réalisée à la perfection.
Toujours préoccupé de ce qui n’allait pas : une machine défaillante, des gants de travail fournis au compte-goutte – là-dessus nous avions réussi : finalement, les gants nous avaient été fournis à volonté -, et ce genre de choses.
A-t-il craint de ne pas être à la hauteur dans son nouvel emploi ? Que le tapis se dérobe sous ses pas ? Que…
Comment savoir ?
Et puis Thierry, qui vient de divorcer, m’a-t-on dit.
La banque l’avait forcé à vendre leur maison. Et le reste a suivi. Une planche savonneuse qui pourrait encore le mener bien plus bas.

A l’époque, travailler chez Gwad était un gage de sécurité.
Brutalement, nous avons tous été comme frappés de malédiction.
Résister au tsunami a exigé de chacun bien plus de force que je ne l’aurais imaginé.
Si je m’en suis sortie – ou à peu près sortie, disons – c’est parce que j’ai pu me préoccuper d’autre chose.
D’autre chose à quoi je tenais. Et à quoi j’avais renoncé. A quoi je tiens toujours.
Je crois que mes deux ans chez Gwad m’ont rendue différente. J’étais un rouage, bien en place. Je n’étais pas là pour moi. J’étais définitivement sans espoir de réaliser jamais aucun de mes rêves. Durant tout ce temps, je n’ai ressenti aucune envie de sortir de ma condition. J’étais un rouage, avec, oui, un minimum d’argent en échange de ma complète neutralisation. Comme tous les autres autour de moi, en fait. Je ne peux même pas dire que je m’ennuyais. J’étais en-deça de l’ennui. Enfouie.
Une fois arrachée de ce monde, ce qui, de moi, était enfoui parvenait à resurgir. Mais j’ai mis un sacré temps à le reconnaître, à me le réapproprier.

Bigre ! mais c’est que je puis à nouveau penser ! Comme je le faisais au tout début de ce journal…
En tout cas, une chose est sûre : plus jamais je ne rechercherai de condition définitive !

Tu avais pensé ré-essayer l’Université, ma chère. Souviens-t’en.
Après tous ces mois dans le sang et la merde d’animaux, à expérimenter comment l’on transforme un être vivant en cadavre consommable, eh bien, tenter à nouveau l’éthologie, oui, ça, tu l’avais imaginé.

Tu l’avais même espéré. Comme un défi. « Mais qui défierais-je ainsi ? » t’étais-tu  finalement demandée…
Cogitant sur ta précarité,  tu avais lu des récits de marginaux partant à l’aventure – c’est que, en effet, tu parvenais à lire à nouveau.
Et tu te voyais même voyageant à pied dans la Cordillère des Andes, t’en rappelles-tu ?
Dans ces moments-là, ton état de précaire t’apparaissait comme une chance inouïe.
Oui mais concrètement, comment faire ?
Première conséquence de ce nouveau besoin d’explorer : tu avais à nouveau pris tes distances d’avec tes parents. Ces dernières années, le boulot chez Gwad t’avait plus ou moins contraint à renouer avec eux. Tu avais vécu toute ton enfance avec eux, à la ferme, puis ton objectif avait été d’en sortir.Ton rêve de t’affranchir de ta condition de naissance, de t’en émanciper, s’était effondré après ton malencontreux essai à la fac.Génétiquement éloignée de ce monde universitaire – urbain, intello et avec des règles et des rites loin d’être tous explicites -, tu avais payé la note de ta témérité : la porte, à peine entr’ouverte, s’était refermée.
Et tu renouais désormais avec ce désir : en sortir.

Jeudi 11 septembre

Au réveil, ce matin, j’ai soudain repensé à ce qualificatif qu’on nous avait jeté à la figure : « illettrées ».
J’ai tenté de me mettre à la place de celui qui l’avait prononcé.
Bien sûr, contrairement à lui, nous n’étions pas lettrées. Sur la chaîne, j’étais même l’une des rares à avoir tenté de m’aventurer au-delà du baccalauréat. Et de vrais illettrés, il y en avait sans doute, comme partout dans le pays.
Mais je me souviens de la brûlure que ça nous avait causé, à tous et à toutes. Comme s’il nous était dit que, sous humains, nous n’avions pas de place. Comme si l’on nous signifiait que le droit de vote nous était accordé à tort. Tout juste bons à trimer. Des esclaves, en somme. C’est ainsi que nous avions réagi à cette sorte de crachat.
Réagi n’est pas le mot, car nous n’avions pas récriminé. Pas protesté. Auprès de qui l’aurions-nous fait ?
Auprès de l’Éducation nationale ? C’est peut-être ce que nous aurions dû faire !

Qu’une si noble institution soit autorisée à laisser filer entre ses mailles, après dix ans de formation, des gens qui ne sont donc pas à la hauteur, qui ne sont même peut-être rien…, n’est-ce pas anormal, tout bien considéré ?

Quand tu émergeas de son journal, il pleuvait toujours et encore sur Brest.
Une pluie plus fine, mais bien mouillante.

Un gravillon à la fenêtre.
Et quelqu’un qui crie ton nom, Élodie.
Charles, motard ciré et casqué :  « Tu m’ferais pas un petit café ? »

Toi : ravie, mais pourtant fâchée.

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