Le corbeau et le renard

école

Monsieur J-J Rousseau n’aime pas nourrir les enfants de fables
LE CORBEAU ET LE RENARD
Maître corbeau, sur un arbre perché,
Maître ! que signifie ce mot en lui-même ? que signifie-t-il au-devant d’un nom propre ?
quel sens a-t-il dans cette occasion ?
Qu’est-ce qu’un corbeau ?
Qu’est-ce qu’un arbre perché ?
L’on ne dit pas sur un arbre perché, l’on dit perché sur un arbre.
Par conséquent, il faut parler des inversions de la poésie ;
il faut dire ce que c’est que prose et que vers.
Tenait dans son bec un fromage.
Quel fromage ? était-ce un fromage de Suisse, de Brie, ou de Hollande ?
Si l’enfant n’a point vu de corbeaux, que gagnez-vous à lui en parler ?
s’il en a vu, comment concevra-t-il qu’ils tiennent un fromage à leur bec ?
Faisons toujours des images d’après nature.
Maître renard, par l’odeur alléché,
Encore un maître ! mais pour celui-ci c’est à bon titre :
il est maître passé dans les tours de son métier.
Il faut dire ce que c’est qu’un renard,
et distinguer son vrai naturel du caractère de convention qu’il a dans les fables.
Alléché. Ce mot n’est pas usité.
Il le faut expliquer ;
il faut dire qu’on ne s’en sert plus qu’en vers.
L’enfant demandera pourquoi l’on parle autrement en vers qu’en prose.
Que lui répondrez-vous ?
Alléché par l’odeur d’un fromage !
Ce fromage, tenu par un corbeau perché sur un arbre,
devait avoir beaucoup d’odeur pour être senti par le renard dans un taillis ou dans son terrier !
Est-ce ainsi que vous exercez votre élève à cet esprit de critique judicieuse qui ne s’en laisse imposer qu’à bonnes enseignes,
et sait discerner la vérité du mensonge dans les narrations d’autrui ?
Lui tint à peu près ce langage :
Ce langage ! Les renards parlent donc ?
ils parlent donc la même langue que les corbeaux ?
Sage précepteur, prends garde à toi ;
pèse bien ta réponse avant de la faire ; elle importe plus que tu n’as pensé.
Eh ! bonjour, monsieur le corbeau !
Monsieur ! titre que l’enfant voit tourner en dérision,
même avant qu’il sache que c’est un titre d’honneur.
Ceux qui disent monsieur du Corbeau auront bien
d’autres affaires avant que d’avoir expliqué ce du.
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Cheville, redondance inutile.
L’enfant, voyant répéter la même chose en d’autres termes, apprend à parler lâchement.
Si vous dites que cette redondance est un art de l’auteur,
qu’elle entre dans le dessein du renard qui veut paraître multiplier les éloges avec des paroles,
cette excuse sera bonne pour moi, mais non pas pour mon élève.
Sans mentir, si votre ramage
Sans mentir ! on ment donc quelquefois ?
Où en sera l’enfant si vous lui apprenez que le renard ne dit sans mentir que parce qu’il ment ?
Répondait à votre plumage,
Répondait ! que signifie ce mot ?
Apprenez à l’enfant à comparer des qualités aussi différentes que la voix et le plumage ;
vous verrez comme il vous entendra.
Vous seriez le phénix des hôtes de ces bois.
Le phénix! Qu’est-ce qu’un phénix ?
Nous voici tout à coup jetés dans la menteuse antiquité, presque dans la mythologie.
Les hôtes de ces bois ! Quel discours figuré !
Le flatteur ennoblit son langage et lui donne plus de dignité pour le rendre plus séduisant.
Un enfant entendra-t-il cette finesse ?
sait-il seulement, peut-il savoir ce que c’est qu’un style noble et un style bas ?
A ces mots, le corbeau ne se sent pas de joie,
Il faut avoir éprouvé déjà des passions bien vives pour sentir cette expression proverbiale.
Et, pour montrer sa belle voix,
N’oubliez pas que, pour entendre ce vers et toute la fable,
l’enfant doit savoir ce que c’est que la belle voix du corbeau.
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Ce vers est admirable, l’harmonie seule en fait image.
Je vois un grand vilain bec ouvert ;
j’entends tomber le fromage à travers les branches :
mais ces sortes de beautés sont perdues pour les enfants.
Le renard s’en saisit, et dit : Mon bon monsieur,
Voilà donc la bonté transformée en bêtise.
Assurément on ne perd pas de temps pour instruire les enfants.
Apprenez que tout flatteur
Maxime générale ; nous n’y sommes plus.
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Jamais enfant de dix ans n’entendit ce vers-là.
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute.
Ceci s’entend, et la pensée est très bonne.
Cependant il y aura encore bien peu d’enfants qui sachent comparer une leçon à un fromage,
et qui ne préférassent le fromage à la leçon.
Il faut donc leur faire entendre que ce propos n’est qu’une raillerie.
Que de finesse pour des enfants!
Le corbeau, honteux et confus,
Autre pléonasme ; mais celui-ci est inexcusable.
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Jura ! Quel est le sot de maître qui ose expliquer à l’enfant ce que c’est qu’un serment ?
Écrit il y a deux siècles et demi

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