‘Non-école’ ? Le mot n’est pas en vigueur dans cette école de langues, mais il le pourrait, me semble-t-il. On y trouve des profs, mais des profs un peu particuliers.
– S’ils ont été de vrais ’profs’ antérieurement, il doivent en passer par une période de conversion de dix ans !
– Rude ! Mais pourquoi donc ?
Parce que, m’expose N.,
– être un enseignant ordinaire, c’est avoir adopté un formatage qui semble tout ce qu’il y a de ‘naturel’. Avez-vous remarqué combien un étudiant est apte à enseigner du jour au lendemain ? Bien sûr, la pédagogie et tout ça, il ne connaît pas forcément, mais il adopte l’habit d’enseignant sans que ça lui pose le moindre problème quant au principe ! C’est quasiment dans ses gènes. S’en défaire, ce n’est pas si simple !
– Mais pourquoi donc s’en défaire ?
– Reprenons. Le but de notre école de langues est de mixer les avantages de l’apprentissage académique à celui de l’immersion. On dit souvent que pour savoir parler une langue, rien ne vaut d’aller vivre dans un pays où elle est pratiquée. Oui, peut-être, mais la connaissance d’une langue ne se limite pas à ça ! Un enseignant américain de français me disait un jour ‘Les Français ont de la langue anglaise une bien meilleure connaissance que les Américains.’ Je m’en suis montrée surprise, évidemment ! Les Français, si nuls en langue ? Mais il me parlait de grammaire, en réalité…
– Comment mixez-vous les avantages de l’une et l’autre approche ? Et, je répète ma question : ’Pourquoi un prof ne trouve-t-il pas grâce à vos yeux ?’
– Un prof – appelons-le un prof ‘ordinaire’ – même avec la meilleure bonne volonté, ne saura pas partir de l’expérience pratique que l’apprenant a de la langue dans laquelle il est en train de se perfectionner. Il doit littéralement se révolutionner s’il veut être l’appui utile dont celui-ci a besoin. Quant à savoir comment nous mixons les deux approches, eh bien voici. L’établissement reçoit des élèves de diverses langues. Nous sommes en France, ce qui fait que beaucoup d’apprenants sont chez nous pour apprendre le français. Nous recrutons autant d’élèves francophones désireux d’apprendre l’une des quatre autres langues dont nous sommes en mesure d’accompagner l’apprentissage. Nous recevons au minimum 50 apprenants de chacune de ces langues, ce qui fait que l’établissement reçoit des vagues de 400 à 500 apprenants. Chaque apprenant est présent pour trois séquences – dans certains cas, quatre – de huit semaines entrecoupées de stages d’activité. Tout au long de la journée, les apprenants mènent une grande partie de leur activité sous forme de binômes réunissant un francophone et un apprenant de français, de niveaux et centres d‘intérêt les plus compatibles possible. Au bout de deux semaines, chaque binôme est en mesure d’élaborer lui-même tout son matériel pédagogique, à l’oral comme à l’écrit. Nous estimons que cette élaboration en commun constitue une bonne moitié du travail d’apprentissage. Par principe, chaque apprenant entre dans au minimum cinq binômes durant une même séquence de huit semaines. Et, de découvertes en erreurs, de désespoir en franches rigolades, passant de leur matériel auto-élaboré à la conversation courante et à des pratiques comme la cuisine, les histoires drôles, l’atelier de mécanique ou d‘informatique, les voilà naviguant allègrement.
– Cette manière de faire vous vient d’où ?
– Nous n’avons pas tout inventé, en effet. Au départ, c’est une expérience menée durant plus de dix ans dans une ville bilingue (60/40) qui a attiré notre attention. Mais là-bas, nulle attention n’était portée à l’élaboration de matériel pédagogique. C’est là qu’a résidé notre première innovation. Notre second apport a consisté en la formation de profs aptes à accompagner les apprenants de manière très particulière, qui ne manque pas d’être frustrante au tout départ puisque c’est l’apprenant qui a les rênes pour le meilleur et pour le pire…
– Le pire ?
– Nos sociétés, infantilisantes, fournissent aux personnes en construction – ou du moins prétendent leur fournir – des échafaudages tellement colossaux que, lorsque ceux-ci en viennent à faire défaut, il arrive que ces personnes connaissent des crises d’insécurité. Une bonne partie du travail des ’profs’ – nous persistons à les appeler ainsi – est consacré à ne pas dissocier cette dimension de la partie linguistique proprement dite.