L’école-laboratoire à Madagascar

Votre élaboratoire de villages est indépendant, et vous y tenez…
Ah ! ça oui ! Toute recherche se doit d’être indépendante, non ?

Mais, pour l’école, comment pouvez-vous être indépendants ?
C’est simple aussi : nous nous fichons complètement des directives du ministère. Vous allez comprendre pourquoi. Il existe, bien sûr, dans notre village des salles appelées classes, et des personnes appelées instituteur ou institutrice, mais l’école n’est pas confinée dans ces locaux : c’est le village entier qui est l’école. L’enfant a plus besoin de se familiariser avec les animaux, avec les plantes, qu’avec des crayons de couleurs. En plus, tous les habitants ont une fonction pédagogique à l’égard des enfants. C’est pourquoi les instituteurs ont été recrutés à un haut niveau, car ils doivent être, non seulement enseignants, mais aussi conseillers et appuis pédagogiques des autres habitants du village. A l’école que veut le ministère, le but est d’infantiliser les enfants au carré, ou même au cube (et les profs par la même occasion…) : on les superinfantilise durant la scolarité, mais aussi on en fait des enfants pour toujours ! Et ça, en leur faisant croire que c’est grâce à l’école qu’ils seront de meilleurs adultes. Là est l’arnaque. J’ai noté que dans votre Europe, il est maintenant question de « formation tout au long de la vie » : a-t-on peur que le conditionnement de départ s’estompe ? Si vous considérez le ministre le plus influent de la République française quant à l’enseignement – Jules Ferry -, ça va peut-être vous éclairer de savoir qu’il a été aussi été le chantre numéro Un de la colonisation. Pas étonnant que les indigènes des colonies aient toujours été considérés comme des enfants. S’agissait-il de les en sortir en leur offrant généreusement des écoles ? Allons donc ! C’est pourtant ce qu’on a cherché à nous faire croire. Et donc, un ministère par nature infantilisant, héritier de plus d’un siècle de conditionnement, ne peut aucunement être bienvenu ici !

Vous êtes donc une école alternative ?
Grands dieux non, nous ne sommes pas une école alternative ! Et nous ne voulons surtout pas de ça chez nous ! Où qu’elles soient dans le monde – leur candeur est vraiment touchante… – les écoles alternatives reproduisent la même bêtise: elles aussi considèrent l’école comme la préparation des garçons et des filles à leur vie d’adultes. Bien au contraire, ce que nous faisons se justifie d’abord par ce que nous vivons au moment présent, ici et maintenant, pas demain ou après-demain. Tout comme les adultes, les enfants sont partie prenante de la vie du village. Ils ne sont ni des sous-adultes, ni de futurs adultes. De même que les vieux, pour nous, ne sont pas des ex-adultes. Nous sommes en train d’inventer une forme de rapports entre enfants et adultes dont je ne connais pas d’équivalent. Le fait qu’ici les enfants travaillent nous a bien sûr attiré des remontrances d’organisations bien-pensantes ! Mais, dans les écoles ordinaires, est-ce qu’on ne fait pas, aussi, travailler les enfants ?C’est vraiment très facile de faire gober à l’enfant qu’il est à l’école pour imiter, ingurgiter, puis régurgiter ce qu’on lui a fait absorber.
On lui ment en lui disant que c’est par ce genre d’exercice que lui seront ouvertes toutes grandes les portes de la soi-disant fantastique vie d’adulte qui l’attend. Y a-t-il plus monstrueuse supercherie ? Plus cruelle supercherie ? Ici, nous refusons même qu’il y ait des livres dans la classe. Le culte des livresn’est ni plus ni moins que le culte d’un gouvernement par des gens d’en haut ! Le péché mortel d’un auteur de manuel est de se croire une autorité, et donc intellectuellement supérieure à tous ses lecteurs. Comme ceux-ci – profs comme élèves – n’ont aucun moyen de vérifier ce qu’il écrit, le comble, c’est qu’on va le croire supérieur du seul fait qu’il est l’auteur d’un manuel. Prenez le cas des manuels d’histoire où celui qui en a les moyens peut raconter l’histoire qui l’arrange. C’est grotesque ! Pour nous, ce choix n’a pas été compliqué à mettre en œuvre, puisqu’il n’y a de toute façon pas de livres à Madagascar ! Les organisations dites humanitaires qui nous en proposent sont interloquées, et même scandalisées, quand nous leur disons que nous préférons nous en passer.

Tout de même, il y a des enseignements en classe, m’avez-vous dit. Qu’est-ce qui y est enseigné ?
Les deux jours où les enfants – et il y a des adultes aussi – entrent en classe sont très différents l’un de l’autre. Le dimanche, les instituteurs s’attachent à étudier avec les élèves des compléments à ce qu’ils ont expérimenté les jours précédents, car l’expérience ne suffit évidemment pas. Comment est fabriquée la chemise que porte Rabe ? D’où vient le riz que nous mangeons ? Où vont les litchis que nous cueillons ? Si Rajao tousse, qu’est-ce qui se passe dans son système respiratoire ? Bref, une démarche la plus scientifique possible. Le lundi, c’est l’ouverture sur ce que la vie dans le village à elle seule ne permet pas de connaître directement. L’histoire par thèmes est le dada de l’un des instituteurs. Par exemple, s’il enseigne la chimie, il y inclut l’histoire des découvertes en chimie. La géographie du pays, en comparant la région où nous vivons aux autres régions. La monnaie et les banques, bien sûr. Ça dépend à la fois de ce que maîtrise un minimum l’enseignant et, surtout, de ce que cherchent à savoir les gamins. Par exemple, l’un d’entre eux passe beaucoup de temps à scruter des témoignages de prisonniers, car son père est depuis des années à la prison d’Antanimora, en détention préventive. Une grande importance est accordée aux témoignages de toutes natures.

Témoignages que vous trouvez où ?
Aussi dans l’internet, chère Madame. Et ce sont des adultes venus s’immerger ici pour comprendre comment nous fonctionnons qui traduisent des textes pour les élèves : ça leur permet de se perfectionner, eux, dans la langue malagasy.

L’enseignement se fait en malagasy ?
Oui, les premières années dans notre dialecte local. Puis c’est dans la langue officielle. Par chance, nous n’avons qu’une seule langue dans ce pays ; le passage du dialecte à la langue officielle est donc facile à établir. Plus tard, les enfants qui ne vont pas se perdre au collège de la ville peuvent se familiariser avec une langue étrangère, puisque des locuteurs de ces langues viennent séjourner ici, comme je vous l’ai dit, intrigués par notre élaboratoire. Un mexicain, par exemple, fait découvrir l’espagnol à travers les discours zapatistes du « chef_qui_obéit ». Ça se limite bien sûr à des initiations, mais c’est une gigantesque ouverture quand c’est bien fait. Mais savez-vous que, dans les écoles du ministère, l’enseignement doit se faire en français alors que les enseignants n’en connaissent que « deux fois deux, quatre ». Et qu’il a même été question d’y introduire l’anglais, qu’ils connaissent encore moins… Les professeurs sont ainsi mis en porte-à-faux, pour ne pas dire en faute, et ça ne peut que les éloigner de leur mission normale qui serait de se mettre sereinement au service des enfants. C’est là une partie de notre désastreux héritage.

Les enfants ne sortent pas du village ? Vous n’organisez pas de sorties scolaires, par exemple ?
Les enfants sortent du village, mais nous nous refusons à organiser des voyages scolaires en troupeaux, totalement contre-productifs.

Et comment les enfants sortent-ils donc du village ?
Eh bien, tout seuls. Ces sorties constituent pour eux une forme d’initiation. Nous avons des correspondants qui habitent en ville et qui reçoivent régulièrement des enfants à partir de dix ans. La ville, comme vous l’avez constaté, est à deux bonnes heures d’ici par beau temps. En saison des pluies, c’est plutôt cinq ou six heures. Les enfants y vont en taxi-brousse, sans accompagnement. L’initiation comporte quelques moments de frayeur, épreuves parsemées intentionnellement sur le parcours par tel ou tel adulte d’ici.

Et pendant les périodes de vacances ?
Il n’y a pas de périodes de vacances. Pas plus pour les enfants que pour les adultes. Si un enfant est fatigué, bien sûr il se repose, mais il n’existe pas de calendrier scolaire. J’ajoute que l’école n’est pas obligatoire. Obliger un enfant à aller à l’école alors qu’il n’en a pas envie, à quoi ça rime ? L’école doit être un plaisir. Et l’envie d’apprendre peut aussi naître chez un adulte.

Si vous le permettez, je voudrais que vous m’éclairiez sur la colonisation ; c’est un sujet dont je suis malheureusement ignorant. Vous avez établi un lien entre l’école et la colonisation : j’aimerais comprendre.
Quand vous aurez compris qu’une colonie est, par définition, aux yeux du colonisateur, peuplée de gens inférieurs – de races inférieures comme on disait à l’époque -, vous aurez compris la moitié de ce qu’il y a à comprendre. Et pour ça, je vous renvoie à une altercation célèbre à l’Assemblée nationale française, entre quelqu’un de gauche et un autre qui l’était de moins en moins. Pour votre Jules Ferry, le champion de l’école obligatoire, la France avait un besoin urgent d’aller soumettre des races inférieures. Et Clémenceau lui asséna cette phrase, qu’encore aujourd’hui peu de Français connaissent, je crois : « Races supérieures ! Races inférieures ! Pour ma part, j’en rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre franco-allemande, parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand. »

En dehors du village, vous avez d’autres responsabilités, qui vous font d’ailleurs beaucoup voyager : vous faites partie des initiatrices d’une pétition demandant à l’ONU de créer une agence spécialisée dans la promotion du Vivre Ensemble.
Oui, il existe par exemple la FAO. Il existe aussi une organisation chargée de veiller aux droits de l’homme, et il y en a beaucoup d’autres. Nous sommes dix femmes, originaires de pays du sud où les formes traditionnelles de la vie sociale étaient éloignées du « Chacun chez soi, chacun pour soi », devenu le catéchisme universel. Nous nous adressons à l’ONU de manière symbolique, mais notre but concret à court terme est de développer des « écoles élémentaires de la coopération ». Il y a une demande pour ça. Nous estimons normal que des financements aussi monumentaux, par exemple, que ceux consacrés à la publicité dans le monde soient trouvés pour ce genre d’actions. Supposons qu’il soit trouvé ne serait-ce que 1% de ce tas gigantesque…

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